L’entreprise algérienne depuis l’ouverture économique de 1988

L’entreprise algérienne depuis l’ouverture économique de 1988

De la fin de l’hégémonie étatique à l’essor du privé

El Watan, 16 janvier 2017

Les reformes engagées à la faveur des événements d’Octobre 88 ont induit des changements majeurs qu’on ne peut pas nier, à commencer par le bouleversement du champ des élites qui, à nos yeux, constitue une des plus importantes ruptures systémiques opérée à la faveur de ce soulèvement populaire.

Il faut, en effet, bien savoir qu’avant ces réformes (promulgation en 1989 d’une Constitution qui protège l’entreprise privée que la Charte nationale de 1976 avait pratiquement fait disparaître et de la loi sur la Monnaie et le Crédit qui organise le fonctionnement général de l’économie de marché) qui ont effectivement ouvert les champs politique, économique et social, vivaient sous le régime des entreprises étatiques (sociétés nationales, entreprises socialistes et entreprises locales) aux ordres d’un pouvoir monolithique et fortement jacobin (centralisateur).

Le chemin vers la transformation de ces entreprises étatiques en sociétés par actions et la création d’entreprises privées tenues par l’obligation de résultats fut évidemment long et semés d’embûches. Vingt-huit années de réformes censées porter un nouveau projet de société c’est, évidemment, trop court pour établir un bilan exhaustif des transformations générées par ce long et fastidieux processus de changement, mais par contre suffisant pour mesurer les résultats les plus tangibles en matière d’évolution entrepreneuriale.

Autour de 30 000 nouvelles entreprises par an

C’est ainsi qu’en dépit d’une situation sécuritaire, d’un climat des affaires peu motivant et d’une application souvent chaotique des textes portant réforme économique, l’Algérie a, il faut le reconnaître, fait un grand pas en matière de création de petites et moyennes entreprises. Plus de 750 000 sociétés de divers statuts juridiques, parmi lesquelles des SARL et EURL familiales n’excédant guère 10 salariés prédominent, activaient déjà dans notre pays à la fin de l’année 2015 et il se créerait, bon an mal an, entre 25 000 et 30 000 sociétés nouvelles à l’initiative de promoteurs très majoritairement nationaux. C’est véritablement une révolution qui s’est emparée du monde des entreprises quand on se rappelle qu’à la veille du soulèvement de 1988, on ne comptait dans l’Algérie socialiste qu’une centaine de sociétés privées, pour la plupart dans un état végétatif.

Du bilan de ces vingt-six années de mise en œuvre des réformes économiques, nous relevons également à l’actif de l’Algérie que les femmes sont de plus en plus nombreuses à s’impliquer dans le processus de création et de gestion d’entreprises. Les services du registre de commerce avaient rendu public en 2010 déjà le chiffre étonnant de 100 000 registres de commerce, allant de la petite boutique commerciale à la petite et moyenne entreprise industrielle ou artisanale octroyés à des femmes.

Mais quelles appartiennent à des hommes ou à des femmes, les entreprises ainsi créées sont, dans leur écrasante majorité, de très petites entreprises familiales de négoce, de services et de BTPH répertoriées sous le vocable de TPE ou de startups. Mais le parcours d’une entreprise pouvant être assimilé à celui d’un être humain qui naît, grandit, se marie (partenariat, association), fait des enfants (essaimage, création de filiales) et meurt, on ne désespère pas de voir bon nombre de ces entités survivre au temps pour devenir à terme des entreprises d’envergure aux mains de managers compétents.

Si ces statistiques de création d’entreprises peuvent paraître dérisoires au regard de certains pays développés ou émergents connaissant des démographies d’entreprises autrement plus prolifiques, la courte histoire de l’entreprise privée algérienne autorise à appréhender ces chiffres avec un certain optimisme. Vu sous l’angle de la transition à l’économie de marché qui n’a réellement été entamée qu’au milieu des années 1990, les statistiques de création de sociétés privées sont également encourageantes, car il ne faut jamais perdre de vue que l’entreprise privée algérienne est jeune, nous dirons même très jeune, son droit à l’existence en tant qu’entité légale ne remontant, en réalité, qu’au milieu des années 80’ avec l’octroi à quelques-unes des rares sociétés encore en activité de lignes de crédits et d’autorisations globales d’importation gérées, on s’en souvient, par la Chambre algérienne de commerce et d’industrie (CACI).

