La politique sécuritaire (extrait du livre de L. Martinez)

La politique sécuritaire

Luis Martinez, La guerre civile en Algérie, Paris 1998, pp. 229-259.

En janvier 1992, au lendemain de 1’interruption du processus électoral, plusieurs dangers menacent l’institution militaire qui s’est donné pour tâche d’écarter le FIS du contrôle de l’État. Au risque de voir se soulever les trois millions d’électeurs de ce parti s’ajoute celui d’une implosion des appareils répressifs. Ces deux hypothèques levées, l’armée affronte à partir de 1993 une guérilla menée par les maquisards et une multitude de bandes armées dans l’Algérois. Nous avons montré comment la logique de guerre de ces bandes n’a pas été capable de menacer les fondements du régime, en s’abstenant de s’en prendre aux installations pétrolières et gazières. Dilapidant le capital électoral de l’ex-FIS, elles n’ont pas pu mobiliser les électeurs islamistes pour les soutenir dans leur combat. De même, nous avons montré comment le régime, à travers la politique de privatisation et de libéralisation, a su répondre à la fois aux revendications de la petite bourgeoisie favorable à l’ex-FIS et aux intérêts de l’armée, en accordant des droits de propriété sur les entreprises privatisées. Dans ce chapitre, nous analysons plus directement la politique militaire du régime: existe-t-il une stratégie militaire contre la violence islamiste? Quels sont ses moyens ? Quelles fins vise-t-elle ?

Depuis la crise de l’été 1962, l’armée est perçue à travers le prisme d’une lutte de clans: bien des observateurs pronostiquent, à terme, son éclatement (2) Lorsque les regards ne se portent pas sur les « clans » ou les forces obscures, on pointe les fractures culturelles au sein de l’institution (3). Force est de constater, après cinq années de guerre civile, que l’institution militaire est parvenue à surmonter ces fractures, accréditant l’hypothèse d’une « technicisation » réussie de son fonctionnement. Aussi s’efforcera-t-on de répondre aux questions suivantes, nécessaires à la compréhension de la relative victoire de l’armée: Quelles sont ses ressources ? Qui sont ses partenaires économiques ? Combien de temps encore accepteront-ils le coût de la guerre civile? L’armée peut-elle compter sur ses réseaux clientélistes ? C’est en partie dans la réponse à ces questions que se trouve le succès relatif de l’institution militaire. Comme le remarque Theda Skocpol, « un Etat peut rester assez stable – et certainement invulnérable aux révoltes de masses internes – même après avoir subi une importante délégitimation, surtout si ses appareils de répression gardent leur cohésion et leur efficacité » (4).

Ce chapitre vise à souligner les mutations qui se sont opérées dans l’institution militaire depuis le déclenchement de la guerre civile en 1992 et qui remettent en cause les restructurations entreprises au cours de la décennie quatre-vingt (5). On fait l’hypothèse que le déclenchement de la guerre civile en 1992 engendre une nouvelle forme de légitimité parmi les nouveaux responsables en charge de l’administration de la répression, comparable à la « légitimité révolutionnaire » des « colonels » de 1’ALN acquise dans la guerre de libération. Ce processus doit beaucoup au rééchelonnement de la dette, qui permet à l’armée, comme aux groupes islamistes armés et aux acteurs économiques, de puiser dans les ressources financières libérées à partir de 1994 les fonds nécessaires à l’entretien et à la modernisation de son appareil de répression.

La formation d’un corps d’armée spécialisé dans la lutte anti-guérilla

La lutte antiguérilla

Elle a évolué en fonction des ressources financières dont l’armée a bénéficié. On peut ainsi discerner deux périodes: en 1992 et 1993, ce sont les unités de l’armée régulière, accompagnées par la gendarmerie (6) et la Sûreté nationale (7), qui sont chargées de la répression; aucune troupe n’est préparée à la lutte antiguérilla. « L’ennemi » de l’armée ne peut être qu’extérieur et seule la gendarmerie, dirigée alors par le général Ben Abbès Ghézaïel, est équipée d’un appareil de guerre apte à la contre-guérilla, mais elle sera très vite dépassée par la situation. Alger voit même des unités de l’armée jusque-là stationnées à la frontière marocaine venir prendre position, en 1992 et 1993, aux carrefours stratégiques. Soldats professionnels, les hommes du désert coiffés de leur chehch stationnent autour des points névralgiques pour le régime. Policiers et gendarmes tentent en vain de neutraliser, par des « descentes » dans les communes islamistes, les débuts de la contestation. Ce n’est qu’à partir de 1993 qu’un véritable corps d’armée spécialisé dans la lutte anti-guérilla est constitué à partir d’unités issues de l’armée, de la gendarmerie et de la police II est composé de 15 000 hommes et commandé par le général Lamari, promu en juillet 1993 chef d’état-major des forces armées. Ce corps, formé d’unités d’élite, devient le pilier de la lutte antiguérilla. Ses effectifs ne cesseront de croître, pour atteindre 60 000 hommes en 1995, gérés par une Coordination de la sécurité du territoire créée en mars 1995 et chargée de centraliser l’activité des services de lutte antiterroriste. Jusqu’en 1994, les efforts de ce corps d’armée sont concentrés sur le contrôle des villes et particulièrement d’Alger, qui est encerclée en 1993, afin d’en extraire les combattants du MIA, et de les déraciner de leur environnement favorable pour les chasser vers des maquis de l’intérieur. Les militaires veulent éviter à tout prix la politisation des populations par des militants islamistes passés à la lutte armée. En éliminant systématiquement maquisards du MIA et militants de l’ex-FIS, ils favorisent l’émergence de nouveaux acteurs, les moudjahidin des bandes armées qui deviennent les « patrons » des communes naguère acquises au FIS. Cette stratégie contraint les derniers dirigeants et militants de l’ex-FIS à se réfugier dans les maquis, en intégrant une des diverses factions de la guérilla, tant les objectifs des bandes armées leur apparaissent contraires aux leurs. Les militaires remportent ainsi leur premier succès contre la guérilla en laissant ne subsister dans les municipalités du FIS que des bandes armées qui ne combattent pas au nom de ce parti, mais font le djihad au nom du GIA (8). L’étape suivante consiste alors à « abandonner » les banlieues aux « émirs » de quartier.

