L’Irak, l’Amérique et le devenir du monde arabe

L’Irak, l’Amérique et le devenir du monde arabe

Lahouari Addi, Le Quotidien d’Oran, 16 février 2003
Professeur de sociologie à l’IEP de Lyon,
Membre de l’Institute for Advanced Study, Princeton, USA

Les Etats-Unis d’Amérique ont décidé unilatéralement d’envahir l’Irak avec ou sans résolution du Conseil de Sécurité pour des raisons différentes qu’ils avancent officiellement dans les instances de l’ONU. Malgré l’opposition d’un courant d’opinion intérieur (la majorité des Américains préfèreraient que la couverture de l’ONU soit acquise) et la réticence d’alliés européens traditionnels (France, Allemagne, Belgique), l’administration Bush est déterminée à passer outre le Conseil de sécurité en cas de véto d’un membre permanent. La crédibilité et l’utilité de l’ONU n’ont jamais été autant en jeu qu’au cours de cette crise. L’objectif inavoué des Américains est de se débarrasser du régime de Saddam Hussein pour inaugurer une nouvelle politique envers le monde arabe considéré désormais comme une source potentielle d’insécurité internationale.

Désarmer l’Irak n’est qu’un prétexte destiné à l’opinion publique interne et externe très sensible sur la question du terrorisme après les attentats du 11 septembre 2001. La presse à grand tirage présente Saddam comme le nouveau Hitler, l’allié de Bin Laden prêt à lui donner des armes chimiques et biologiques pour perpétrer de nouveaux actes plus meurtriers que ceux de septembre 2001. Il ne se passe pas un jour où cette même presse n’agite le spectre de cellules islamistes dormantes installées aux USA attendant le feu vert pour passer à l’action. La côte d’alerte terroriste a été élevée à la couleur orange (juste avant le maximum rouge) le mercredi 12 février pour préparer psychologiquement la population à la guerre imminente.

Pourtant Saddam Hussein, dictateur local sans grande envergure, cherche désespérément à survivre après avoir donné le maximum de garanties aux Américains : assassinat de Abou Nidal à Baghdad; retour des inspecteurs de l’ONU avec des facilités inimaginables quelques mois auparavant ; visite des palais présidentiels; autorisation d’interviewer les scientifiques irakiens sans la présence de policiers ; autorisation de survol des U2 et des drones dans le ciel irakien ; signature enfin vendredi 14 février par Saddam d’un décret interdisant l’usage d’armes de destruction massive. Mais les Américains n’en ont cure. Les faucons du Pentagone, ne s’étant pas remis des 3000 morts du 11 septembre 2001, veulent reconfigurer la carte du Moyen Orient selon leurs volontés grâce à la puissance militaire de leur pays. Ils savent que Saddam n’a pas les moyens de frappe que lui prête la presse et leur objectif est au-delà de la destruction de quelques barils de produits chimiques. Profitant des attentats du 11 septembre condamnés à l’échelle planétaire, y compris par les opinions des pays arabes, ils veulent extirper l’anti-américanisme dans une région d’où sont originaires les auteurs des attentats de New York et Washington. Ils cherchent surtout à rééditer le précédent japonais, n’hésitant pas à évoquer l’arme nucléaire (Ronald Rumsfeld à CNN le 14 février 2003), pour transformer cette région en modifiant radicalement la donne politique. Les nombreux « think tank » à Washington ont en effet le modèle nippon en tête. Le Japon militariste, ennemi de l’Amérique, a été transformé après Pearl Harbor (où il y eu moins de morts qu’à New York) en puissance pacifiste et en principale alliée en Asie.

Mélangeant vocation impériale et vision pragmatique, le raisonnement concernant le monde arabe est simple et consiste à considérer le Moyen Orient comme une menace pour la sécurité internationale et en premier lieu la sécurité des Etats-Unis. Les régimes arabes, dirigés par des monarchies conservatrices et des oligarchies militaires ou civiles brutales et incompétentes, exportent la contestation vers des pays considérés comme leurs soutiens. Les attentats du 11 septembre sont analysés comme une attaque des opposants à la monarchie wahhabite (15 des dix neuf pirates de l’air sont des Saoudiens). Ce serait donc un problème interne à l’Arabie Saoudite qui est à l’origine de la fureur anti-américaine qui a mené à la destruction des tours jumelles et d’une partie du Pentagone. Impopulaires, les régimes arabes menacent indirectement la sécurité de leurs alliés occidentaux comme l’a déjà montré l’extension de la crise algérienne à la France en été 1995 lorsque Paris a été le théâtre d’attentats sanglants perpétrés par le GIA. Ce même GIA n’a pas hésité à tenter de frapper l’aéroport de Los Angeles en décembre 1991. L’auteur de la tentative, Ahmed Rassam, est détenu en prison aux USA, et son complice a été arrêté par la police algérienne sur information de la CIA qui le filait en Algérie, selon la journaliste Judith Miller du New York Times (NYT du 8 décembre 2000).