Le privé toujours suspect

Ce court historique permet, en effet, d’apprendre que l’entreprise privée algérienne n’a jamais fait bon ménage avec les pouvoirs politiques en place. On se souvient, à titre d’exemple, qu’au lendemain de l’indépendance, Ahmed Ben Bella, le premier président algérien, avait publiquement menacé «d’envoyer au hammam» les entrepreneurs algériens qualifiés de «gros bourgeois», et que c’est précisément de son temps que les quelques industriels que comptait l’Algérie indépendante avaient été contraints à l’exil. Sous le régime de Boumediène, l’exclusion du «privé exploiteur» était également érigée en dogme avec, à la clé, la promulgation en 1976 d’une Charte nationale d’obédience socialiste résolument opposée à la libre entreprise qui plombera le secteur privé durant plus d’une décennie.

C’est sous le règne de Chadli Bendjedid, au pouvoir de 1979 à 1990, que s’effectueront non sans difficultés les premières grandes ouvertures après une période probatoire de plusieurs années essentiellement consacrée à l’élimination du personnel politique hostile aux changements souhaités. La première grande remise en cause de la sacro-sainte Charte nationale ne sera concrètement effectuée qu’en 1989 à la faveur de la promulgation d’une nouvelle Constitution favorisant certaines libertés, parmi lesquelles celle d’entreprendre et de s’associer. Les émeutes d’octobre 88 serviront de catalyseur à ce processus de réforme devant mener l’économie et le système politique vers davantage d’ouverture. L’économie de marché devait ainsi succéder à l’économie administrée et le pluralisme politique au système du parti unique.

Des réformes majeures seront, à cet effet, mises en œuvre avec beaucoup de célérité par le gouvernement de kasdi Merbah mais, aussi et surtout, celui de Mouloud Hamrouche à l’origine de la promulgation d’une batterie de lois (autonomie des entreprises publiques économiques, loi relative à la monnaie et au crédit, démonopolisation du commerce extérieur, libéralisation des prix, etc.) favorisant le développement et l’ancrage du secteur privé dans la société algérienne. Ces réformes systémiques majeures ouvriront de nouveaux horizons, aussi bien à l’entreprise publique qui s’autonomise des champs politique et administratif, qu’aux citoyens qui peuvent désormais créer leur propre affaire, adhérer au parti politique et syndicat de leur choix, lire des journaux autres que ceux de la presse publique, créer des associations non gouvernementales, etc. Un véritable chamboulement existentiel venait de s’opérer sous les yeux ahuris d’Algériens formatés par l’idéologie socialiste et qui n’en demandaient pas tant.

La société algérienne avait ainsi commencé à se libéraliser, aussi bien sur le plan politique (pluralisme politique et syndical) qu’économique (engouement pour la création de PME, abandon de la tutelle de l’Etat sur les entreprises publiques, adhésion aux mécanismes du marché, etc.). Les entreprises étatiques s’autonomisent des tutelles ministérielles sous l’impulsion des Fonds de Participation qui les avaient aidées à acquérir le statut de société par actions. La création de sociétés privées algériennes et étrangères est officiellement encouragée par la loi sur la monnaie et le crédit, ainsi que par les codes de commerce et d’investissement, qui seront promulgués quelques années plus tard.
Le monopole sur le commerce extérieur exercé par les sociétés nationales est aboli et les entreprises de droit privé autorisées à importer au moyen du dinar devenu convertible. Les prix autrefois soutenus par l’Etat seront, à l’exception de quelques produits de première nécessité, progressivement libérés. Les banques publiques acquièrent elles aussi le statut de société par actions, soumises à la concurrence interbancaire au même titre que les banques privées algériennes et étrangères, désormais autorisées à activer en Algérie.

Illisibilité économique sur fond d’instabilité politique

Les réformes engagées au pas de charge immédiatement après les événements d’octobre 88 seront malheureusement ralenties et, souvent même, détournées de leur objectif initial pour plusieurs raisons : le climat d’insécurité engendré par l’annulation du processus électoral qui avait failli amener un parti islamiste aux commandes du pays et l’injuste isolement de l’Algérie de la scène internationale sous le fallacieux prétexte d’avoir interrompu un processus électoral qui l’engageait vers un mortel destin. Les attaques terroristes du 11 septembre 2001 à New York mettront en évidence cette sinistre réalité, mais l’Algérie aura entre-temps payé le prix fort à cet embargo qu’on avait fait longtemps subir.

L’autre raison, étroitement liée elle aussi au climat d’insécurité, a trait à l’instabilité gouvernementale qui s’est installée en Algérie de 1988 à 1999. Jusqu’à cette dernière date qui marque le retour à une relative stabilité gouvernementale, l’Algérie avait connu, faut-il le rappeler, 5 chefs d’Etat, 11 chefs de gouvernement et une pléthore de ministres.
Chacun de ces gouvernants a souhaité impulser, au gré des circonstances et des arrière-pensées politiques, une nouvelle dynamique aux réformes, mais en modifiant un peu trop souvent les lois et montages institutionnels en vigueur. Les chefs de gouvernement duraient si peu a leur poste qu’ils n’avaient, dans le meilleur des cas, que le temps de remettre en cause les actions engagées par leur prédécesseur, mais rarement celui nécessaire à la mise en œuvre de leurs propres réformes.

De ces atermoiements et remises en cause érigés en mode de gouvernance a résulté le désordre dans la conduite des changements qu’on continue à observer aujourd’hui encore, le manque de visibilité économique et, bien entendu, la crainte bien réelle d’assister à d’autres remises en cause au gré des sensibilités des prochains dirigeants. Ces pratiques récurrentes seront à l’origine de troublantes remises en cause de réformes pourtant utiles au pays et qui occasionneront de coûteuses pertes de temps et d’insoutenables statu quo qui retarderont et rallongeront considérablement la transition à l’économie de marché. La période de transition qui ne devait initialement durer qu’une quinzaine d’années a ainsi été reléguée aux calendes grecques avec tous les risques de dérapages d’un pilotage sans cap.

A tous ces blocages qui ont beaucoup nui aux entreprises, il y a lieu d’ajouter les ralentissements et les remises en cause engendrés, aussi paradoxal que cela puisse paraître, par l’embellie financière générée dix années durant par la forte augmentation des recettes d’hydrocarbures. C’est à la faveur de l’afflux massif de pétrodollars dans les caisses de l’Etat que resurgissent en effet les tentations de populisme avec, à la clé, le reniement des réformes structurelles indispensables à l’essor des entreprises et, notamment, celles du secteur privé. Convaincus que la manne financière dont ils disposent peut leur permettre de retarder, voire même de faire l’impasse sur certaines réformes impopulaires, les autorités concernées retardent ainsi chaque année un peu plus l’avènement d’une authentique économie de marché, imposant du coup au pays un système hybride, cumulant les tares du régime socialiste et celles du système libéral en formation. Des deux systèmes qui se juxtaposent, les Algériens n’ont le plus souvent tiré que des désavantages.

Mais toujours est-il que le train de réformes que les gouvernements algériens ont réussi à engager de 1988 à ce jour ont tout de même induit des changements majeurs qu’on ne peut nier, à commencer par le bouleversement du secteur des entreprises qui, à nos yeux, constitue une des plus importantes ruptures systémiques opérée par l’Algérie. Il ne faut, en effet, pas oublier qu’à l’entame des réformes en décembre 1988, l’économie algérienne était fortement étatisée.

Essor prodigieux du privé

A côté des 5000 entreprises publiques nationales, régionales et locales, les quelques sociétés privées qui subsistaient faisaient pâle figure. Le secteur public économique contribuait à environ 90% du Produit intérieur brut (PIB) et assurait l’ensemble des fonctions économiques et commerciales (production, distribution et services). Les réformes économiques et les ajustements structurels imposés en 1993 par le FMI feront disparaître l’écrasante majorité de ces entreprises. Pas moins de 1400 Entreprises publiques locales (EPL) seront dissoutes, 450 entreprises nationales et régionales (EPE) seront liquidées, et environ 500 autres privatisées. Il ne reste aujourd’hui qu’environ 900 entreprises publiques économiques, pour la plupart gravement empêtrées dans d’irrémédiables problèmes de déstructuration qui assombrit leur avenir.

Les réformes ont par contre favorisé l’émergence en nombre des entreprises privées qui, en dépit de tous les blocages que leur font subir les bureaucraties, connaissent un essor prodigieux. Des quelques dizaines de sociétés qui subsistaient encore à la fin des années 80’, on est passé en l’espace de vingt-six années seulement à près de 750 000 aujourd’hui. Elles contribuent au PIB hors hydrocarbures à hauteur de 80%, offrent plus des deux tiers des emplois et occupent tous les créneaux d’activités, à l’exception des hydrocarbures encore sous le giron de l’Etat.

La fulgurante percée du secteur privé a aussi permis à de nouvelles élites d’émerger à la faveur de ce «boom » remarquable des initiatives entrepreneuriales. Bien que fraîchement sortis des universités et autres instituts de formation supérieure, ces jeunes managers sont en train de modifier de fond en comble la manière de gérer les entreprises, favorisés en cela par les nouvelles techniques de management, les nouvelles technologies et les apports multiformes de partenaires étrangers.