La tactique du pourrissement: la formation de ghettos islamistes

L’isolement progressif des communes du Grand Alger, outre qu’il fait fuir les populations les plus riches, les transforme en ghettos pour ceux qui y restent. Les bandes armées islamistes règnent à l’intérieur des quartiers mais ne peuvent en sortir, car des unités de l’armée les encerclent sans chercher à déloger les « émirs » qui y prospèrent. Aussi, dans la Mitidja (Chararba et bien d’autres petits villages), les populations vivent sous un « double état de siège »: encerclées par l’armée, stationnée à quelques kilomètres, qui contrôle les entrées et sorties, et investies à l’intérieur par les bandes armées ayant fait allégeance au GIA, qui font de même:

« C’était incroyable, des gamins avec des kalachnikov sur l’épaule, à toutes les rues. Ils contrôlent les gens et surveillent qui rentre et sort de la ville. Tu en vois le dos au mur, avec un pistolet dans la main, ils discutent. Ils n’ont même pas 18 ans peut-être. Les gens de la ville ne sortent plus pour se promener. Quand tu quittes la ville, c’est un autre encerclement que tu trouves, celui des militaires. Nous, on est sous un double état de siège. » (Habitant d’une petite commune de la Mitidja, 1995-96, France).

A une trentaine de kilomètres d’Alger, des localités demeurent ainsi sous le contrôle des « émirs » qui y détiennent le monopole de la violence. Les militaires ont délibérément choisi de leur abandonner les populations: cette tactique du pourrissement vise à éviter des pertes humaines pour des zones non stratégiques mais aussi à amoindrir les effets démoralisants sur ses troupes de la « sale besogne » (9) – quitte à fournir à la population lorsqu’elle sera exaspérée par les coûts de l’entretien des « émirs », les moyens d’organiser sa défense. L’armée crée ainsi les conditions favorables à l’organisation de milices, formées de civils excédés par la politique des « émirs » et dont les frais de fonctionnement seront pris en charge par le gouvernement.

Lorsque les seuls actifs sont les petits commerçants et que les bandes armées ne sont pas parvenues à s’insérer dans l’économie du négoce à travers la création de sociétés d’import/export, l’alternative que constitue la création de milices financées par le gouvernement apparaît comme une aubaine. Aussi certains commerçants n hésitent-ils pas à influencer les jeunes gens pour qu’ils réclament auprès de la wilaya (préfecture) les autorisations nécessaires, de même qu’ils poussent les « combattants » à se reconvertir et à faire le même métier, mais sous la protection de l’armée (10). Le fait que des repentis islamistes aient intégré des milices locales pro-gouvernementales est utilisé par les petits commerçants comme exemple à suivre.

Les milices: la privatisation de la violence

Préalable à l’émergence de milices, la tactique du pourrissement n’est pas la seule méthode. Les milices (11) deviennent à partir de la fin de 1994 partie prenante de la lutte anti-guérilla. Contrairement à la Mitidja, les milices qui se créent en Kabylie, par exemple, résultent d’un choix politique. Les responsables du Rassemblement pour la culture et la démocratie et du Mouvement culturel berbère (12) appelaient à 1’armement des populations locales dès 1993, comme seul moyen de lutter contre les groupes islamistes. D’abord rejetée par 1e régime, cette demande est acceptée après 1994. Le rééchelonnement de la dette et les différentes formes d’aide extérieure à 1’A1gérie 1ibèrent a10rs des revenus qui sont investis dans la politique sécuritaire. Trois types de milice apparaissent. En premier lieu, les « groupes d’autodéfense ». Implantés en Kabylie principalement, ils sont le bras armé des partis politiques et associations régionales. Tolérés par les forces de sécurité, ils n’en sont pas pour autant sous leur autorité, et naissent souvent en réaction aux menaces supposées ou réelles des islamistes: L’enlèvement du chanteur Matoub Lounès a, par exemple, justifié et légitimé ces milices, car il illustrait l’insécurité dans laquelle se trouvaient les habitants des villages (13). Les milices effectuent le même travail de contrôle que les bandes armées islamistes dans les communes de l’Algérois: les miliciens sont chargés de vérifier les entrées et sorties de leur villages et de les protéger contre des « ghazias » (14) de moudjahidin.

En second lieu, les milices dites de type «résistant» ou « patriote » sont des unités de combat qui travaillent avec les forces de gendarmerie (15). Equipés par le gouvernement, ses membres deviennent des auxiliaires du ministère de l’intérieur. Elles son t formées d’individus menacés par les islamistes, ou membres de familles d’une victime des groupes islamistes. Ces miliciens sont cautionnés par des organisations gouvernementales, comme l’Organisation nationale des moudjahidin (ONM), qui sont garantes de leur intégrité. Ils opèrent généralement à l’intérieur du pays, à proximité des villes et villages. Ils sont accompagnés des « gardes champêtres », (en fait d’anciens combattants de la guerre de libération qui ont repris du service) lorsqu’ils parcourent des massifs abritant des maquis. Les miliciens de type « résistant » sont très souvent de jeunes ruraux, dont un frère ou un oncle a été égorgé par des maquisards islamistes, ils sont animés d’un profond désir de vengeance qui n’a d’égal que celui des bandes armées de la banlieue. Ces milices sont rendues responsables de nombreuses exactions et sont créditées d’une certaine efficacité militaire:

« Avant, c’était les moudjahidin qui descendaient des montagnes pour attaquer, maintenant, c’est les miliciens qui vont dans les montagnes chercher les « terroristes », ils partent une semaine et un matin, tu vois à l’entrée des villages des têtes coupées posées sur la route, ce sont des têtes de moudjahidin, c’est les miliciens qui les ont coupées et posées sur la route. Maintenant ça a changé, les têtes c’est plus les islamistes qui les tranchent, c’est les miliciens. Si les miliciens continuent comme ça, dans deux ans ou trois ans, ils auront tué tous les moudjahidin. C’est à cause des miliciens que des moudjahidin se sont rendus, car le gouvernement dit: « II y aura la justice et la rahma (clémence) pour les « terroristes» qui se rendent », et d’un autre côté les généraux disent aux miliciens: « Quand vous les trouvez, égorgez-les ». Ceux qui étaient partis aux maquis par peur préfèrent se rendre avant que les miliciens les attrapent. » (Habitant d’un petit village, témoignage recueilli en France, 1996).

Enfin, un troisième type de milice est apparu au cours de l’année 1995 dans des villes de l’Est (16), qui n’a pas de dénomination. I1 s’agit de répondre à des intérêts privés. Financés par les notables locaux, les miliciens privés sont chargés de protéger leurs intérêts. Tout comme les « groupes d’autodéfense » en Kabylie, ces milices sont tolérées par le régime, voire encouragées par les stratèges militaires, partisans d’une militarisation des campagnes, afin de rendre plus difficile l’enracinement des maquis islamistes (17).

La formation de milices s’inscrit dans un schéma de lutte antiguérilla classique des armées depuis son application par le général Challe dans la guerre d’Algérie (18). La création des « haraka » (supplétifs de l’armée) pour lutter contre les maquisards du Front de libération nationale a servi de modèle tant aux armées du régime de l’apartheid en Afrique (19) qu’au Pérou dans sa lutte contre le Sentier lumineux avec la création des « ronderos » (20). Les milices en Algérie sont, dans ce dispositif militaire, chargées d’occuper le terrain, afin de parasiter les réseaux d’approvisionnement des maquisards islamistes. Contrairement aux unités d’élite de lutte anti-guérilla commandées par le général Lamari, elles restent en position dans les villes et villages où elles sont nées. Autant de territoires que l’armée est ainsi dispensée de contrôler. Toutefois, le recours aux milices n’est pas sans créer de nouveaux problèmes car, à la faveur de la guerre, ses membres bénéficient de privilèges – comme celui d’avoir un emploi et de l’argent – qui compromettent tout retour à la paix civile.

La garde communale: le contrôle des centres villes

Dernier maillon dans la lutte anti-guérilla, après la création d’un corps d’armée spécialisé et de milices, la formation d’une garde communale. Considérée comme peu sûre par le régime en 1992, la police connaît après 1994 de profondes transformations, sous l’impulsion du ministre de l’intérieur Meziane Chérif (21). En association avec les collectivités locales, et particulièrement avec les responsables de DEC (Délégation exécutive communale) et les walis (préfets), le ministre de l’intérieur assigne aux responsables locaux la mission de s’intégrer dans le nouveau dispositif de lutte anti-guérilla. L’accroissement des revenus du régime à partir de 1994 permet au ministère de l’intérieur de prendre en charge la sécurité dans les villes reconquises par l’armée au cours, de l’année 1993-94 (22). La « pacification » des espaces urbains entreprise par le corps d’armée de lutte anti-guérilla, permet au pouvoir de contrôler à nouveau les centres villes à Alger, Blida, Jijel, ainsi que des communes importantes de la Mitidja, comme: Boufarik, Larbaa, Khémis el Khechna etc. Une fois les militants des factions de la guérilla délogés de ces localités, pour rejoindre; les maquis, les autorités militaires créent une garde communale afin de contrôler les zones urbaines reconquises et permettre au corps d’armée spécialisé dans la lutte contre la guérilla d’entreprendre, à partir de 1994, ses premières attaques contre les maquis. Dans les banlieues d’Alger où les bandes armées qui ont fait allégeance au GIA se consolident, l’armée applique la tactique du pourrissement, dans l’attente d’un retournement de situation. Mais, dans les villes d’où les moudjahidin ont dû fuir, ce sont des unités de la garde communale qui appliquent la politique sécuritaire.

Le ministre de l’intérieur d’alors escompte atteindre un effectif de 50 000 hommes (23). Pour cela il recrute dans le même vivier que les factions de la guérilla et les bandes armées locales. De jeunes sympathisants de l’ex-FIS intègrent la garde communale, par calcul politique ou par nécessité. Dans la situation économique difficile qui est celle des jeunes gens en Algérie, un emploi dans la sécurité est une aubaine. D’autant plus que, contrairement aux « milices », les membres de la garde communale ne sortent pas des centres villes, ils ne sont opérationnels qu’à l’intérieur de ceux-ci. Même si parfois ils établissent des barrages routiers, en cas d’accrochages, les risques encourus sont moins grands que pour les groupes opérationnels qui accompagnent l’armée dans les opérations de « ratissage ». Renfloué financièrement par les instances internationales, le régime est à même d’offrir maints avantages à ces recrues (logements et voitures). La garde communale concurrence alors directement les bandes armées islamistes de quartier, car elle est à même de rendre des services que ces derniers ne peuvent offrir que si leur entreprise guerrière est efficace et lucrative (trafic, import/export).

Toutefois, même à l’intérieur des centres villes, la garde communale demeure confrontée à des opérations de commando de la guérilla Aussi est-elle accompagnée dans son travail par le Groupe d’intervention et de surveillance (GIS), unité d’élite de la police dont les hommes sont qualifiés de « ninjas » par la population en raison de leur tenue vestimentaire (ils sont protégés d’une cagoule). La lutte contre la guérilla urbaine leur incombe, ils possèdent le matériel de combat adéquat (ils circulent en 4 x 4, équipés d’appareils de communication etc.) et sont en permanence mobilisés. Enfin, la garde communale est soutenue par des unités spéciales en civil, qui patrouillent en véhicules flambant neufs de marques japonaises et françaises, arborant un « look » américain, casquette retournée et lunettes noires. Pour nos interviewés, sympathisants des maquisards islamistes, ce sont des chasseurs de primes qui travaillent à partir de renseignements, pistent, traquent et abattent les militants recherchés. Ils travaillent ouvertement et affichent une assurance que leur envie même leur « ennemi ». Ils sont estimés par certains, autant que les « émirs » de quartier, pour leur témérité et la folie qui les pousse à agir à visage découvert.

La modernisation de l’appareil répressif

Parallèlement à la création de ces unités chargées de la répression, le régime modernise leur outil de travail. A la faveur de la guerre civile, l’utilisation de l’informatique se généralise. A partir de 1994, l’ensemble des administrations (militaires, douanières, civiles) utilise des ordinateurs. Les casernes sont les premières à le faire: pour contrôler la situation militaire des jeunes, l’armée se dote de fichiers informatisés sur sa population en âge d’effectuer le service national. Ces données étant accessibles aux administrations douanières et aux services de police, les unités de lutte anti-terroriste sont, lors des contrôles d’identité, informées de la situation militaire de tout suspect.

La guerre contre les groupes armés favorise des « innovations technologiques» (24) qui ne manquent pas d’impressionner les sympathisants de l’ex-FIS, qui découvrent avec stupeur que ce régime considéré comme incompétent et corrompu utilise avec profit les systèmes informatiques:

« Subhan Allah (gloire à Dieu), il leur a fallu une guerre pour qu’ils se modernisent, ils ont mis des ordinateurs de partout, aux aéroports, dans les mairies, les casernes, les gendarmeries, même dans les véhicules des « ninjas ». Je te jure, j’aurais jamais cru qu’ils soient capables de se servir de l’ordinateur. » (Vendeur de boissons, banlieue d’Alger, 1994).

L’utilisation de l’informatique au service de la guerre développe le besoin d’un personnel compétent, aussi l’armée ouvre-t-elle des bureaux de recrutement de diplômés. Cette demande n’est pas sans séduire une partie des diplômés au chômage, estimés en 1992 à 74 000 (25) et naguère électeurs de prédilection du FIS. Les besoins de l’appareil répressif ne cessent de croître, notamment en matière de modernisation de l’armement. Ainsi, dès 1994, le ministère de 1’Intérieur passe commande d’hélicoptères civils de type Écureuil, sur lesquels on peut monter des équipements de contre-guérilla (26). L’armée a par ailleurs acquis en France du matériel de transmission et de combat nocturne susceptible d’être monté sur ses hélicoptères de fabrication soviétique (27).

Toute cette modernisation explique en partie le relatif succès du régime dans sa capacité à contenir l’expansion des maquis islamistes et des bandes armées locales. Obligée de s’adapter à une menace et à un ennemi non prévus par l’état-major, I’ANP a dû introduire dans la formation des officiers et des sous-officiers les principes de la lutte anti-guérilla. Quatre ans après le déclenchement de la guerre civile, l’école d’application des troupes spéciales de Biskra a sorti sa première promotion de « forces spéciales », baptisées du « nom du chahid Ali Nemer, un des héros de la glorieuse révolution du ler novembre 1954 (28). » La guerre civile comme la guerre de libération est à même de conférer une légitimité révolutionnaire aux jeunes élites militaires (29).

Ce dispositif sécuritaire explique en partie le succès du déroulement de l’élection présidentielle du 16 novembre 1995. En déployant ses trois cent dix mille hommes en armes sur tout le territoire pour « sécuriser » le processus électoral, le régime a répondu à sa manière aux hypothèses sur une implosion de son appareil répressif. A vrai dire, un tel succès s’explique en très grande partie par le soutien constant de ses partenaires politiques et économiques extérieurs, prêts à payer le coût de cet appareil sécuritaire. Le contrôle relatif des centres villes une fois assuré, débutent alors des offensives contre les maquis, nouvelles menaces pour la stabilité du régime et ses intérêts, notamment si les groupes armés se décident à attaquer les ressources stratégiques (gaz et pétrole). Dans son combat contre les maquisards, l’armée utilise alors l’arme de la guerre psychologique, parallèlement aux assauts militaires menés par les commandos de marine de Cherchel et les parachutistes de Biskra.

Guerre psychologique et emplois politiques

Avec le contrôle des villes, l’aura des « émirs » de quartier se ternit; le fait que l’armée refuse de les affronter et leur laisse les communes de la Mitidja leur fait perdre ce pour quoi ils étaient adulés: leur rôle de vengeur. Leur commune sombre dans la terreur et l’ennui; 1’« émir » en milieu urbain et son groupe deviennent un fardeau, ils gênent des populations qui ne trouvent plus d’intérêt à les soutenir. Les sympathisants islamistes vibrent, eux, pour de nouveaux héros: les maquisards installés dans les montagnes de l’intérieur du pays (30), qui suscitent un véritable engouement. Nous avons noté que Abdelkader Chébouti, surnommé le « liwa » (général) ou « le lion de la montagne », représentait, au lendemain de l’interruption du processus électoral en janvier 1992, un héros pour les électeurs-sympathisants du FIS. Puis il avait été éclipsé dans leur imaginaire par les « émirs » de quartier. Aux Eucalyptus, il est frappant de voir comment en une année, entre 1993 et 1994, les jeunes sympathisants de 1’ex-FIS passent de la fascination pour Abdelkader Chébouti, « émir » du MIA, à celle pour Saïd le tôlier, « émir » local. Or, la « privatisation » des bandes armées restaurera par la suite cette fascination pour les maquisards: en activité dans les montagnes, ces derniers cherchent à rejouer le rôle des « rebelles » tenu par les combattants de la guerre de libération. Afin de déconstruire cette mythologie naissante des maquis islamistes, le régime s’emploie, dès 1995, à donner la parole aux « repentis », estimés à 1 000 en 1995 puis à 2000 en 1996 (31). Leurs témoignages, diffusés aux heures de grande écoute sur ENTV, décrivent un univers désenchanté et cruel. Loin de représenter une source de dignité et de fierté, la guérilla, racontent-ils, s’apparenterait à « l’enfer ». Ainsi, en janvier 1995, ENTV diffuse le témoignage de deux repentis originaires de Bordj Menaiel: « Les terroristes qui ont envie de se rendre sont très nombreux, mais le chantage, la désinformation et les menaces de mort pratiquées par les « émirs » les en empêchent. » Prisonniers des maquisards islamistes, les nouvelles recrues n’aspireraient qu’à rejoindre leur quartier et à se faire pardonner de l’Etat. L’imam Ali Ayah, retenu deux mois par un groupe armé, déclare après sa libération:

(A la place de) « la pseudo-fraternité des frères en armes… j’ai vécu l’horreur. Ce sont des monstres qui n’ont rien à voir avec l’Islam. Ce sont des diables; les flammes de l’enfer sortent de leurs yeux. Inhumains, brutes, ils se refusent à toute discussion basée sur la logique. »

Ces témoignages de repentis médiatisés ou d’individus séquestrés se concluent par un appel à soutenir l’effort de guerre du régime:

« Rendez-vous aux forces de l’ordre… Assistez les forces de l’ordre dans leur effort d’extermination des groupes terroristes pour déjouer le complot ourdi contre l’Algérie et le peuple algérien », déclare l’un deux. Au dire de ces repentis, la technique d’enrôlement des maquisards consiste à susciter la peur des forces de sécurité chez des individus sympathisants de l’ex-FIS: « On m’a prévenu que la gendarmerie me recherchait. On m’a incité à prendre la fuite. Ils m’ont fait peur en me disant que les forces de sécurité faisaient des misères à ceux qu’ils arrêtent ». Or,, le repenti prend conscience de ces « mensonges » lorsqu’il découvre la pratique des maquisards:

« On nous disait que les forces de sécurité torturaient, mais en voyant que des civils innocents emmenés au maquis étaient fouettés, frappés avec des barres de fer, ligotés avec du fil barbelé, asphyxiés ou se faisaient piétiner puis achever au couteau comme des moutons, je me suis dit que c’est le comportement des diables. Ce ne sont pas des moudjahidin mais bel et bien des terroristes sans aucune rahma. J’ai compris que le repentir est la meilleure solution et je remercie Dieu de m’avoir ouvert les yeux. Je l’ai heureusement compris à temps, lorsqu’un de ceux qui étaient censés être des compagnons m’a tiré dessus pour m’achever. Je ne lui servais à rien, alors il a voulu me tuer » (32).

Cette médiatisation des repentis, censée démobiliser les candidats potentiels au maquis, est-elle efficace ? Le discrédit qui touche le discours officiel est tel parmi les jeunes sympathisants de l’ex-FIS et partisans du djihâd qu’une telle campagne publicitaire a un effet limité. D’autant plus que ce sentiment de méfiance se nourrit de l’expérience des uns et des autres avec les moudjahidin, mais aussi avec leur littérature. Dès lors, le qualificatif de « terroriste » dénote une prise de position politique, rarement annoncée de façon explicite. Parmi notre population d’étude, les sympathisants de l’ex-FIS sont demeurés fidèles à la version « islamiste » de la guerre. Seuls les commerçants se sont, dès 1994, détachés de la lecture islamiste révolutionnaire de cette guerre civile, car ils ont été soumis à un racket intensif des « émirs ». En fait, leur sentiment correspondait à la mutation des groupes armés et à la transformation de leur tactique de guerre, qui devenait moins populaire en raison de l’utilisation croissante de voitures piégées. Ainsi, la médiatisation des repentis et des « terroristes » passés aux aveux cible deux groupes: des proches du FIS entre 1989-91, chez qui elle distille un doute sur leur choix politique d’alors, et les opposants de toujours aux groupes armés, dont elle confirme les présupposés: les aveux diffusés à la télévision de ces « terroristes » perçus comme des « délinquants » dans l’Algérois et comme des « bandits » dans les campagnes illustrent pour eux la véracité de leur analyse première. Pour le père d’un de nos interviewés, ces aveux sur leurs motivations confirment que leurs actions s’apparentaient à de la criminalité:

« Ce sont que des voleurs et des voyous, ils le disent eux-mêmes. Ils ont attaqué la banque pour l’argent, ils tuent pour l’argent aussi. Ils se disent moudjahidin, mais en fait, c’est faux. Pour eux, c’est plus facile de tuer et voler que de travailler. » (Commerçant, banlieue d’Alger, 1995).

Cette interprétation univoque et partisane est représentative de la génération de la guerre de libération nationale mais, abondamment diffusée par les médias officiels, elle est aussi perçue comme « vraie » et « juste » parmi les responsables politiques et administratifs. L’opposition armée ne peut être représentée autrement que comme un groupe délinquant, envieux et fainéant, prêt au meurtre pour usurper la place de ceux qui le condamnent. Cependant les jeunes sympathisants islamistes demeurent convaincus de la « juste cause » des combattants des maquis et ne voient dans la version officielle du maquisard diabolique que mensonge et propagande. Les griefs contre la presse sont d’ailleurs déjà anciens. La « haine » du journaliste local et étranger remonte à la « couverture » des élections législatives de décembre 1991. La dramatisation à outrance du « péril islamiste » a fait naître chez les sympathisants du FIS une amertume profonde contre les journalistes, accusés de caricaturer son projet. Ainsi, pour Karim, ancien étudiant de Mohamed Saïd (33), la raison pour laquelle l’annulation du processus électoral et la dissolution du FIS, principal parti politique, n’ont suscité aucune réaction de la communauté internationale est la « peur de l’islam en Occident », mais les journalistes algériens sont responsables d’avoir dénaturé les propos des responsables islamistes. Karim considère que les journalistes ont fabriqué et diffusé une représentation truquée, partisane; ils sont donc, en fait, des agents du pouvoir et à ce titre méritent leur châtiment. I1 justifie dès lors tous les assassinats de journalistes ou d’intellectuels, car ceux-ci sont responsables de l’échec de l’instauration d’un État islamique:

« Mohamed Saïd avait dit un jour: « S’il y a un État islamique, les Algériens doivent se préparer à changer d’habits et de nourriture. » Cette phrase, les journalistes l’ont sortie du contexte général parce que lui n’a jamais dit que les Algériens doivent porter la djellaba. Ce qu’il voulait dire, c’est que dans un État islamique, ce serait mieux de porter la djellaba qui ne coûte pas cher plutôt que d’acheter des habits très chers qui sont fabriqués à l’étranger. C’est ça qu’il voulait dire, qu’il ne faut pas gaspiller l’argent comme ils le font maintenant, les Algériens, ils achètent tout et n’importe quoi à n’importe quel prix parce que ça vient de France. C’est ça qu’il voulait dire, mais les journalistes, ils ont tout déformé, ils ont dit: « Ca y est, dans l’État islamique ils vont nous obliger à porter la djellaba. » Ils disent cela pour faire peur. » (Karim, étudiant, banlieue d’Alger, 1994).

A l’instar de Karim, les sympathisants et militants islamistes accusent les médias, non seulement de travestir le projet islamiste mais d’apprécier, voire de faire l’apologie de la « solution militaire » de ce conflit politique. Le traitement médiatique de la guerre civile n’échappe pas à leur critique. Conscients que l’image du djihâd mené par les groupes armés et la guérilla islamiste est « salie » par les journalistes, soucieux de ne montrer que certains aspects de la violence, les sympathisants islamistes n’en ressentent que plus de « dégoût ». L’absence dans la presse de dénonciation des nombreuses atteintes aux droits de l’homme est perçue comme une déshumanisation délibérée des islamistes, relégués au rang de simples criminels dépourvus de droits. Cette perception se traduit, dans la pratique, par le refus de lire les journaux « pro-gouvernementaux » et par la lassitude:

« Maintenant, on s’est habitué à leur propagande, les journaux ils disent tous les jours que le gouvernement contrôle la situation qu’ils ont tué les terroristes, mais on sait que c’est faux cela, la tension elle s’est pas arrêtée, elle a amplifié au contraire. » (Wahab, jeune commerçant, banlieue d’Alger, 1994).

Ces précédents défavorables aux médias – dramatisation de la victoire du FIS aux élections législatives et traitement univoque de la guerre civile – minimisent la portée réelle de la déconstruction médiatique des maquis. Et cela d’autant plus que les maquisards islamistes possèdent depuis 1993 des outils de propagande considérables: télévision, radio, communiqués, journaux. Les sympathisants puisent dans ce corpus informations et réflexions auxquelles s’ajoute leur expérience. Pour eux, les repentis ne sont que des agents de la sécurité « déguisés », au mieux des « innocents » contraints de parler sous la menace. Condamné mais rarement débattu, le projet islamiste prend à leurs yeux une valeur supplémentaire. Pour Mourad, technicien supérieur au chômage:

« Même les soi-disant intellectuels comme Boukhobza n’arrivaient pas à dire, avec raison, qu’est-ce qui ne va pas dans un État islamique? Lui, il est mort parce que le gouvernement, ils l’ont dit après, lui avait demandé de transformer la société algérienne pour qu’elle ne veuille plus d’un État islamique. Comme il n’arrivait pas à expliquer pourquoi la société, elle veut un État islamique, il devait la transformer pour qu’elle le refuse. Les moudjahidin l’ont tué avant (34). » (Mourad, technicien supérieur, banlieue d’Alger, 1994).

Accusés, à l’instar des journalistes, de dénaturer la « société », les intellectuels sont aussi victimes de la violence islamiste. Cependant, ce que le régime espère des intellectuels et des journalistes lorsqu’ils dénoncent le projet islamiste, ce n’est pas tant la construction d’un projet alternatif que la démobilisation des sympathisants des maquisards. Car la propagande officielle ne vise pas tant à ramener les moudjahidin du « chemin de Dieu » (fi Sabil lilallah) vers les voies du repentir qu’à démotiver leurs partisans potentiels. Ce discours s’accompagne en effet de la mise en place d’un « filet social » visant à séduire tous ceux qui, pour des raisons économiques et sociales, seraient prêts à servir la guérilla contre une rémunération. Outre la diabolisation de la guérilla islamiste, le régime offre l’alternative des emplois de proximité, des primes et aides à la construction de logements et, surtout, des emplois de contractuels au ministère de la Défense. L’opération médiatique des repentis vise à détourner ceux que pourrait attirer l’expérience du djihâd dans les maquis. Aux risques mortels, le régime oppose la sûreté du logement et d’un emploi, pour un salaire modique certes, mais sans risque.

La création de « chantiers d’intérêt général » équivalents des TUC en France, a permis d’occuper en 1995 plus de 400 000 personnes à travers 21 000 « chantiers » (35). Conçus pour endiguer le flot des « petits boulots » rémunérés par les maquisards, ces « chantiers » s’adressent en priorité à des jeunes sans emploi, qui se voient rémunérer plus de 2 000 dinars par mois, la moitié du SMIG. Malgré sa modicité, ce salaire permet de survivre à une famille de cinq ou six enfants. Il n’est pas rare, dès lors, de voir l’un d’entre eux se sacrifier en s’enrôlant dans les forces de sécurité ou en rejoignant un groupe armé. Les plus nombreux sont, toutefois, ceux qui, tout en étant rémunérés dans un « chantier », poursuivent leur « petit boulot » au profit de la guérilla. Quoi qu’il en soit, seul l’engagement dans les forces de sécurité permet réellement de s’affranchir des contraintes matérielles: obtenir un logement, acheter une voiture et percevoir un salaire important.

 

L’armée, première entreprise nationale

 

La situation d’insécurité générale, associée à la raréfaction des ressources sûres et sans risques, a entraîné une partie des jeunes gens, sympathisants de l’ex-FIS ou non, à rejoindre les rangs de l’armée. L’implication de celle-ci dans l’arrêt du processus électoral, en décembre 1991, paraissait un acte suicidaire, tant la contestation islamiste était alors perçue comme ingérable. Aux hypothèses sur la désertion massive des appelés succédait celle d’un accord entre les « colonels » et les responsables islamistes au détriment des généraux « corrompus ». Force est de constater, cinq ans plus tard, le paradoxe de la situation: à l’hypothèse d’une pénurie d’hommes de troupes sous la pression des islamistes répond la réalité d’un enrôlement permanent. Comment expliquer ce processus ? Certes, les campagnes médiatiques de diabolisation de la guérilla islamiste ont sans doute suscité des vocations de « sauveurs de la nation ». L’engagement précoce des « anciens combattants » résulte incontestablement de cette représentation négative des islamistes.

L’Armée nationale populaire, épargnée par le Plan d’ajustement structurel

Toutefois, pour les plus jeunes, originaires des villes et villages de l’intérieur du pays, l’opportunité d’un emploi au service d’une cause noble et juste s’est avérée déterminante, au grand dam des sympathisants de l’ex-FIS, lucides sur la force d’attraction du «kerch » (ventre):

« C’est malheureux de voir des jeunes dans l’armée, ils arrivent des douars (petits villages). On leur a dit: « Les Afghans détruisent l’Algérie etc. ». Eux, ils ont sauté sur l’occasion de ce travail, parce qu’avant, l’armée, elle n’embauchait pas les « analphabètes » comme eux, c’était réservé aux diplômés. Pour eux, abandonnés dans leur campagne, c’est une chance ça. Leur ventre, il va pouvoir se remplir. » (Mourad, technicien supérieur au chômage, banlieue d’Alger, 1994).

Constituée de 80 000 conscrits sur un effectif de 140 000 hommes, l’armée courait le risque réel de voir les appelés se dérober à leur devoir. C’était en tout cas l’espoir des islamistes: « fils du peuple », les appelés de sensibilité islamiste constitueraient le « cheval de Troie » ou le talon d’Achille de l’institution militaire. Or, paradoxalement, l’armée s’est avérée dans cette guerre civile l’ une des rares entreprises publiques (avec l’ administration) à poursuivre son recrutement, voire à l’élargir. Alors que le régime privatisait des entreprises publiques afin d’alléger ses dépenses et de répondre aux exigences du FMI, l’armée recrutait, les emplois sécuritaires se multipliaient, alourdissant les charges de l’État. Alors que certains jeunes de l’Algérois et de la Mitidja optaient pour un engagement dans les bandes armées ou la guérilla islamiste, ceux des petites et moyennes villes de l’intérieur choisissaient l’armée. Indéniablement, la forte présence d’anciens combattants dans ces régions (Aurès, Constantinois, Kabylie) a favorisé l’entretien d’une mémoire de la guerre et de la valeur d’un État. A la crainte de subir le destin de l’Afghanistan post-communiste (36) s’est ajoutée la possibilité inespérée d’un emploi et de ressources. La violence des maquisards islamistes contre les « anciens combattants », leur complaisance envers certains notables locaux ont favorisé l’engagement dans l’armée des individus confrontés au chômage et à la précarité, subordonnés à des forces politiques locales. Leur engagement s’apparente à une sorte d’affranchissement, inimaginable pour eux jusque-là.

Assurée du renouvellement de ses conscrits, l’armée est parvenue d’autre part à « retenir » les appelés en fin de service. Les menaces proférées contre eux par le GIA ont entraîné l’enrôlement d’une partie des appelés des classes 1990 à 1992 dans l’armée, dont ils sont devenus des contractuels. Leur statut, à mi-chemin entre les engagés et les conscrits, leur assure un engagement d’un an renouvelable. C’est une partie de ces soldats que les agglomérations d’Alger ont vu défiler entre 1992 et 1994, aux côtés des soldats professionnels. Impliqués dans la politique répressive menée contre les islamistes, ils n’ont, depuis, aucune autre alternative que le renouvellement de leur statut de contractuel, qui est leur seule protection. Cette pratique n’a pas préservé l’armée de quelques défections au profit de la guérilla islamiste, bien que les appelés les plus suspects, en particulier ceux originaires de la Mitidja, aient été incorporés aux unités de défense des frontières, stationnées aux confins des territoires libyen et marocain. En revanche, les réservistes rappelés en 1995 pour assurer le déroulement de l’élection présidentielle du 16 novembre sont originaires de la Kabylie et sont impliqués dans la répression (37).

Toutefois, contrairement aux propos de notre locuteur, l’armée ne recrute pas seulement des « analphabètes ». L’ouverture de bureaux de recrutement d’universitaires et de diplômés du supérieur vise à enrôler ces diplômés au chômage, écourés par le « système », sympathisants du FIS et du FFS. Les campagnes médiatiques de valorisation de l’armée, de ses instruments de guerre et du statut d’officier, font que celle-ci demeure attractive, en dépit de son rôle dans la répression. La compréhension de la violence des islamistes par les chômeurs diplômés ne les empêche nullement de rejoindre les rangs de l’armée (38). Conçu comme un pari sur l’avenir, leur engagement est vécu comme l’unique voie de salut, dans un pays confronté à la guerre civile.

Le nouveau « barrage vert »

Le défi de la guérilla islamiste s’apparente-t-il à celui de la lutte contre l’avancée du désert? L’édification d’un « barrage vert » dans les années soixante-dix avait mobilisé les appelés dans ce travail de Sisyphe. Houari Boumediène comparait alors cette action à celle de la génération précédente, qui avait fait la guerre de libération:

« Si des milliers de jeunes ont par le passé lutté et consenti des sacrifices, y compris celui du sang, il est du devoir de notre jeunesse, aujourd’hui, et des générations montantes, d’accepter le sacrifice de la sueur » (39).

Après la lutte contre l’avancée du désert et la construction de villages socialistes, I’ANP met fin à ses activités économicosymboliques. Véritable creuset de l’élite technocratique, elle constitue un passage obligé pour les futurs cadres et responsables des entreprises nationales. Au critère de la compétence professionnelle se substituent ceux de l’appartenance politique et de l’allégeance régionale. Elle n’en constitue pas moins un véritable instrument de promotion sociale. Au début de la décennie quatre-vingt, Tawfiq, la quarantaine, urbaniste d’État et consultant privé, illustre ce parcours:

« je faisais mon service national quand l’armée nous a envoyés en Égypte faire la guerre contre Israël. On est resté des mois dans le désert, on nous avait pas demandé notre avis. Mais au retour, j’ai obtenu une bourse et j’ai étudié l’urbanisme à l’étranger. Avec cette expérience dans l’armée, j’ai pu faire des choses dans la vie. » (Tawfiq, urbaniste, les Hauts-Plateaux, 1994-95).

L’insertion économique par l’armée s’accompagne d’une socialisation politique. Considérer l’ANP comme un simple instrument de prédation est à l’origine de bien des erreurs d’analyse sur sa stabilité dans la guerre civile. En effet, les réseaux clientélistes qu’elle a tissés lui ont permis d’élargir sa base. Depuis l’indépendance, elle a entrepris un véritable travail de formation, d’insertion et de consolidation de différents acteurs économiques qui lui sont aujourd’hui redevables. Les traces du mythe du progrès distillé par l’ANP s’observent dans l’opposition au projet islamiste:

« Je n’ai rien contre le FIS, mais je comprends pas comment ils peuvent dire que « I’islam c’est la solution » (Al Islam houa el hal) alors que les femmes ne trouvent même pas de stérilet, ni des moyens de contraception de base. Ils ne disent rien sur les problèmes de la démographie, de l’économie. Un ami officier m’a dit qu’ils (les islamistes) voulaient transformer le désert en Californie, alors qu’ils nous montrent ce qu’ils peuvent faire là-bas! » (Tawfiq, 1994-95).

La fin des chantiers politiques et économiques de l’armée résulte de sa professionnalisation, entreprise sous Chadli Bendjdid (40). Afin d’écarter les héritiers de H. Boumediène, issus de l’armée des frontières, ainsi que les colonels adulés par les anciens maquisards, Chadli Bendjedid opte pour une modernisation de l’appareil militaire et la promotion de jeunes officiers formés aux récentes technologies, lesquels, d’ailleurs, lui resteront fidèles tout au long de la décennie quatre-vingt. Ce « retrait politique » de l’armée est consacré par la promulgation de la Constitution du 23 février 1989. L’émergence d’un secteur privé dynamique durant la décennie quatre-vingt ouvre de nouvelles perspectives de promotion sociale. Les acteurs économiques privés verront dans l’armée un obstacle à leur expansion et, comme nous l’avons souligné, se retrouveront dans la coalition islamiste durant le processus électoral.

L’islamisme dans l’idéologie de l’armée

Le discours et la position de l’ANP sur l’émergence de courants islamistes sont restés immuables de 1989 à 1995. C’est dire que la succession rapide des généraux à sa tête au cours de cette période n’a en rien modifié son attitude. Homogène sur sa ligne « éradicatrice », elle n’en demeure pas moins divisée sur les méthodes d’action et la gestion du « phénomène islamiste ». Dès 1990, le champ d’action de 1’opposition islamiste est clairement délimité:

« L’ANP se voit assigner comme mission permanente la « sauvegarde de l’indépendance nationale et la défense nationale », comme stipulé dans l’article 24 (41) qu’il est nécessaire de lire de manière approfondie et globale et qui ne saurait se satisfaire d’une interprétation exclusive purement littéraire. L’article 24 est à considérer, comprendre et interpréter autant dans son esprit que dans sa lettre. En défendant l’intégrité de ces institutions comme leur fonction, au cas où elles seraient menacées, I’ANP ne ferait qu’assurer sa mission permanente de sauvegarde de l’indépendance nationale: vue sous cet angle et ce faisant, elle ne ferait que défendre la Constitution (42). »

Ce constitutionnalisme, assez dérisoire au regard des griefs portés sur les pratiques de la gestion des ressources issues des hydrocarbures, n’en constitue pas moins un des ressorts politiques de l’ANP. Celle-ci, imbue de sa supériorité sur l’ensemble du corps social, inscrit-elle ses valeurs dans un répertoire constitué des formes d’autorité issues des « janissaires » (43)? L’électorat islamiste avait gardé jusqu’en 1993-94 un respect pour 1’institution et ne condamnait que la présence en son sein d’anciens soldats français44. La réaction de Farid à l’attentat manqué contre Khaled Nezzar, le 13 février 1993, souligne cette forme de critique sélective:

« lls l’ont raté de justesse, mais ses gardes du corps sont morts: la bombe, elle a fait sauta quatre voitures. Ils l’attendaient à un ralentisseur, c’est dommage, il s’en est sorti, la prochaine fois in chah Allah, ils l’auront. Nezzar, c’est « l’ennemi de l’islam », c’était un soldat français, c’est pour la France qu’il travaille. Il a dit qu’il faut pas un État islamique en Algérie. » (Farid, chômeur, banlieue d’Alger, 1993).

Ces diatribes islamistes contre la présence supposée « d’ennemis de l’islam » au sein de l’ANP se généralisent à partir de 1994 à 1’ensemble de 1’institution. Le changement de responsables militaires n’est pas suivi d’une modification de la doctrine anti-islamiste. intrinsèquement perçus comme porteurs de « graves dangers pour la Nation », les islamistes de l’ex-FIS constituent pour l’ANP un risque pour le « développement de l’Algérie »:

« L’extrémisme politico-religieux s’est avéré dans sa pratique comme un moyen insidieux de désintégration des structures modernes de tels États (du Golfe) et un facteur d’immobilisme et de stagnation pour les politiques de développement. Les mouvements activistes politico-religieux visent à la déstabilisation sociale, l’instauration de troubles, la crise de confiance des masses et élites nationalistes, la détérioration des relations Armée-Nation et l’échec des expériences de développement ou de démocratisation » (45).

Décrite comme responsable des maux du pays, I’ANP se trouve nommément accusée en 1990 par 1’électorat islamiste de ne pas soutenir la cause de Saddam Hussein en Irak. L’énergie, 1a puissance qui émanent de l’armée irakienne ternissent l’image de l’armée algérienne, décrite et perçue comme corrompue, incompétente et opposée aux intérêts de la Nation. La lecture islamiste de la guerre du Golfe (1990) (46) révèle aussi bien les attentes de grandeur et de puissance des électeurs islamistes que le profond désir de combattre d’un certain nombre d’entre eux. La radicalisation du discours islamiste durant cette période de tension internationale heurte inévitablement l’ANP:

« Démocratie ne signifie pas anarchie, liberté d’expression ne peut être synonyme de violence et d’intimidation. n serait intolérable que des hommes, arrivant au pouvoir par la démocratie, nous mènent à la dictature (…). Qu’en est-il de toutes les réalisations de l’ANP depuis l’indépendance à ce jour, si l’on arrive à mettre en doute l’authenticité de ses racines de même que la respectabilité de ses structures ? