Rapport préliminaire sur le carnage de Serkadji

Rapport préliminaire sur le carnage de Serkadji

survenu le 21 février 1995

Syndicat national des avocats algériens

Comité des avocats constitués

Familles des victimes et des détenus de la prison de Serkadji

Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme

3 juillet 1995

 

Introduction

Les événements sanglants qui ont eu pour théâtre la prison de Serkadji les 21, 22 et 23 février 1995, suite à une «tentative d’évasion» ou à «une mutinerie» – selon les deux versions officielles ont fait, selon un décompte non officiel, plus d’une centaine de morts et une dizaine de blessés par armes offensives parmi les 1600 détenus politiques et de droit commun qu’abrite cette prison, située au cour d’Alger et dans une zone de haute sécurité.

Ce carnage, officiellement désigné par euphémisme « événement », soulève de nombreuses interrogations auxquelles la version officielle n’a pas apporté de réponses satisfaisantes, tant pour les familles des victimes que pour leurs avocats, pour les organisations non gouvernementales des droits de l’homme et pour l’opinion publique.

Comment et pourquoi une telle boucherie dans l’enceinte même d’un établissement pénitentiaire et contre des personnes placées sous la protection de l’État ?

Les causes et l’ampleur de cette tragédie, le mur du silence qui l’a entourée, l’occultation et la destruction systématique des preuves de nature à aider à la manifestation de la vérité, ainsi que le traitement expéditif des effets engendrés par cette affaire, ont conduit les familles des victimes et leurs avocats à tenter de combler le vide flagrant laissé par les communiqués officiels.

Ils ont été d’autant plus confortés dans leur démarche de quête de la vérité qu’il a été opposé une fin de non-recevoir à leur requête tendant à la constitution d’une commission d’enquête neutre, composée des familles des victimes, des avocats, des magistrats et des organisations des droits de l’homme.

Nous notons aussi:

– une enquête officielle dont les résultats devaient être publiés dans les dix jours suivant le carnage, mais qui n’ont jamais été rendus publics,

– des témoignages et aveux télévisés qui se sont révélés, par la suite, arrachés par divers moyens,

– le refus d’ordonner des mesures conservatoires de manière à préserver les preuves matérielles,

– le refus de publier la liste nominative officielle des victimes.

Ce sont là autant d’éléments qui ont également contribué à nous convaincre de la nécessité impérieuse de réaliser ce travail Ainsi les familles des victimes et leurs avocats ont-ils tenté de rassembler dans le rapport préliminaire que vous avez entre les mains tout ce qui peut contribuer à la manifestation de la vérité sur une affaire qui risque, après celle, aussi sanglante, de Berrouaghia (novembre 1994), de devenir une tradition dans le comportement de l’État, et par là-même d’entraîner une banalisation dangereuse dans l’exercice du pouvoir, face à laquelle le silence devient complice.

Ce travail n’a pas été facile à réaliser, du fait notamment de l’opacité dans laquelle s’est déroulé l’enterrement expéditif et secret des victimes, du refus de permettre l’identification des cadavres et l’autopsie, en plus du refus d’écarter des lieux du carnage les autorités judiciaires et administratives impliquées. Il se veut contribution pour la manifestation de la vérité, grâce aux témoignages de survivants du carnage, qui ont permis de reconstituer les différentes phases d’un complot mené contre des civils sans défense.

Les différents témoignages des survivants du carnage, la ténacité des familles des victimes, vivace malgré toutes les embûches et la disparition définitive de proches, les démarches entreprises par leurs avocats ont permis de déceler une machination programmée. C’est ce que l’on tentera de démontrer au long des pages qui suivent, avec, pour appui, des témoignages et documents dont le seul but est de contribuer à la manifestation de la vérité, et, par là, au triomphe d’un Etat de droit.

Fait bizarre, la Commission d’enquête qui devait être constituée de représentants du ministère de la Justice et de hauts responsables de la sûreté nationale et de la gendarmerie, annoncée par le chef de gouvernement le 25 février 1995, et placée sous l’autorité du ministre de la Justice, a été confiée au ministre de l’Intérieur ! Son installation par le ministre de l’Intérieur, le 27 février 1995, a été annoncée par la presse, mais son rapport n’a jamais été rendu public…

I – Les préalables

La période qui a précédé le carnage qui a débuté le 21 février 1995 a été marquée par une intense activité au sein de la prison. Un mouvement de transferts internes et externes de prisonniers et de réaffectation de gardiens a été enregistré dans un contexte caractérisé par des pressions extrêmes et des sanctions collectives à l’encontre des détenus.

1.1 – Transferts de détenus

I.1.1) Transferts internes

Pendant la période relativement courte qui a précédé le carnage, l’administration pénitentiaire a procédé à des transferts massifs de détenus inter-cellules et inter-salles dans le but d’opérer des regroupements suivant des critères dont seule l’administration de l’établissement a le secret. Plusieurs détenus avaient exprimé, à leurs conseils lors de communications, ou à leurs familles lors de visites, leurs inquiétudes quant aux transferts intensifs, inhabituels et sans explication apparente dont ils faisaient l’objet.

I.1.2) Transferts externes

Les transferts externes se sont traduits par des extractions sélectives de détenus, prévenus ou condamnés qui purgeaient leurs peines dans d’autres prisons du territoire national, pour les regrouper à la prison de Serkadji. Ces transferts ont concerné particulièrement les prisons de Chlef, de Berrouaghia et d’El Harrach. En plus de leur caractère obscur et inexpliqué, certains de ces transferts se sont déroulés dans un cadre extrajudiciaire, et peuvent être assimilés beaucoup plus à des enlèvements qu’à des extractions régulières. Le cas de feu Ait Bellouk Mohamed, assassiné à Serkadji après son transfert d’El Harrach, en janvier 1995, dans des conditions mystérieuses, est assez significatif et soulève moult interrogations sur le but réel de ce transfert.

I.1.3) Transferts et violations de la loi

I.1.3.A- Les extractions abusives

Les transferts de la prison d’El Harrach vers celle de Serkadji se présentent sur le plan juridique comme des extractions abusives. La loi, en effet, ne permet pas d’extraire des détenus d’une prison donnée sans un accord préalable qui prend la forme d’un « billet d’extraction » émanant du parquet responsable du dossier. Or à la prison d’El Harrach les détenus ont été littéralement enlevés et séquestrés par des inconnus en cagoules. Les détenus ont été transportés dans les malles de véhicules banalisés vers une destination inconnue. Ils avaient les mains liées et les yeux bandés.

Cette destination était inconnue de la direction même de la prison d’El Harrach, qui n’a trouvé mot à dire aux avocats qui ont fait constat de la disparition de leurs clients. Qui plus est, ce transfert a été opéré en violation de la loi en vigueur puisque les détenus ont été transférés directement de la prison d’El Harrach vers le commissariat central d’Alger. Dans ces locaux, ils ont été soumis a diverses tortures et ont été menacés de mort.

Devant ces pratiques contraires à la loi, la défense a déposé plainte concernant le cas d’Aït Bellouk Mohamed auprès du procureur général près la cour spéciale d’Alger, et du procureur de la Republique près le tribunal d’El Harrach, territorialement compétent. Cette plainte est demeurée lettre morte, le détenu sus-cité ayant été assassiné dans la prison de Serkadji.

I.1.3.B – Le regroupement des condamnés à mort à Serkadji, prison ordinaire

L’administration pénitentiaire a délibérément violé la loi en maintenant à Serkadji des détenus condamnés à mort au-delà des délais impartis par la loi. Plus grave encore, elle a procédé au transfert de détenus condamnés à mort de prisons centrales, leur lieu de détention légal, vers Serkadji, prison ordinaire et de surcroît connaissant des problèmes de surpopulation.

1.1.3.B.1) Maintien de condamnés à mort à Serkadji contrairement aux dispositions légales.

La loi dispose clairement que les détenus condamnés à mort doivent être impérativement transférés dans les huit jours qui suivent leur condamnation vers une prison centrale aménagée à cet effet. Or, il résulte de la liste des condamnés à mort que la majorité a été maintenue abusivement par l’administration à la prison de Serkadji, pour des raisons obscures et inexpliquées. Curieusement, la plupart de ces détenus ont été assassinés lors du carnage.

1.1.3.B.2) Transfert de condamnés à mort à Serkadji contrairement aux dispositions légales.

Dans ce cas également, la loi dispose clairement que les détenus condamnés à mort doivent être transférés après leur condamnation à mort vers les prisons centrales. Cette loi a classé comme prisons centrales celles de Chlef, Tazoult, Tizi-Ouzou, Berrouaghia. Contrairement aux dispositions de la loi, des détenus condamnés à mort ont été dans le cas d’espèce transférés de prisons centrales vers Serkadji, qui est une prison ordinaire.

1.1.3.B.3) Surpopulation de la prison de Serkadji

Ces transferts qui sont contraires à la loi vont également à l’encontre du bon sens puisque la prison de Serkadji est connue pour être surpeuplée. Elle abrite, en effet, près de 1600 détenus, soit le double de sa capacité d’accueil.

Il est à relever que des condamnés à mort maintenus ou transférés et des prévenus transférés ont trouvé la mort lors du carnage.

1.2 – Mutations et affectations au sein de la prison

I.2.1) Mutations de gardiens

Le carnage de Serkadji a été précédé par des opérations de mutations dans le corps des gardiens.

I.2.2) Affectations de gardiens

I.2.2.A – Affectation du gardien Mebarki Hamid à l’aile des condamnés à mort

Le gardien Mebarki Hamid, recruté depuis peu, a été affecté par l’administration de la prison à l’aile des condamnés à mort. Ce poste de surveillance d’une population carcérale spéciale exige nécessairement une formation et une qualification, et surtout une longue expérience. Or, l’administration de l’établissement a affecté à ce poste important ce « novice » qui ne jouit d’aucune expérience dans le domaine. Et c’est ce même Mebarki qui aurait été à la tête de la prétendue tentative d’évasion dans ses phases de planification, d’exécution et d’échec programmé.

1.2.2.B – Affectation d’un simple gardien au poste d’officier de permanence la nuit du carnage.

Autre fait bizarre relevé dans les procédés de l’administration: la désignation la nuit du carnage d’un simple gardien, le nommé Selsaf Ramdane, au poste d’officier de permanence.

1.3 – Pressions et provocations à l’encontre des détenus

Les jours qui ont précédé la nuit du carnage ont été marqués par une exacerbation des provocations et des pressions multiformes exercées sur les détenus. Un climat d’angoisse s’est ainsi établi d’autant que les violences et les pratiques vexatoires dont faisaient l’objet les détenus n’avaient aucune justification:

– les détenus ont été sanctionnés pour avoir accompli leurs prières,

– les détenus ont été matraqués durant le trajet menant à la douche,

– les détenus ont été sauvagement agressés par des agents en cagoule lors de leur transport au palais de justice,

– des détenus ont été délestés de leur cuillère en plastique.

Les gardiens cherchaient le moindre prétexte pour envoyer les détenus dans les cachots des sous-sols de la vieille prison. Les détenus punis étaient systématiquement dévêtus, bastonnés et abandonnés sur place pendant plusieurs jours.

Les fouilles se sont multipliées durant les jours précédant le carnage. L’aile des condamnés à mort, principal théâtre des événements, a curieusement fait l’objet d’une fouille minutieuse en présence du directeur de la prison et en dehors des heures de service… Ceci eut lieu le 20 février au soir, quelques heures avant les événements. Il est à rappeler que des fouilles périodiques, hebdomadaires et inopinées ont habituellement lieu, mais pendant les heures légales de travail.

Il – La « tentative d’évasion » et son échec

La prétendue « tentative d’évasion » s’est déroulée dans des conditions qui soulèvent de nombreuses interrogations quant à l’introduction de quatre pistolets et de trois grenades, à l’ouverture des portes des cellules des condamnés à mort, à l’échec de cette prétendue tentative, et surtout à la mort des gardiens aux premiers instants de l’opération, qui demeure inexpliquée.

II.1 – Déroulement de la tentative

Les portes des cellules des condamnés à mort ont été ouvertes de façon normale et n’ont pas été forcées. Il faut souligner que ces cellules sont équipées de serrures dites de sécurité, dont la clé n’est remise qu’au chef de poste, par le directeur de la prison en personne, pour éviter toute tentative d’imitation.

L’échec de la prétendue tentative reste très mal expliqué: les détenus seraient parvenus à la dernière porte pour consommer de façon incompréhensible leur échec.

La mort des gardiens, qui aurait eu lieu aux premiers instants de l’opération, reste sans explication, aussi bien quant à son utilité objective que quant à la partie qui en est effectivement responsable. La liquidation systématique de la presque totalité des détenus ayant assisté aux premières phases de l’opération, ainsi que les menaces directes proférées notamment par le procureur général à l’encontre des autres détenus, jettent un voile épais de confusion et d’opacité.

11.2- Echec de la tentative

II.2.1 – Site et protection de la prison

La prison de Serkadji a la particularité d’être située dans une zone de haute sécurité. Elle se trouve en aval du ministère de la Défense, de la caserne militaire Ali Khodja et du groupement de gendarmerie d’Alger, en amont de l’état-major de la gendarmerie et face à un bâtiment de la gendarmerie jouxtant le commissariat de police de Bab Djedid.

Non seulement le site et sa périphérie sont sous haute surveillance, mais la « tentative d’évasion » a eu lieu pendant le couvre-feu et dans une prison connue par la rigueur de sa protection sécuritaire: miradors, fouilles minutieuses à l’entrée présence continue de gendarmes dans l’enceinte de la prison.

II.2.2) Rôle du gardien Mebarki Hamid

Le gardien Mebarki Hamid aurait été l’initiateur de la tentative d’évasion, le pourvoyeur en armes et l’instrument de l’échec. Les trois grenades sont restées intactes et ont été montrées à la télévision après le carnage. Il a même été constaté qu’elles étaient inoffensives, puisque l’une d’elles, dégoupillée, n’a pas explosé.

III – Des éléments cagoulés et armés ouvrent certaines cellules et salles

La majorité des survivants du carnage soulignent que des personnes cagoulées et armées sont subitement apparues aux environs de 5 heures du matin et ont procédé à l’ouverture, à clé ou par bris, des portes de certaines cellules et salles. Toujours cagoulés et armés, ils ont obligé les détenus, perplexes, à sortir de leurs cellules et salles. L’opération s’est ensuite propagée à l’ensemble des cellules et salles de la prison. De ce fait, les détenus se sont trouvés, sans raison apparente, hors de leurs cellules, dans un état d’ébullition totale.

L’apparition de ces hommes dans les couloirs de la prison, en un moment précis, juste après la consommation de l’échec de la « tentative d’évasion », vers 5 heures du matin, quand tout le monde dormait, la rapidité avec laquelle ils ont exécuté une opération bien déterminée, et leur disparition subite, restent énigmatiques, d’autant que cette opération, au vu de la suite des événements, semble avoir été l’élément générateur de la tension au sein de la prison, et avoir ainsi justifié, en sus du prétexte de la « tentative d’évasion », l’intervention armée.

IV – Constitution d’une cellule de crise par les détenus: apaisement et retour au calme

Devant cette situation, un groupe de détenus a brisé la serrure de la cellule de Abdelkader Hachani, qui s’est retrouvé, de ce fait, dans la cour, avec près d’un millier de détenus en état d’ébullition et cinq cadavres, dont celui d’un détenu, Mechrouk Mohamed, assassiné par les forces embusquées sur le toit de la prison.

Hachani a été conduit dans une cellule, aux côtés de Tadjouri Kacem, Cherrati Ykhlef, El Wad Mohamed, Layada Abdelhak et Kaouane Hacène. La décision de prise de contact avec les autorités a alors été prise, et Hachani a été désigné avec Layada pour établir ce contact en vue d’une solution pacifique.

Lors de ce premier contact, Hachani et Layada proposèrent:

– de donner instructions pour éviter toute nouvelle victime de part et d’autre,

– de permettre le contact avec les différents pavillons pour élargir la cellule de crise aux représentants des différents pavillons, en vue de maîtriser au mieux la situation;

– d’être totalement disponibles pour trouver une issue pacifique à la crise.

Les deux parties ont convenu d’un accord sur les propositions sus-citées, et aucune victime n’a été signalée durant plus de dix heures de négociations.

Après élargissement de la cellule de crise aux représentants des différents pavillons, la maîtrise de la situation devint plu aisée, et la décision de traiter pacifiquement la crise fut adoptée de façon unanime.

Cependant, fut soulevée la question des garanties, en vue d’éviter une réaction sanglante de la part des force d’intervention. En effet, la façon avec laquelle une situation identique avait été traitée à la prison de Berrouaghia le 22 novembre 1994, où un massacre aussi horrible qu’ignoble avait été signalé, incita les prisonniers à prendre le maximum de garanties. D’autant que tout laissait croire que les autorité voulaient utiliser la cellule de crise pour maîtriser la situation en vue de donner, par la suite, libre cours à un sanglant carnage.