Ce sont, sans doute, toutes ces élites qui ont émergé à la faveur des réformes de 1988 qui effectueront progressivement les ruptures systémiques qui permettront l’émergence de la société moderne et démocratique à laquelle l’écrasante majorité des algériens aspire. Notre affirmation repose sur le fait qu’il n’existe pas de cloisonnement entre l’économique et le politique, les deux étant parfaitement imbriqués et que le pouvoir de l’argent conduit généralement au pouvoir politique. Et quand bien même on ne permettra pas durant quelque temps encore à ces entrepreneurs de s’approcher du terrain politique, nous demeurons convaincus que c’est de cet espace entrepreneurial qu’émergeront dans un proche avenir les élites qui prendront en main le destin du pays.
Nordine Grim


Des entreprises familiales en majorité

Gouvernance et succession en question

Favorisée par l’essor sans précédent de l’investissement public et de la demande sociale, la démographie des entreprises privées a pris son envol dès le début des années 90’ pour exploser littéralement dans le courant des années 2000 et 2010.

Les naissances de sociétés à capitaux privés atteindront de par leur nombre et l’étendue des créneaux d’activité investis des records sans précédent.

Comme il n’est pas de tradition chez le privé algérien de faire appel aux banques pour monter des affaires, le capital argent nécessaire sera en grande partie prélevé de l’épargne familiale. Cette dernière n’a, de ce fait, jamais été aussi fortement sollicitée que durant ces dix dernières années, période durant laquelle ont vu le jour pas moins de 600 000 entités économiques privées. La famille entrepreneure fonctionne ainsi comme une structure de mise en commun, non seulement de ressources matérielles, mais plus largement encore des réseaux de relations permettant des échanges précieux d’informations et d’expériences qui vont influer sur le choix du créneau d’investissement, mais aussi sur la mise en œuvre d’initiatives entrepreneuriales, comme le markéting, le design des produits et la recherche de débouchés.

A l’origine de l’entreprise privée algérienne, il y a donc, dans l’écrasante majorité des cas, le groupe familial qui a engrangé ses premières grandes recettes financières à la faveur d’opérations commerciales, de négoce ou de transactions foncières (vente ou location de terres agricoles) effectuées après l’indépendance du pays, car, avant la libération du pays, il n’existait en Algérie que quelques entreprises appartenant à des Algériens. Elles employaient à peine 2500 ouvriers alors les 10 400 sociétés appartenant aux colons faisaient travailler environ 400 000 employés si on se réfère aux chiffres avancés par Djilali Liabes dans sa thèse de doctorat d’Etat consacrée aux entreprises et entrepreneurs privés algériens

Exception faite des apports individuels de capitaux pour la constitution d’entreprises sous forme de SARL, EURL ou SPA qui a pris de l’ampleur à l’aune des réformes économiques et des opportunités offertes par les sociétés étrangères qui s’installent en Algérie, la mobilisation de capitaux pour monter une entreprise est, d’abord et avant tout, une affaire strictement familiale, rétive à tout apport étranger. On ne met en commun les recettes disponibles qu’entre membres de la famille parmi lesquels peuvent figurer des personnes issues d’alliances matrimoniales. Et quel que soit le statut juridique adopté par la société (entreprise individuelle, en nom collectif ou autres), c’est presque toujours en famille qu’on prend l’initiative de créer une entreprise, de lui fixer son objet social, en l’assurant du soutien financier de tous et de la mise à contribution du réseau d’influence de chacun des membres.

C’est pourquoi en Algérie l’entreprise privée est beaucoup plus souvent liée à l’histoire de la famille qui a pris l’initiative de la créer qu’à sa propre histoire. Le propriétaire-gérant qui représente la société vis-à-vis des tiers n’est de ce fait perçu qu’à travers la place de père, frère, sœur ou gendre qu’il occupe au sein de la famille entrepreneure. Autrefois tenues en marge de la sphère productive et du processus décisionnel, les membres de la famille de sexe féminin (épouses, belles-filles et belles-sœurs) occupent depuis ces vingt dernières années une place non négligeable dans le processus de création et de répartition patrimoniale de l’entreprise familiale en prenant, dans certains cas, la direction d’une des sociétés filiales. Il n’est, en effet, pas rare aujourd’hui que des affaires qui peuvent prendre l’aspect d’un actif immobilier, d’un moyen de production, d’un commerce ou d’une filiale spécialement créée à cet effet leur soient offertes à titre de dot, avec le souhait qu’elles les fassent fructifier pour le bien de tout le groupe familial.

