Une commission d’enquête en Algérie, c’est possible
Il existe un instrument international, le CIEF, qui n’a pas besoin de feu vert du Conseil de sécurité de l’ONU
Une commission d’enquête en Algérie,
c’est possible
Par Olivier Russbach (Olivier Russbach est directeur du centre de recherches Droit international 90)
Libération 6/05/98
Une enquête sur les massacres en Algérie peut être envisagée sans avoir à recourir à la fiction de l’«ingérence». L’Algérie s’est en effet liée juridiquement à l’éventualité d’une commission en reconnaissant, le 16 août 1989, la compétence d’une commission d’enquête susceptible d’établir la réalité de faits allégués être des infractions graves aux conventions de Genève de 1949, c’est-à-dire de crimes de guerre. Il s’agit de la Commission internationale d’établissement des faits (CIEF).
La CIEF apparaît en filigrane dans les conventions de Genève de 1949. Ces conventions instituent en effet l’obligation de poursuivre les auteurs d’infractions graves au droit humanitaire et elles préconisent une «procédure d’enquête». La CIEF ne fut cependant instituée qu’en 1977, dans le premier protocole additionnel aux conventions de Genève, protocole que l’Algérie a ratifié librement il y a neuf ans. Elle est opérationnelle depuis 1992: elle a son siège à Berne, et est constituée de quinze membres, parmi lesquels des juristes de grand renom, qui y servent à titre personnel. Son président est le professeur néerlandais Frits Kalshoven, naguère président de la commission ad hoc créée par le Conseil de sécurité des Nations unies pour enquêter sur les crimes commis en ex-Yougoslavie. Son premier vice-président est algérien. Son site Internet est animé depuis Alger…
La CIEF n’a besoin d’aucune décision du Conseil de sécurité de l’ONU pour intervenir. Elle peut être saisie par tout Etat partie au Protocole I qui en aurait reconnu la compétence et qui alléguerait l’existence d’infractions graves aux conventions de Genève par un autre Etat ayant lui-même reconnu la compétence de cet organe. Ces Etats sont aujourd’hui au nombre de cinquante-trois. La commission peut par ailleurs offrir ses bons offices en vue de faire cesser les infractions.
Parmi les questions préalables à la compétence de la CIEF en Algérie, celle de la qualification du conflit n’est pas la moindre. La CIEF n’est en effet peut-être compétente que pour les crimes commis lors de conflits internationaux, impliquant deux ou plusieurs Etats et non pour les conflits internes. Des experts le soutiennent, d’autres réfutent cette interprétation. Il s’agit là d’un débat fondé, qui peut aujourd’hui passer du champ théorique au champ judiciaire. Car la commission est elle-même juge de sa compétence. C’est elle qui, si elle était saisie, serait appelée à trancher cette question.
«L’Algérie ne voudra jamais d’une telle enquête»… «Ce serait admettre l’existence, chez elle, d’infractions graves aux conventions de Genève»… «Aucun des cinquante-trois Etats en ayant reconnu la compétence ne voudra la saisir»… L’approche conventionnellement défaitiste du droit international conduit parfois à la négation de ce droit. Mais, face au prétendu «vide juridique» dans lequel s’enferme souvent la «communauté internationale», la tentative de saisir la CIEF n’aurait-elle pas, au moins, l’avantage d’engager un débat public sur le recours aux instruments du droit international?
Une fois le débat lancé, les interrogations prendront toute leur ampleur. Peut-être la CIEF ne se jugera-t-elle pas compétente pour les crimes commis en Algérie arguant qu’ils s’inscrivent dans le cadre d’un conflit interne; peut-être non, l’Algérie elle-même accusant régulièrement des pays étrangers, notamment européens, d’assurer une base arrière aux terroristes agissant sur son sol et de faire ainsi office de receleurs, voire de complices.
En tous les cas, demander (ou proposer) à l’Algérie qu’elle accepte, ou qu’elle sollicite elle-même, l’enquête d’une commission dont elle a reconnu à l’avance la compétence, qui n’est pas issue d’une décision du Conseil de sécurité et n’a donc aucun caractère punitif, vexatoire ou «occidental», reste une piste digne d’être tentée. Onze Etats membres de l’Union européenne sur quinze, vingt-six du Conseil de l’Europe sur quarante, dont la Fédération de Russie, opposée à une enquête décidée par le Conseil de sécurité, reconnaissent également la compétence de la CIEF et peuvent tenter de la saisir et de faire prévaloir une interprétation large et constructive de leurs obligations.
Parmi les Etats membres de l’Union européenne les plus visiblement actifs sur la question algérienne, la Belgique, qui a reconnu la compétence de la CIEF en 1987 déjà, ou l’Allemagne, qui l’a reconnue en 1991 et dont le ministre des Affaires étrangères Klaus Kinkel assure que «la terreur en Algérie défie tout entendement», pourraient agir en faveur de sa saisine. Le Royaume-Uni, qui a récemment dirigé une mission diplomatique à Alger, a ratifié en janvier dernier le Protocole I aux conventions de Genève et s’apprête à reconnaître à son tour la compétence de la CIEF. Il pourrait ainsi très vite en faire autant. Entre, par exemple, l’Algérie et la Belgique, l’Algérie et l’Allemagne, l’Algérie et le Royaume-Uni lorsque ce dernier aura matérialisé sa reconnaissance de la CIEF, aucun accord préalable n’est nécessaire à sa saisine. La déclaration de reconnaissance vaut, par avance, accord pour une saisine à l’égard des Etats qui ont fait la même déclaration et qui allégueraient la commission d’infractions graves au droit humanitaire.
Un inconvénient peut être opposé à une intervention de la CIEF: ses travaux sont secrets. Mais n’est-ce pas là le propre de l’instruction judiciaire dans plusieurs systèmes juridiques? Cet argument n’est d’ailleurs pas absolu: les parties concernées peuvent renoncer au secret et, comme le prévoit expressément le texte fondateur de la CIEF, demander à cette dernière de rendre publiques ses conclusions. Autre problème lié à la CIEF: le coût de son intervention. L’Etat qui sollicite une enquête doit en payer les frais, au sens financier s’entend. Aucun ne souhaite peut-être engager ces frais. Mais il y a sans doute là une place pour les associations de défense des droits de l’homme, qui pourraient agir pour que la question financière soit résolue positivement et soutenir ainsi le droit des particuliers à voir leurs gouvernements respectifs utiliser les instruments disponibles pour faire respecter le droit international humanitaire.
Dernier «obstacle», exclusivement politique cependant: ni la France ni les Etats-Unis n’ont ratifié le Protocole I aux conventions de Genève, ni a fortiori reconnu la compétence de la CIEF. Or, il arrive de penser que seuls les textes reconnus par l’ensemble des grandes démocraties ont «force de loi». Ce n’est évidemment qu’une représentation collective du droit international; tenace, certes, et dont on devine les racines, mais erronée, infondée et insoutenable juridiquement. Les cinquante-trois Etats qui ont reconnu cet instrument à ce jour et qui s’appliqueraient à établir le lien juridique entre les crimes commis en Algérie, leur reconnaissance de la CIEF et leur obligation de «faire respecter» le droit international humanitaire peuvent le démontrer.
L’avantage final peut être esquissé ici. Il s’agirait de faire fonctionner le système juridique international et de réfuter, par là même, l’affirmation de son inexistence, de son inefficience. Ou alors, au contraire, de souligner clairement ses défaillances, pour pouvoir y remédier.
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