Une telle responsabilité était difficilement supportable pou tous les membres de la cellule. C’est dans ce cadre qu’a été fait, la proposition de faire venir une tierce partie, en l’occurrence trois avocats: Mes Abdenour Ali Yahia, Bachir Mecheri et Mustapha Bouchachi.

Ces trois avocats devaient constater:

– que le nombre des victimes ne dépassait pas celui enregistré au début de la crise, soit cinq victimes;

– qu’il appartenait au pouvoir de mener les investigations nécessaires après aboutissement pacifique de la crise, en vue de déterminer les responsabilités, et d’appliquer la loi dans un cadre juste et transparent.

En contrepartie, la cellule de crise s’engageait fermement à faire réintégrer par tous les détenus leurs cellules et salles.

Un rejet catégorique et parfois violent fut l’unique réponse des autorités, sous le prétexte que l’État n’avait pas besoin de témoins.

La cellule de crise procéda alors à la libération d’un gardien pris en otage par les détenus pour signifier ses bonnes intentions, et continua d’insister pour obtenir la venue des avocats, chose que les autorités s’entêtaient à refuser.

Appréhendant un assaut aux conséquences catastrophiques, et constatant une intention à peine dissimulée de procéder à un carnage, la cellule de crise décida la réintégration des cellules.

Cette décision a été effectivement exécutée par les détenus, sans que les autorités n’en soient informées; ce n’est que lorsque l’opération fut très avancée que Hachani et Layada les en informèrent.

À ce moment, et contre toute attente, les autorités ont opté pour la solution violente, et ont rompu brutalement les négociations, en séquestrant un des interlocuteurs. Il était 17 heures 30, le mardi 21 février 1995.

V – La solution pacifique délibérément avortée

Il est utile de signaler que la cellule de crise a abouti à une issue pacifique de la crise, et ceci notamment:

– grâce à sa maîtrise de la situation, en rétablissant le calme et la discipline parmi des centaines de détenus;

– grâce à l’acceptation par les détenus de toutes les conditions des autorités (réintégration des cellules, application de la loi aux responsables de la mort des gardiens et aux auteurs d’infractions);

– grâce à la libération d’un gardien pris en otage par des détenus;

– grâce au début d’exécution effective et sans attente par les détenus de la décision de la cellule de crise relative à la réintégration des cellules.

En dépit de ce début d’exécution de la solution pacifique prônée par la cellule de crise, les autorités ont, contre toute attente, opté pour la solution violente. Elles ont rompu brutalement les négociations en séquestrant les interlocuteurs désignés par la cellule. Ces derniers ont été maintenus, séparément, dans un isolement total durant trois jours, sans eau ni nourriture, et dans des pièces exiguës servant de parloir aux avocats. Au cours de cette séquestration, Abdelkader Hachani a été victime de violences, de menaces et d’insultes de la part de gardiens qui lui ont rasé de force la barbe.

Vl – L’intervention armée

L’intervention armée des forces du pouvoir a été menée en trois phases:

– élimination sélective par des tireurs d’élite et tuerie collective dans la cour et dans les salles 29, 30, 31 et 25;

– achèvement des blessés, mutilations et éliminations suivant une liste préétablie;

– sévices et exactions à l’encontre des survivants.

Avant de décrire ces différentes phases, il est nécessaire de rappeler le contexte prévalant au moment d’une l’intervention qui a pris la forme d’un véritable carnage.

Vl. 1 – Les circonstances de l’intervention armée

Après la conclusion d’un accord entre les parties sur une solution de la crise, qui a connu un début d’exécution de la part des détenus, seule la question de la garantie (présence d’avocats) demeurait en négociation. Toutefois, les autorités militaires présentes ont opposé un refus catégorique à cette demande. Ils ont ordonné, par le biais d’un colonel, la séquestration des interlocuteurs.

Au moment où les détenus attendaient le retour des interlocuteurs qui négociaient avec les autorités la question des garanties, ils furent surpris par un ordre de réintégrer les salles dans un délai de dix minutes diffusé par mégaphone.

Les autorités militaires ont chargé Layada de transmettre sans discussion possible leur exigence de leur livrer Lembarek Boumaarafi, l’assassin présumé de Boudiaf, et Mebarki Hamid, gardien.

Le procureur général a annoncé que les forces « ont pénétré à l’intérieur sans tirer le moindre coup de feu car la majorité des détenus avaient respecté l’ordre de la cellule de crise et que seul un petit groupe de vingt-cinq détenus environ a refusé de s’y conformer ». Ce groupe s’est retranché dans la salle 25 en se protégeant avec un groupe d’otages pris parmi les détenus de droit commun. Hachani proposa avec insistance et pria même le procureur général de l’autoriser à retourner auprès de ces détenus pour les amener à réintégrer leurs cellules, et éviter toute nouvelle victime. Le procureur général a promis d’aller en référer aux autorités, mais il n’est plus revenu. Hachani, par contre, fut bousculé et enfermé par des militaires dans une pièce exiguë faisant office de parloir pour les avocats.

Vl.2 – Tirs ciblés et fusillades (première phase)

Les forces d’intervention (militaires, gendarmes et policiers), en position sur les terrasses de la prison dominant la cour, ont déclenché les premiers tirs visant des cibles précises. Ces tirs ciblés ont été suivis peu après par des fusillades qui ont duré plusieurs heures.

VI.2.1) Eliminations sélectives opérées par des tireurs d’élite

La première victime des tirs ciblés fut Cherrati Ykhlef, membre de la cellule de crise, resté dans la cour pour assurer la réintégration des détenus dans le calme et la discipline. Cherrati, debout, répétait les consignes suivantes, à l’adresse des détenus: « Ne répondez pas aux provocations », « Evitez de tomber clans la machination dirigée contre vous ». Cherrati tenait dans ses mains le Coran et récitait des versets lorsqu’il fut atteint d’une balle à la tête. Il tomba sur le sol, son sang giclait abondamment mais il continuait à réciter le Coran. L’un des détenus, s’approchant de lui en rampant, le souleva légèrement quand les tirs reprirent. De nouveau Cherrati fut atteint de plusieurs balles qui lui déchiquetèrent la jambe.

VI.2.2) Fusillade dans la cour

Les tirs ciblés ont été suivis d’une fusillade intensive qui duré plusieurs heures, provoquant de nombreuses victimes, morts et blessés, parmi les détenus se trouvant dans la cour. De détenus de droit commun, principalement des policiers, de fonctionnaires et des étrangers, placés au premier rang par le détenus retranchés dans la salle 25, dans le but d’empêcher le forces d’intervention de tirer sur leurs collègues et sur le étrangers, furent pris au piège de la fusillade. Plusieurs dizaine d’entre eux furent atteints par les balles. On dénombra une quinzaine de morts et des dizaines de blessés.

VI.2.3) Tuerie collective dans des salles déterminées

Après la fusillade de la cour, les tirs se concentrèrent sur le salles 29, 30, 31 et surtout sur la salle 25, où s’étaient réfugiés un certain nombre de détenus, auxquels s’étaient joints d’autre prisonniers ayant fui la fusillade de la cour.

Les tirs groupés durèrent également plusieurs heures. Le feux nourris accompagnés de jets de grenades offensives on transformé la salle 25 en un véritable abattoir pour être humains: corps déchiquetés, lambeaux de chair pendouillant sur les murs maculés de sang. La puissance de feu et la concentration des projectiles a pulvérisé la lourde porte de l. salle 25. La fusillade qui a duré près de dix-sept heures n’a pris fin que lorsqu’un gendarme a annoncé: «» Le général a ordonné le cessez-le-feu. » Il est à souligner que les seuls survivants du carnage furent Boumaarafi et le « gardien » parce que vraisemblablement, la consigne avait été donnée de les épargner.

Vl.3 – Achèvements, mutilations et exécutions sommaires suivant une liste préétablie (deuxième phase)

VI.3.1) Achèvements et mutilations

Après l’arrêt de la fusillade, les forces d’intervention ont tiré et lancé des grenades offensives dans les cellules à travers les grilles d’aération, avant d’y pénétrer en tirant. Salle 25, lorsqu’un survivant était découvert au milieu des cadavres, il était supplicié et achevé.

VI.3.2) Exécutions sommaires sur la base de listes préétablies

À la fin du carnage de la cour et des salles sus-citées, les autorités, en présence du directeur adjoint de la prison et de certains gardiens, ont procédé à l’appel sur la base d’une liste. Ceux qui répondaient à l’appel ont été conduits vers un autre endroit et exécutés.