La lutte entre les régimes arabes et leurs opposants est désormais une affaire américaine, écrit Fouad Ajami dans la dernière livraison de Foreigns Affairs (janvier-février 2003). L’universitaire américain, d’origine libanaise, explique que les USA n’ont pas d’autre choix pour assurer leur sécurité que de s’impliquer davantage dans la vie politique intérieure de pays instables exportateurs d’insécurité. Ce qui conforte les faucons de l’administration Bush pour qui non seulement l’Amérique a le droit de se défendre mais aussi le devoir moral d’aider la démocratie à s’établir dans la partie du monde où elle a le plus de difficultés à s’enraciner. Georges W. Bush l’a clairement affirmé dans son message annuel de l’Union le 20 janvier dernier répétant que l’Amérique aidera les peuples opprimés par leurs régimes.
S’inspirant de cette nouvelle doctrine, les faucons du Potomac veulent faire de l’Irak un exemple de construction démocratique dans le monde arabe pour affaiblir à terme les militaires brutaux et les conservateurs. Ceci aidera les élites civiles issues de classes moyennes, attachées à l’alternance électorale, à prendre le pouvoir, estime Douglas Feith, sous secrétaire à la défense, dans un magazine célèbre (lire l’article « After Iraq. The plan to remake the Middle East » par Nicholas Lemann, NewYorker, 17-24 février 2003). Les faucons du Pentagone pensent que l’Irak est le pays tout indiqué pour commencer à transformer le monde arabe. Souffrant d’une dictature militaire brutale, la population est susceptible, si nous faisons attention, précise Stéphane Cambone, adjoint de Douglas Feith, d’accueillir les troupes américaines en libérateurs. Possédant pétrole et eau en grande quantité, le pays est riche et facile à reconstruire. Ce n’est ni l’Egypte surpeuplée et pauvre, ni l’Arabie Saoudite conservatrice et encore tribale. Les Irakiens seront aidés à reconstruire leur pays, sans aucune visée colonialiste ou impérialiste, affirment désintéressées les mêmes sources. Elles ajoutent que l’armée américaine se retirera dès que la démocratie sera restaurée, en y laissant des amis qui deviendront de puissants alliés dans la région qui en sera transformée : le régime syrien tombera comme un fruit mûr et le Liban suivra. En Iran, la jeunesse sera encouragée à demander des libertés au régime des mollahs. Les conséquences se feront sentir jusqu’au Maghreb dont l’autoritarisme des régimes nourrit l’islamisme violent. C’est ce que prévoient tout au moins les décideurs à Washington.

Le 11 février dernier, le sous secrétaire à la défense Douglas Feith et le sous secrétaire d’Etat Marc Gossman ont évoqué pour la première fois le plan de reconstruction de l’Irak après l’invasion militaire devant le Congrès dont certains membres étaient assez sceptiques. Ils ont d’emblée exclu que l’opération ne durerait que quelques mois car une telle opération demande du temps. Il faudra au moins deux années de présence militaire américaine pour permettre au général Tommy Franks, commandant en chef des forces armées américaines dans la région, pour remplir la mission qui lui aura été assignée : détruire les armes interdites par l’ONU, éliminer les cellules terroristes, commencer à reconstruire les infrastructures, neutraliser les militants du parti Baath et les exclure de l’administration, protéger les frontières du pays principalement de l’Iran, etc. Les exilés seront encouragés à retourner dans leur pays et de nouveaux responsables locaux seront sollicités à s’impliquer dans la vie politique à travers des élections, prévoient en outre les deux sous secrétaires Feith et Gossman. Le plan prévoit aussi la refonte du droit irakien et la révision de la constitution. Une fois la tâche terminée, ont-ils ajouté, le général Tommy Franks et son armée quitteront le pays après être resté moins longtemps que le général Mac Arthur au Japon à qui il a fallu sept ans.
Ce plan comporte toutefois une inconnue et un oubli. L’inconnue est que personne n’est en mesure de dire si les Irakiens résisteront à l’occupation de leur pays ou non. Si la résistance prend forme et s’organise en portant des coups sévères aux troupes américaines, un engrenage incontrôlable pourrait s’enclancher. A cette remarque, Feith cite l’écrivain Samuel Goldwyn qui disait « qu’il ne faut jamais se fier aux prévisions, surtout celles du futur ». L’oubli est le contentieux entre les masses arabes et les USA au sujet de la Palestine. Certains universitaires soutiennent que l’hostilité envers les USA ne s’explique pas par le conflit israëlo-palestinien mais plutôt par le rejet des valeurs démocratiques qu’incarne l’Amérique (voir l’article très contestable de Michael Scott Doran, Professeur à Princeton University, « Palestine, Iraq and US strategy », Foreign Affairs, janvier 2003). C’est une façon de se voiler la face car sur ce terrain à Washington le terrain est balisé. Pour diminuer la méfiance des arabes vis-à-vis de leur pays, les faucons américains doivent d’abord faire plier les faucons israëliens opposés à la création d’un Etat palestinien.
Le monde arabe est à la veille de bouleversements profonds. Mais encore une fois, la dynamique du changement sera externe comme au XIXè. siècle lors de la colonisation.