Et même si le nombre de femmes à la tête d’entreprises familiales ne dépasse guère le millier aujourd’hui, leurs résultats managériaux n’ont rien à envier à ceux des hommes et la voie pour un patronat féminin plus nombreux est, nous en sommes convaincus, résolument ouverte.
Cette perception du privé familial est aussi valable pour les entreprises ayant le statut de société par actions, mais que l’on continue malgré tout à désigner du nom de la famille propriétaire. Les firmes privées Cevital, SIM, Arcofina, Bativert, Biopharm, Benamor, pour ne citer que ces entreprises emblématiques de la nouvelle économie algérienne, continuent toujours à être désignées du nom de leurs patrons, en dépit de la notoriété de leur raison sociale et, pour certaines, de leur statut de sociétés par actions qui requiert l’association de plusieurs actionnaires à leur capital social. Ceux qui les désignent ainsi ne sont, toutefois, pas dans l’erreur, car quel que soit le nombre d’associés au capital de ces entreprises, l’écrasante majorité des détenteurs de parts fait généralement partie de la même famille.

Ce comportement, qualifié par certains sociologues de «paranoïaque», peut être interprété comme un réflexe spontané de défense contre un Etat perçu comme partenaire trop puissant en faveur duquel seront tranchés tous les conflits qui viendraient à surgir et les associés étrangers à la famille qui pourraient éventuellement les abuser, car non soumis au code ancestral de loyauté auquel sont soumis les membres d’une même famille.

L’entreprise familiale a, en effet, pour caractéristiques d’appartenir à une ou plusieurs familles qui en détiennent le capital social, qui exercent directement ou indirectement le pouvoir de gestion pour en tirer le maximum de profits et garantir sa pérennité de manière à ce qu’elle puisse être transmise à leur progéniture. Le poids des sentiments dans les relations qu’entretiennent patrons et associés issus d’une même famille avec leurs entreprises est considérable. Il peut, parfois même, transcender les règles sacro-saintes de la bonne gouvernance lorsque des impératifs d’ordre familial l’exigent, comme par exemple prélever directement de l’argent des recettes de la société pour payer une dette qui n’a rien à voir avec l’activité de l’entreprise ou prendre en charge des frais de soins ou de mariage d’un membre de la famille.

L’obsession de se limiter au cercle familial poussera même ces patrons à financer l’équipement et le fonctionnement de leurs entreprises uniquement sur fonds propres. Quitte à réduire leurs ambitions de croissance, ils feront rarement appel aux crédits bancaires et encore moins à des créanciers extra familiaux.

La crainte de s’endetter auprès de bailleurs de fonds étrangers à la famille qui pourraient faire valoir d’humiliantes exigences ou auprès des banques publiques dont le pouvoir de nuisance à l’égard du privé est réputé redoutable, incite ces entrepreneurs à ne compter que sur eux-mêmes et sur certains membres de la famille pour mobiliser le capitaux nécessaires.
La croissance prodigieuse du nombre d’entreprises privées (un peu plus de un million, selon le recensement économique effectué par l’ONS en 2011) constatée tout au long de ces vingt dernières années n’a, à l’évidence, pas changé grand-chose à cette tendance à l’autofinancement, ces dernières n’ayant reçu, selon les estimations, qu’environ 15% des crédits à l’économie, en grande partie captés par les entreprises publiques. Les entreprises privées qui réalisent aujourd’hui l’essentiel de la richesse nationale (80% du PIB hors hydrocarbures) mériteraient pourtant un traitement autrement plus favorable en matière d’octroi de crédits.

Ce qui n’est, malheureusement, pas le cas pour 88,2% d’entre elles qui, selon les estimations de l’ONS, n’ont dû compter que sur leurs fonds propres.

Le capital-argent à la faveur duquel se créent les entreprises privées prend généralement sa source dans l’épargne familiale (rarement individuelle) accumulée au gré d’une trajectoire historique qui lui est propre. La vente d’un bien immobilier hérité (maison ou terrain dans l’indivision), les fruits d’une affaire exceptionnelle, la spéculation, les rentes générées par l’exercice ou la proximité du pouvoir, etc.), constituent aujourd’hui encore les sources privilégiées du capital-argent investi pour créer ou accroître la valeur des actifs des entreprises familiales. Une habitude forgée par la nécessité économique et l’histoire qui sera bien difficile à changer !
Nordine Grim