Tadjouri qui n’a pas été trouvé parmi les victimes était recherché sur la base de sa tenue vestimentaire. Il avait été également appelé par mégaphone. Ce n’est que plus tard que son corps fut identifié par certains détenus.

Vl.4 – Sévices et exactions à l’encontre des survivants (troisième phase)

Les détenus rescapés du carnage ont été regroupés et entassés dans des cours pour y subir une torture physique et morale sans précédent.

VI.4.1) Regroupement des survivants et traitements inhumains

Les détenus qui ont pu échapper au carnage ont été regroupés dans la cour, après avoir été contraints de quitter leurs cellules en rampant tête au sol et en recevant des coups d crosse, de barre de fer et de bois sur toutes les parties du corps.

VI.4.2) Entassement des détenus et sévices corporels et moraux

Arrivés dans la cour, des centaines de détenus ont été entassés sur plusieurs rangées, les uns sur les autres. Beaucoup ont perdu connaissance par cause d’étouffement. La bastonnade n’a pas cessé jusqu’à 18 heures. La quasi-totalité des détenu portent des traces de ces sévices, que les avocats ont constaté lors de leur première visite à leurs clients. Les survivants ont été maintenus dans la cour, à plat ventre, le visage rivé au sol durant toute la nuit, sans eau ni nourriture, dans le froid et la pluie de cette nuit de ramadhan.

Le lendemain, les tortures ont repris sur les mêmes lieux elles ont donc duré une nuit et un jour. Ces tortures ont été le suivantes:

– des coups de pied sur les parties sensibles (testicules) or été portés aux détenus, contraints de se relever et d’écarter les jambes;

– des gendarmes ont craché dans la bouche des détenus uriné sur leurs visages;

– de plus, les détenus qui portaient des vestes de cuir ou des chaussures de sport (Adidas, Reebock) en ont été délestés. Le détenus portant des lunettes de vue ont été contraints par le gardiens de les enlever et de les briser en les écrasant de leur pieds. Les détenus ont été contraints, sous peine de mort, de se relever et de proférer des grossièretés et des insultes contre eux mêmes, contre la religion et contre des leaders politiques.

Vl.5 – Moyens utilisés lors de l’intervention

Tous les témoins s’accordent à dire que les moyens utilisé lors de l’intervention ont été les suivants:

– armes automatiques;

– fusils mitrailleurs (FMPK);

– grenades offensives;

– barres de fer (violences);

– barre de fer avec embout massif en forme de boule (violence et assassinat);

– poignards et baïonnettes.

Vll – Actes de représailles commis par les forces d’intervention et certains gardiens

Forts du climat d’impunité totale, les forces d’intervention et certains gardiens ont laissé libre cours aux instincts les plus vils et les plus abjects, en se livrant à des sévices et à des exactions de différentes natures sur les détenus, et même à des assassinats.

Un détenu a été agressé par un élément des forces d’intervention en cagoule qui ]’a contraint, sous la menace de son arme, à se soumettre à ses pulsions malsaines. Le détenu a été entraîné dans une cellule où il a été sodomisé.

Un autre détenu a perdu la vue des suites des coups reçus.

Un autre détenu est mort à la suite d’une agression sauvage d’un gardien, Selsaf Ramdane, qui lui a asséné des coups à la tête avec une barre de fer dont l’extrémité avait la forme d’une boule pleine.

Le même gardien a blessé avec la même arme d’autres détenus qui en portent encore les traces.

L’avocat Ali Zouita, détenu à la prison de Serkadji depuis plusieurs années, n’a pas échappé à la bastonnade systématique exécutée par certains gardiens, qui parcouraient les salles et cellules pour violenter qui ils voulaient en toute impunité.

VlIl – Les conséquences de l’intervention sanglante

L’intervention sanglante a eu pour conséquences graves des dizaines de tués et des centaines de blessés. La majorité des détenus tués ont été enterrés secrètement dans des tombes anonymes.

VlIl. 1 – L’ampleur et l’horreur du carnage

La liste nominative des victimes du carnage n’a pas été rendue publique officiellement jusqu’à présent, en dépit des demandes pressantes des avocats et des familles des victimes, qui sont demeurés durant onze jours complètement désorientés, toutes les portes leur ayant été fermées.

Par ce refus de publier une liste nominative, les autorités tentent de minimiser l’ampleur du carnage et le nombre de tués et de blessés.

L’enterrement des victimes a été fait de manière la plus secrète et en l’absence des familles, les tombes portant la simple indication de « X – Algérien ».

Cet état de choses s’explique par le fait que la violence du carnage et les armes utilisées ont rendu les cadavres totalement méconnaissables.

Les avocats et les familles présents devant les portes de la prison au lendemain du carnage ont vu des sapeurs-pompiers ayant participé au « nettoyage » de la prison en état de choc, qui ont exprimé publiquement leur profonde révulsion devant l’horrible spectacle, et qui n’ont pu s’empêcher de le dire à haute voix. L’un d’entre eux a dit, en arrachant ses gants de plastique maculés de sang: « Ce n’est pas du travail ! Du sang ! Du sang ! Des cadavres déchiquetés par dizaines ! »

VIII.2 – Les circonstances opaques de l’enterrement

Les dépouilles des victimes, ou ce qui en restait, ont été transférées à la morgue de Bologhine, certaines dans des petits sacs à ordures en plastique. Elles ont été entreposées durant plusieurs jours, pêle-mêle, jusqu’à décomposition.

Les parents qui venaient en groupes à la morgue pour s’informer étaient maintenus à distance.

Les responsables de la morgue eux-mêmes étaient en plein désarroi, car n’ayant reçu aucune instruction des autorités. Ce n’est que le 24 février 1995 que treize cadavres de victimes identifiés furent transférés et enterrés au cimetière d’E1 Alia.

Hormis ces treize victimes identifiées, toutes les autres ont été enterrées les 25 et 26 février 1995, dans des tombes anonymes sans aucune indication. Les victimes de Serkadji ont été enterrées dans un carré réservé au cimetière d’E1 Alia. Cela aurait dû permettre de connaître aisément le nombre des victimes, si n’était intervenu l’enterrement, durant la même période et dans ce même carré, de dépouilles anonymes provenant d’ailleurs, sous dénomination de « X Algérien » également.

Plus de 1500 familles désemparées, angoissées, venues de l’ensemble du territoire national, se sont heurtées à un mur de silence, jusqu’au jour où certaines d’entre elles ont reçu un télégramme de l’administration pénitentiaire leur indiquant que leur parent était « mort lors de la mutinerie », et qu’ils devaient se rapprocher du parquet du tribunal de Raïs Hamidou (territorialement compétent pour les faits survenus à Serkadji et seul habilité à délivrer des permis d’inhumer) pour connaître le lieu de l’enterrement. Les familles destinataires du télégramme se sont rendues au tribunal concerné pour apprendre, à leur grande surprise, que le parquet de la République ignorait totalement ce qui se rapportait au contenu des télégrammes. Ce n’est que plusieurs jours après qu’un permis d’inhumer émanant de la wilaya d’Alger a été délivré par l’autorité judiciaire (sic !), portant la mention « X – Algérien », sauf pour les cas des treize victimes identifiées sus-citées.

Au fur et à mesure que les familles se présentaient devant le préposé, celui-ci ajoutait le nom de la victime sur le permis d’inhumer anonyme. Ainsi, une famille pouvait avoir la tombe n° 2 tout comme elle aurait pu avoir la tombe n° 12. Tout dépendait en fin de compte de l’ordre d’arrivée des parents des victimes devant le préposé de l’administration. Cette situation a entraîné des confusions, comme l’attribution de deux permis d’inhumer pour une même tombe, ou encore l’envoi d’un télégramme annonçant la mort d’un détenu qui était, en fait, toujours vivant.

Devant cette procédure d’inhumation confuse, les familles acquirent la conviction que leurs parents n’étaient pas enterrés là où l’indiquait l’administration. Cette conviction a été confortée par des rumeurs affirmant qu’une seule tombe contenait des lambeaux épars et mélangés de plusieurs victimes. À ce titre, les familles ont saisi les autorités judiciaires, déposé des plaintes pour « homicide volontaire », et ont demandé l’ouverture d’une enquête, l’exhumation et l’autopsie pour déterminer l’identité de chaque victime. Cette demande n’a pas été satisfaite jusqu’à ce jour.

IX – Destruction des preuves du carnage

L’administration de l’établissement pénitentiaire s’est empressée, d’une part, de remettre en l’état les lieux du carnage, et d’effacer toutes les preuves, et d’autre part, d’imposer la loi du silence aux détenus ayant vécu la tragédie, par le recours aux menaces, aux intimidations et aux pressions sous toutes formes.

IX. 1 – Destruction des preuves matérielles

Durant les jours qui ont suivi le carnage, l’administration de la prison de Serkadji – maintenue en poste en dépit de la demande faite par les avocats de l’éloigner des lieux – a entrepris de détruire les preuves matérielles du carnage en restaurant la cour, les salles et les cellules, en colmatant les impacts des balles et des grenades sur les murs.

Les effets vestimentaires maculés de sang des victimes ont été brûlés. La salle 25, théâtre privilégié du carnage, a été remise complètement à neuf.

Or ces lieux auraient dû être systématiquement mis sous scellés par les autorités judiciaires. Rien de cela n’a été fait, en dépit des demandes expresses des avocats et des familles des victimes.

IX.2 – Pressions sur les survivants

Pour imposer la loi du silence aux détenus qui ont survécu au carnage, les autorités ont usé continuellement de pressions multiformes:

– climat de psychose généralisé par la menace de rééditer le carnage;

– irruptions inopinées dans les cellules de gens cagoulés accompagnés des responsables de la prison, qui traînaient brutalement les détenus vers des lieux inconnus;

– maintien de l’administration et des gardiens impliqués dans le carnage;

– rationnement sévère de la nourriture, limitation du couffin à trois kilos une fois par quinzaine, avec privation de sucre et de sel;

– matraquage systématique des détenus sans prétexte et en toutes occasions;

– pressions sur des détenus pour qu’ils témoignent à charge, en contrepartie de promesses de clémence et de bons traitements;

– affectation par l’administration des gardiens impliqués selon des détenus dans le carnage aux postes où accèdent les avocats et les parents;

– une enquête judiciaire aurait été ouverte contre des détenus survivants par le procureur général présent lors du carnage, et aucun avocat n’a pu se constituer ni accéder au dossier.

IX.3 – Manipulation médiatique

Après les félicitations publiques du ministre de la Justice aux forces d’intervention, ministre qui a qualifié l’intervention armée « d’opération réussie », le procureur général et le directeur de l’administration pénitentiaire au ministère de la Justice ont organisé une véritable «instruction » télévisée, avec audition de prévenus et interrogatoires axés sur la « tentative d’évasion » et la « mutinerie ».

Un des détenus qui a subi cet interrogatoire fait état que ses déclarations publiques ont été faites en prison sous la menace et la violence.

X – Annexes

X. 1 – Témoignages de détenus sur les transferts internes avant le carnage

Témoignage n° 1

Trois jours avant la sanglante nuit du 20e jour du mois de ramadhan, nous avons été transférés, d’autres détenus et moi-même, vers d’autres cellules. Cette opération de transfert s’inscrit dans le mouvement routinier et régulier des détenus inter-salles et inter-cellules qui a lieu une fois tous les deux mois environ. Mais le fait bizarre qui a marqué ce dernier transfert est qu’il a été effectué sur la base d’une liste de noms de détenus transférés vers des endroits déterminés, alors que d’habitude les gardiens nous sortaient de nos cellules et à la volée, au hasard, nous disaient: « Toi, toi… Allez à tel endroit. » Et autour des derniers transferts, la majorité des détenus ramenés d’E1 Harrach, et qui avaient été répartis à leur arrivée dans différents endroits de la prison, ont été ensuite regroupés dans la même aile.

Témoignage n° 2

C’était effroyable, indescriptible, et d’ailleurs presque tous les détenus, quelques jours seulement avant la nuit sanglante, parlaient entre eux, disaient qu’il allait se passer quelque chose, et ne comprenaient pas pourquoi le dernier transfert inter-salles ne s’était pas fait dans un but consistant à ne pas laisser longtemps le détenu dans un même endroit; il semblait se préparer quelque chose d’anormal puisque des détenus ont été appelés nommément et orientés vers des endroits précis.

X.2 – Témoignage d’un détenu sur le transfert externe avant le carnage

Témoignage n° 3

J’étais détenu à El Harrach depuis plusieurs mois en attente de jugement, puis le jour du 8 octobre 1994 j’ai été « transféré » à la prison de Serkadji, dans des conditions anormales dont voici très succinctement le récit.

Des personnes cagoulées et armées ont fait irruption dans la salle et m’ont enlevé, sous le regard des autres détenus surpris et horrifiés. Ils m’ont couvert la tête avec ma chemise et attaché les mains derrière le dos, et ensuite jeté dans la malle d’une voiture qui a démarré aussitôt. Après une course à vive allure à travers les rues d’Alger, je me suis retrouvé dans des locaux dont j’ai appris plus tard qu’ils étaient ceux du commissariat central. Dès mon arrivée, j’ai été jeté par terre, et la torture a commencé, je ne comprenais pas comment je me trouvais dans un commissariat alors que j’étais en prison depuis plusieurs mois.

On m’a fait savoir qu’il y avait une tentative d’évasion à la prison d’El Harrach, les coups pleuvaient de toutes parts et la violence était plus pénible encore car j’avais les yeux bandés et les mains liées, je ne pouvais esquiver les coups, ni savoir à quel moment ou d’où ils venaient. Cela a duré plusieurs heures, et à la fin j’ai entendu quelqu’un leur dire: « Emmenez-le, ce n’est pas lui, on s’est trompé de nom. »

Les mêmes hommes cagoulés m’ont ensuite de nouveau jeté dans la malle d’une voiture civile, et à mon grand étonnement je me suis retrouvé à la prison de Serkadji…

Un groupe de gardiens qui m’attendaient m’ont pris en charge dès mon arrivée, et avec une violence et une vitesse inouïe ils m’ont totalement dévêtu, m’ont jeté à terre et m’ont frappé avec des barres de fer sur tout le corps. Et lorsque j’ai repris connaissance dans une cellule isolée, j’étais tout en sang, avec des douleurs atroces au crâne et sur tout le corps. Plus tard, j’ai appris que les autres détenus qui avaient été enlevés par la police dans la prison d’El Harrach avaient subi le même sort que moi et se trouvaient à Serkadji. Certains d’entre eux, dont je me rappelle les noms, ont été assassinés la nuit du 22 février 1995. Ils sont nombreux, mais je me rappelle seulement d’Aït Bellouk Mohamed, de Si Mozrag Mohamed Yacine, Remit Rabah, Lamara Kamel et Kaouane Hacène.

X.3 – Témoignage de détenu sanctionné pour avoir accompli la prière des Taraouih

Témoignage n° 4

Le 15 février 1995 du mois de ramadhan, alors que nous étions 84 détenus à accomplir le soir la prière des Taraouih dans la salle commune, des gardiens ont fait une irruption subite et tapageuse dans la salle en hurlant et en donnant des coups pêle-mêle avec des barres de fer aux détenus à genoux en prière. Or, les jours précédents, cette prière était accomplie sans qu’aucune mesure d’interdiction ou remarque n’aient été notifiées par la direction. Sans perdre une minute, la sanction a été exécutée avec une grande célérité par les gardiens, qui nous ont conduits dans les cachots situés au sous-sol de la prison. Les 84 détenus de notre salle ont été répartis par groupes de huit dans des cellules de deux mètres sur trois.

C’était l’enfer, nous étions torturés plus moralement que physiquement, car la sanction (qui prévoyait l’interdiction des visites familiales, la privation de couffin, la nourriture consistant en un bol de soupe une fois toutes les 24 heures, sans compter les brimades, vexations et les coups sans raison, et cela durant 45 jours) était injuste et arbitraire, elle ne reposait sur aucun motif et violait, après nos opinions politiques, notre conviction religieuse.

X.4 – Témoignage de détenu ayant subi le supplice de la douche

Témoignage n° 5

Une tension anormale régnait durant les quelques jours précédant les événements de février 1995. Des gardiens provoquaient les détenus sous le moindre prétexte, les battaient sans motif, et une véritable psychose s’est installée, surtout qu’il n’y avait aucune possibilité de recours. À titre d’exemple, on citera le cas des douches. En effet, la majorité des détenus étaient privés de douche, du fait que durant tout le trajet menant aux douches les détenus étaient systématiquement bastonnés ou, pour mieux dire, agressés sauvagement à l’aide de barres de fer par les gardiens. Et sous la douche, l’eau était glacée. Devant cette situation beaucoup de détenus préféraient éviter le supplice de la douche.

X.5 – Témoignage de la famille Tadjouri

Témoignage n° 6

Le 11 février 1995, Tadjouri Kacem a été délesté de la seule cuillère en plastique qui lui servait d’ustensile, et contraint suite à cette privation de manger sa soupe avec sa main. Quelques jours auparavant, lorsqu’il a présenté une ordonnance médicale et demandé à se rendre chez le médecin pour la faire renouveler, car il était asthmatique, un gardien la lui a arrachée des mains et l’a déchirée, en le sommant de retourner dans sa cellule puisqu’il « n’avait pas d’ordonnance ».

X 6 – Témoignages de détenus réveillés la nuit du 21 février par des gens cagoulés

Témoignage n° 7

Je dormais lorsque vers 2 heures du matin des gens cagoulés ont cassé la porte de la cellule en nous menaçant… Ils nous ont demandé de sortir. Ils étaient habillés en jeans et chaussures de sport. Beaucoup de détenus étaient dehors… Au fur et à mesure les cours s’emplissaient de détenus arrivant de toutes parts…

Témoignage n° 8

J’étais dans la cellule lorsque des inconnus ont commencé à casser les serrures de la cellule n° 36. Aucun détenu ne les connaissait.

Témoignage n° 9

Nous étions en train de dormir lorsque notre cellule a été ouverte à clef par des personnes cagoulées…

Témoignage n° 10

On a été réveillés en sursaut par de grands coups sur la porte… On a vu des hommes portant des cagoules qui tentaient de les ouvrir… Ces hommes étaient armés… L’un d’eux nous ordonna de sortir et de rejoindre les autres détenus… Ils ont ensuite subitement disparu, comme volatilisés…

X. 7 – Témoignage de détenu ayant assisté à l’exécution de Cherrati

Témoignage n° 11

 

Cherrati était debout, le Coran à la main, un grand nombre de détenus avaient déjà regagné leurs cellules et salles. D’autres rejoignaient leurs cellules, la tension peu à peu baissait, les va-et-vient anarchiques et le brouhaha régressaient progressivement au fur et à mesure que les détenus regagnaient leurs cellules.

Cherrati récitait doucement des versets du Coran, et de temps en temps s’adressait aux détenus en leur conseillant de ne pas tomber dans le piège d’un complot et surtout de ne pas répondre aux provocations, car les armes pointées sont là pour tuer, « Ne leur donnez surtout pas l’occasion de le faire. »

Le calme était presque revenu, et le silence s’imposait, lorsqu’une détonation se fit entendre. Les gens accouraient de partout, un tireur d’élite placé sur le toit de la prison venait d’atteindre Cherrati d’une balle dans la tête. Il vacilla puis tomba sur le sol, le sang giclait de sa blessure et il murmura les derniers versets de Coran.

Un détenu accourut et le prit dans ses bras, mais déjà il agonisait. Soudain des fusillades éclatèrent de partout. Des détenus qui n’avaient pas réussi à rejoindre encore leurs cellules, vu le nombre dans la cour, tombaient comme des mouches, beaucoup étaient blessés au dos et aux jambes. Cherrati fut atteint une deuxième fois par une forte fusillade qui lui arracha complètement la jambe. Par intermittence la fusillade s’arrêtait, et du haut des toits, des éléments armés lançaient dans la cour des crochets avec des cordes et remontaient les blessés et les morts. C’est ainsi que le cadavre de Cherrati fut hissé vers la terrasse.

Dans la cellule où je me trouvais, cinq grenades ont été jetées, on est restés collés au mur de la deuxième cellule qui nous a servi de refuge.

X.8 – Témoignage d’un détenu sur l’achèvement des blessés de la salle 25

Témoignage n° 12

Certains détenus sont sortis vivants du quartier et ont été exécutés immédiatement: El Wad, Bougueroun ainsi que Bouakaz… Ces deux derniers étaient blessés et ont été achevés directement.

Kacem Tadjouri était recherché par des personnes en civil… Quand ils ont appris qu’il portait une jaquette jaune, ils ont commencé à rechercher une personne avec une jaquette jaune. Lorsqu’ils l’ont retrouvé blessé dans sa cellule, ils lui ont dit: « Toi, la jaquette jaune, bouge ! » Lorsqu’il a bougé, l’une des personnes en civil a crié: « Il est toujours vivant ! Achevez-le ! »

Ils l’ont achevé…

Hocine Metadjer a été reconnu: « C’est celui-là Metadjer, tue-le».

Les assassinats de détenus étaient précis et sélectifs: Cherrati a été le premier à tomber près de nous, une balle dans le front.

Dans notre cellule, plusieurs grenades ont été lancées à travers le guichet, et ensuite ils tiraient toujours à travers le guichet… C’est là que j’ai été touché de deux balles.

Dans la salle 25, deux détenus ont été complètement brûlés. J’ai vu un capitaine de parachutistes tracer une croix avec de la craie sur le dos de certains détenus… Ceux-là étaient immédiatement sortis des rangs et exécutés…

Dans la cellule 29, il y avait beaucoup de blessés encore en vie. Lorsqu’ils sont rentrés [l’armée] on a entendu des coups de PA: ils ont tous été achevés après avoir été suppliciés à la baïonnette et au poignard.

X.9 – Témoignage de détenu sur l’assassinat de Tadjouri

Témoignage n° 13

Maintenant, je sais que je suis, de fait, condamné à mort comme tous les autres qui ont été assassinés. Le directeur et un officier des gardiens sont venus après [le carnage] me voir et m’ont dit que j’étais un meneur. J’ai dit non, alors ils m’ont ramené un détenu de droit commun cagoulé pour leur servir de témoin à charge, il m’a regardé et a refusé de parler, et quand je l’ai fixé dans les yeux, j’ai constaté qu’il pleurait. J’ai su par la suite qu’il a été puni et frappé parce qu’il avait refusé de témoigner injustement contre moi.

Le 14 mars 1995 le directeur est revenu me voir et m’a dit: « Bla rabi mateslekha (Même le Seigneur ne pourra pas te sauver).» Le directeur-adjoint aussi est venu me voir et m’a menacé de mort.

Le 22 février 1995, des gendarmes accompagnés d’un gardien parcouraient les salles et les cellules à ma recherche et à celle de Tadjouri Kacem. Comme ils n’ont pas réussi à nous retrouver, ils ont utilisé les mégaphones et ont appelé nos noms. J’étais dans la cour où étaient entassés près de 400 détenus. Des codétenus m’ont dit de me cacher car les gendarmes vont te tuer comme ils l’ont fait pour certains qu’ils ont appelés. Je n’ai pas bougé de ma place. À un moment des gendarmes nous ont demandé de nous lever et de décliner notre identité. Arrivé mon tour, j’ai donné que la moitié de mon nom, alors ils sont passés aux autres et sont repartis. Je suis resté ainsi jusqu’à la fin du carnage et du départ des gendarmes.

X. 10 – Témoignage sur l’assassinat du détenu Boumezrag Djamal

Témoignage n° 14

[…] Après le cauchemar de la sanglante nuit où des parachutistes, des gendarmes et des policiers en civil, armés jusqu’aux dents, ont perpétré un effroyable massacre contre nous, et nous n’avions pour seule défense que des cris d’Allah Akbar, des gémissements et des cris d’effroi, libre cours a été donné à certains gardiens et certains éléments des forces de sécurité d’assouvir leur soif de sang en exécutant impunément leur forfait avec la bénédiction des responsables présents. C’est ainsi que nous avons vu un détenu, Boumezrag Djamal, entassé avec nous dans la cour, qui suffoquait et gémissait du fait de son asthme et criait de toutes ses forces pour demander assistance. Il fut pris violemment à partie par le gardien Selsaf Ramdane qui voulait le contraindre au silence. Il lui assena des coups à la tête avec une barre de fer ayant à son extrémité une boule massive. Il poussait des râles indescriptibles, puis se tut. On a appris par la suite qu’il était mort.

X. 11 – Témoignage d’une mère à la recherche de la tombe de son fils.

Témoignage n° 15

[Témoignage de Mme Doumer Fifi épouse Taouch Mohamed, mère du jeune Taouch Réda né le 13 avril 1974 à Bordj Ménaïel et assassiné lors des événements de Serkadji.]

Mon fils était employé dans un atelier d’artisanat-menuiserie dans le quartier. Le 23 avril 1994, à 3 heures du matin, des hommes cagoulés et des militaires (paras) ont arrêté mon fils à la maison. J’ai effectué pendant quatorze jours des recherches, mais sans résultats. Chaque fois, ils me disaient qu’il n’était pas chez eux. Plusieurs jours après, j’ai reçu une lettre de lui, de la prison de Serkadji.

Après de pénibles démarches et des attentes interminables devant la cour d’Alger (je devais être sur place à 6 heures du matin), j’ai pu lui rendre visite une fois tous les huit jours puis une fois tous les quinze jours. Chaque fois que je lui posais une question sur son état il me disait: « Machaa Allah (C’est la volonté de Dieu), je suis avec mes frères, mon affaire est très simple, je n’ai rien fait et je sortirai incha Allah le jour du jugement. » C’était sa nature, il était toujours souriant et ne me parlait jamais de sa situation en prison, bien que les autres détenus confiaient à leurs parents le mauvais traitement qu’ils subissaient. Chaque fois, il me répétait qu’il serait acquitté parce que son dossier était vide.

Le mercredi 22 février 1995 je me suis rendue à la prison de Serkadji pour amener le couffin à mon fils. C’était le mois de ramadhan, j’ai trouvé plein de monde, des femmes et des hommes de tout âge groupés et maintenus loin de la prison, j’ai demandé ce qui se passait. «Quelque chose de grave», m’a répondu une vieille femme. Des fusillades, des détonations ont duré toute la nuit, mais on ne savait rien des détenus. J’ai crié « Mon fils ! » J’ai jeté mon couffin et couru vers un gendarme En me voyant venir, il m’a lancé: «Va-t-en, on a tué tous les terroristes. » Les gens parlaient que nos enfants étaient tués Tous les jours on se rendait à la prison, jusqu’au lundi matin. Le samedi, on s’est rendu au cimetière d’El Alia. On a vu des tombes sans aucune indication, certaines (une vingtaine seulement portaient des noms).

Les policiers nous ont dit de rentrer et demain on vous donnera la liste à la morgue. Ce même jour, c’est-à-dire le samedi matin, on s’est rendus à la morgue de Bologhine. Il y avait cinq camions stationnés et les pompiers mettaient des corps dans des caisses. Les policiers nous ont empêchés de voir.

Le samedi, à 16 heures, j’étais au cimetière lorsque les pompiers sont arrivés dans cinq camions et ont descendu cinquante-cinq caisses, on les comptait une par une. Ils sont restés jusqu’à 18 heures 30. Les policiers nous ont sommés de quitter les lieux. Les agents du cimetière ont mis les cinquante-cinq caisses dans les tombes.

Le dimanche à 8 heures 30 j’étais à El Alia, il y avait beaucoup de monde. Certains étaient là très tôt. On a attendu jusqu’à 14 heures 30 pour voir la liste. Les morts portaient X Algérien et pas de liste.

X. 12 – Témoignages de mères de détenus

Témoignage n° 16

J’ai reçu le télégramme annonçant la mort de mon fils le 27 février 95. Le 28, je me suis rendue au tribunal de Raïs Hamidou, Bab El Oued. Là-bas, ils m’ont dit qu’ils n’avaient aucune liste et aucun renseignement. Ce n’est que le lundi 6 mars que le tribunal m’a remis un permis d’inhumer mentionnant X Algérien.

Je me suis rendue au cimetière. Là, j’ai trouvé beaucoup de tombes sans aucune indication, d’autres portaient des noms, le nom de mon fils n’existait pas, et c’est un employé, fossoyeur, qui m’a montré une tombe sans aucune inscription et m’a dit que le numéro 146 que vous cherchez doit être cette tombe, j’ai posé un petit morceau de bois où j’ai inscrit le nom de mon fils pour identifier la tombe.

Quelques jours après, mais sans la conviction que c’était la tombe de mon fils, je suis revenue et j’ai chargé des maçons pour construire la tombe.

J’ai oublié de vous dire que le dimanche 4 mars 1995, le procureur de la République du tribunal de Bab El Oued lui-même nous a dit qu’il n’était au courant de rien.

Témoignage n° 17

[Témoignage de la mère Larachi Telidja]

Un vendredi, des policiers sont venus rechercher mon fils Boudjemaa. Ne l’ayant pas trouvé, ils m’ont dit qu’il devait se présenter à son retour, le samedi matin. Il s’est présenté au commissariat d’El Harrach et là, ils lui ont dit de se présenter au commissariat central pour affaire le concernant. À ce niveau, ils l’ont gardé un mois et dix jours. On est resté sans nouvelles lui jusqu’au jour où on l’a retrouvé à Serkadji, son frère qui y était déjà nous a informés de son incarcération.

Lorsque j’ai appris ce qui se passait à Serkadji, je m’y suis rendue aussitôt, et là j’ai trouvé des centaines de mères d’épouses, d’enfants et de parents de détenus, loin de la prison qui était encerclée par des gendarmes qui, de temps à autre, tiraient en l’air pour éloigner toute personne osant s’approcher pour s’informer.

Chaque jour, matin et soir, je me rendais pour m’enquérir sur le sort de mes enfants mais sans résultats. On se rendait par petits groupes de femmes et d’hommes qui à la morgue, qui à la justice, qui au cimetière, mais sans succès. Chaque fois, on nous indiquait qu’ils « n’étaient au courant de rien », et ce n’est que le lundi 27 février en rentrant chez moi le soir qu’on m’a annoncé qu’un télégramme était parvenu annonçant la mort mon fils Boudjemaa dans une « mutinerie » qui a eu lieu à Serkadji.

Et après de multiples démarches et des silences inexpliqués des autorités judiciaires et administratives, sur les motifs de la mort, l’enterrement sans notre présence et surtout l’inhumation sous l’indication X Algérien, j’ai enfin retrouvé une tombe où l’on m’a dit que mon fils était enterré.

Los de la visite de la tombe de mon fils à El Alia, j’ai trouvé deux femmes qui étaient devant la même tombe, elles ont reçu deux permis d’inhumer portant le même numéro.

X. 13 – Témoignages de familles de victimes n’ayant pas retrouvé la tombe de leurs parents assassinés au cours du carnage.

Témoignage n° 18

Je suis le père de Bouazza Abdelaziz, lâchement assassiné par les autorités qui, en principe, devaient le protéger et garantir sécurité, du fait qu’il était détenu entre leurs mains dans établissement de l’État.

Et ce qui m’a fait le plus mal et qui attise ma douleur de père, de citoyen algérien et d’infirme, est que mon fils a été enterré sans la moindre considération et sans aucun égard accordé à tout être décédé. Mon fils a été enterré de la manière la plus ignoble car aucune indication n’est précisée sur le lieu de sa tombe.

Lorsque je me suis présenté après de pénibles démarches auprès des autorités qui m’ont délivré un permis d’inhumer, celui-ci ne mentionnait pas le nom de mon fils mais X Algérien. Au cimetière d’El Alia on m’a indiqué une tombe correspondant au numéro 243 figurant sur ledit permis, mais lorsque je me suis présenté à cette tombe, grande fut ma surprise d’y trouver un homme qui m’a dit qu’il s’appelait Yaacoubi et que dans cette tombe, il avait enterré son propre frère le nommé Yaacoubi Messaoud. Je suis retourné alors au bureau de réception et là, à ma grande stupéfaction, lorsque j’ai expliqué au préposé ce qui venait de m’arriver, il a pris son stylo et a barré sur le permis d’inhumer le n° 243 et inscrit à côté un autre numéro, celui de 238.

Lorsque je me suis rendu les jours suivants pour éclaircir cette énigme et trouver la nouvelle tombe de mon fils, j’ai trouvé d’autres personnes ayant leurs parents décédés à Serkadji dans le même cas que moi.

Je dois également préciser que bien avant sa mort, mon fils a été assassiné dans ses droits lorsqu’il a été arrêté le 19 octobre 1993 par la police et maintenu pendant quarante-cinq jours sous la torture au commissariat d’Hussein-Dey, alors qu’on nous a appris que les nouvelles lois fixaient la période dite de garde à vue à douze jours.

Témoignage n° 19

Je suis le père de Cherifi Omar et je n’ai rien compris quant à l’enterrement de mon fils. En effet, lorsque je me suis présenté au tribunal de Bab E1 Oued, on m’a donné un permis d’inhumer portant le numéro 245 et quand j’ai été au cimetière d’El Alia à la tombe 245, quelqu’un d’autre y était enterré, et quand j’ai demandé des explications à l’administration on m’a simplement barré ce numéro pour mettre un autre numéro (235) sans aucune explication.

X. 14 – Témoignages de détenus sur le matraquage systématique et sur les représailles après le carnage

Témoignage n° 20

La salle 25 qui comprend huit cellules réservées aux condamnés à perpétuité fut l’objet d’une attaque acharnée, par fusillades et grenades.

Vers 15 heures les forces de l’armée, de la gendarmerie et de la police ont commencé leur attaque, ciblant particulièrement l’aile où est située la salle 25, sans laisser aux autres prisonniers dans la cour le temps de rejoindre leurs cellules. L’utilisation des armes a été intensive et continue, accompagnée de jets de grenades. Cette situation a duré sans discontinuité jusqu’à 5 heures du matin le mercredi 22 février.

Les fumées provoquées par les grenades nous étouffaient, On était asphyxié mais personne n’osait bouger de sa place. On entendait des voix de prisonniers qui criaient de douleur parce que touchés par balles ou grenades. Des dizaines de grenades offensives ont été jetées dans les cellules, on a vu des corps complètement déchiquetés.

Les « otages » ont été atteints suite à l’assaut intensif et l’utilisation des grenades. À chaque fois que la fusillade s’arrêtait, un responsable militaire, un colonel, criait où se trouvaient Boumaarafi et le gardien.

Au début, Cheikh Cherrati a été tué par une balle dans la tête, ainsi que Hacène Kaouane qui fut tiré et traîné par terre devant les prisonniers avant d’être assassiné au milieu de la cour. D’autres prisonniers m’ont rapporté que d’autres ont connu le même sort que Kaouane, comme Harik Nourreddine, El Wad Mohamed, Kritous Mourad et bien d’autres que je connais de vue seulement. Le prisonnier Boumezrag Djamal fut tué par le gardien nommé «l’Araignée ».

Le carnage a duré jusqu’à près de 9 heures du matin du mercredi, soit environ dix-sept heures. Même les mitrailleuses (FMPK) ont été utilisées contre les prisonniers cachés au fond de leurs cellules.

Le sang coulait beaucoup de la salle 25. Tous les prisonniers ont été mis à plat ventre au milieu de la cour sur le sang, des flaques et des ruisseaux, et on nous donnait des coups violents sur le corps. Moi j’ai reçu plusieurs coups sur la tête et le dos. La plupart des prisonniers portent des traces de blessures.

Après les coups, c’était le vol. Les gendarmes, l’armée et les gardiens enlevaient avec force aux prisonniers leurs vêtements, leurs souliers de sport (Reebock, Adidas), les gardiens volaient la nourriture, les couvertures, les stylos dans les cellules. Nous avons passé la nuit dans la cour sous une pluie abondante. Et durant toute cette période, c’était le matraquage systématique, les gendarmes ordonnaient à certains prisonniers de se lever et d’écarter les jambes, puis ils leur donnaient des coups de pied entre les cuisses, les prisonniers hurlaient de douleur, certains tombaient évanouis, d’autres vomissaient. Nous, on tremblait de froid, de faim et de peur.

Des gardiens se promenaient à travers les corps entassés ou marchaient dessus et donnaient des coups avec des barres de fer et poussaient des cris hystériques. Un gardien, dit « l’Araignée », tenait dans sa main une grosse boule de fer, avec laquelle il frappait les détenus allongés.

Témoignage n° 21

[…] Je n’oublierai jamais la nuit du 21 au 22 janvier 1995, qu’on a passée sous le froid et la pluie, entassés les uns sur les autres par centaines.

Pour passer le temps, certains hommes armés désignaient certains d’entre nous et nous ordonnaient de sauter, danser et chanter en proférant des grossièretés. Puis l’un d’eux a eu l’idée de demander à tous les « quatre yeux » d’enlever leurs lunettes, de les jeter par terre et de les écraser avec les pieds. Après cela, aucun détenu n’avait de lunettes. Moi, j’ai souffert de ma myopie des jours et des jours.

Témoignage n° 22

[…] On se trouvait entassés dans la cour, les uns sur les autres

J’essayais au maximum de me blottir pour ne pas recevoir des coups de barre de fer comme mes camarades ou une « douche d’urine de gendarmes.

À un moment, on nous sortait de la cour, tous ceux qui portaient leurs lunettes de vue encore intactes ont été obligés de les enlever, de les jeter par terre et de les piétiner. À l’instar de mes camarades, j’ai été contraint de les casser, la douleur au cour parce que je ne comprenais pas la gratuité de ce geste, fait dans un établissement d’État, et aussi parce que je suis myope et que mon père a fait beaucoup de sacrifices pour me les acheter.

Témoignage n° 23

[Témoignage de Maître Zouita]

[…] J’étais dans la cour, au lendemain du carnage, lorsque trois gardiens sont venus vers moi avec des barres de fer à la main. Ils m’ont roué de coups. Je suis alors tombé par terre presque évanoui, et pour m’humilier d’avantage, ils m’ont dévêtu et abandonné ainsi, étendu sur le sol.

X. 15 – Témoignage sur la manipulation médiatique

Témoignage n° 24

Je suis l’un des rescapés du carnage de Serkadji. Un jour, les gardiens sont venus et m’ont conduit dans l’un des locaux d l’administration de la prison. On m’a fait asseoir sur une chaise face à une caméra, et le procureur général, en présence d’autre m’a dit de raconter ce qui s’était passé. J’ai commencé à raconté les scènes horribles que j’ai vues et les événements que j’ai vécus.

« Non ! m’a-t-il dit, ce n’est pas ce que je veux ! Voici version que tu dois dire ! »

Suite à mon refus, j’ai subi des violences, et sous la pression et les menaces, j’ai été contraint de faire des déclaration télévisées qui m’ont été dictées et qui sont contraires à la vérité.

Conclusion

Le déroulement des faits tels que rapportés par les différents témoignages des survivants démontre que tout a été minutieusement préparé pour créer un prétexte et une ambiance de mutinerie justifiant une intervention sanglante.

La préparation, l’exécution et l’échec programmé de la << tentative d’évasion », ainsi que de la « mutinerie » provoquée par l’apparition subite d’hommes cagoulés avec pour mission déterminée d’ouvrir à clé ou par bris les cellules des condamnés à mort pour s’éclipser par la suite, en sont les preuves les plus manifestes et les plus flagrantes. Le mécanisme mis en marche ne sera plus arrêté, malgré les « grains de sable » causés par la présence dans la cour de Boumaarafi, assassin présumé de Mohamed Boudiaf, et du gardien Mebarki, qui aurait joué un rôle important dans les événements. Même la présence des policiers et étrangers détenus n’a rien arrêté. Et c’est ainsi que l’assaut sera donné lorsque Boumaarafi et le gardien auront été hissés vers la terrasse, et que le procureur général se sera écrié: « Formidable ! »

Après les tirs ciblés qui ont fait comme première victime Ykhlef Cherrati, la fusillade a commencé dans la cour; le rideau protecteur est tombé et avec lui treize victimes de droit commun, puis ce fut le tour des éliminations physiques des détenus politiques.

Le film des événements tel que reconstitué par les différents témoignages des survivants montre qu’il s’agissait bel et bien d’une entreprise d’éradication menée contre des détenus politiques, dont le seul délit est d’avoir une opinion différente. Après le carnage, des hommes cagoulés sont réapparus, mais cette fois-ci en compagnie du directeur de la prison, pour conduire des détenus tirés de leurs cellules vers des lieux secrets.

Ces témoignages dévoilent aussi clairement que le documentaire télévisé réalisé par le procureur général en personne visait a dénaturer les faits, en imposant à des détenus otages de l’administration des témoignages confortant les thèses officielles.

N’est-il pas permis de s’interroger sur la finalité d’une instruction sur le carnage de Serkadji menée par les autorités judiciaires impliquées ? Que seront les résultats d’une telle instruction, émanant d’une instance juge et partie dans cette affaire ?

Les familles des victimes sont conscientes que cela ne leur rendra pas leurs disparus, mais elles sont convaincues qu’en brisant le mur du silence sur de telles perversions du rôle l’État, on contribuera avec force à ce que de tels agissements inhumains et indignes ne puissent plus se reproduire, et empêchera l’Algérie de basculer dangereusement dans monde de l’horreur où la répression, la manipulation et torture sont les moyens privilégiés de la gestion des affaires l’État.

Elle sont convaincues également que la vérité sur cette affaire servira à instaurer les conditions favorables à l’émergence d’État de droit.

Face à cette situation odieuse qui n’est pas sans rappeler crimes de guerre imprescriptibles au regard du droit international, les familles des victimes, leurs avocats et militants des droits de l’homme lancent un appel pressant à conscience universelle et aux organisations humanitaires et des droits de l’homme pour concrétiser l’exigence de la constitution d’une commission d’enquête neutre et indépendante, afin contribuer à la manifestation de toute la vérité.

 

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