Refrancisation ? Constat d’échec ?

Refrancisation ? Constat d’échec ?

Ou retour du refoulé ?

Par Marnia Lazreg, Sociologue, City University Of New York, Le Quotidien d’Oran, 4 août 2004

Quarante-deux ans après sa naissance, le gouvernement algérien post-colonial se retrouve une vocation française. Tambour battant, il passe l’éponge sur un passé qui n’a jamais cessé de se prolonger dans le présent. Il clame «réconciliation», si ce n’est réalisme politique.

Cet acte volontaire, qui se veut à la fois magnanime et historiquement mûr, en réalité occulte des questions culturelles et de psychologie sociale qu’il n’a pas abordées depuis 1962. Que le gouvernement ait décidé de rejoindre les clubs militaires occidentaux qui se sont attelés à la chasse aux «terroristes» est sans doute défendable. Mais qu’il laisse se greffer à la question sécuritaire celle de la langue, de l’éducation et de la culture est contestable. L’amour soudainement témoigné à la langue française révèle à la fois un constat d’échec de la politique linguistique (malheureusement dite d’arabisation, comme si l’arabe était une langue étrangère au pays) poursuivie depuis des années et un raisonnement faux sur l’une des causes du «terrorisme» en Algérie, qui est souvent imputée à l’enseignement de l’arabe à l’école fondamentale.

Comment expliquer autrement que l’une des principales caractéristiques de l’Université est présumée être sa déficience dans l’enseignement de la langue française et qu’il faille immédiatement recruter 10.000 enseignants (probablement français) pour y pallier. Ne serait-ce pas là l’une des conditions imposées par la France, comme elle l’a fait au Vietnam au début des années 90 ? S’il y avait égalité d’échanges entre l’ancien colonisateur et l’ancien colonisé, la France s’engagerait à enseigner l’arabe en deuxième année comme il est prévu que nous le fassions pour le français. En fait, c’est l’anglais que les écoliers français apprennent depuis déjà longtemps. Le problème de la décolonisation identitaire n’ayant jamais été posé et débattu sérieusement, et ce même par les berbéristes qui continuent d’utiliser des schémas historiques franco-français malgré la justesse des problèmes qu’ils soulèvent.

Quarante-deux ans après l’indépendance donc, des journalistes comme M. Cheniki du Quotidien d’Oran appliquent à ceux qui se demandent comment et pourquoi le français revient en force dans le discours politique, le diagnostic établi durant la période coloniale contre les indigènes, à savoir «le complexe du colonisé». Il y a cinquante millions de Français parfaitement capables de défendre la langue de leurs ancêtres les Gaulois, sans qu’ils aient besoin de l’aide de M. Cheniki. Quand les colonisés d’hier volent au secours du colonisateur (lors même que celui-ci n’est pas en danger), il faut en conclure que, en tant que société et gouvernement, nous avons fait du surplace depuis 1962.

Ce qui a été «refoulé», comme dirait un grand homme de la psychanalyse, est revenu pour nous hanter, si ce n’est pour nous tourmenter.

L’Algérie de la mondialisation militariste s’amorce par une autre fuite en avant, au lieu de faire face aux problèmes identitaires charriés comme ils le sont par une langue qui n’a cessé de mener le combat contre les langues et cultures «indigènes». L’histoire de l’Algérie est en grande partie l’histoire de la fabrication d’une identité coloniale qui englobe aussi bien M. Cheniki que moi-même. Cette fuite en avant laisse en suspens des questions d’ordre fondamental: Par exemple, comment se fait-il qu’une fillette de 6 ans donne comme adresse de sa famille «la rue d’Isly»? Comment expliquer qu’un jeune homme de 20 ans (donc né bien après l’indépendance) commence une phrase en arabe et la termine en français ? On blâme souvent les enseignants pour ce problème, qui peut-être les dépasse, pour rejoindre la famille, les médias et certainement la classe politique. L’Algérie est devenue récemment une mode française. Une génération de jeunes historiens décortiquent les politiques de leurs aînés à notre égard, théorisent et expliquent ce que nous avons subi «scientifiquement». La réaction des historiens interviewés récemment par le Quotidien d’Oran a été sans doute plus nuancée que celle de M. Cheniki, mais remarquable quand même: les historiens ne veulent pas que le coup d’éponge volontariste de notre gouvernement efface le travail d’histoire. Leur profession ne devrait pas souffrir de la politique de l’histoire.

Ils ont raison. Mais nous aussi, qui n’avons pas encore résolu notre problème colonial en nous-mêmes, avons le droit de nous élever contre le droit que les politiciens s’arrogent de nous déclarer «réconciliés» par signature d’un contrat.

C’est une affaire étrange que ces retrouvailles de part et d’autre de la Méditerranée, avec une ministre de la Défense française qui fait du social, un Président qui porte à croire qu’il va changer de langue «officielle», le tout tramé sans l’avis de ceux qui sont le plus concernés: les gens du peuple qui vivent les séquelles d’une colonisation psychique, affective, culturelle aussi bien qu’économique. Leur dévastation n’a pas de nom parce que rarement reconnue, et les coups d’éponge d’en haut ne font que l’exacerber.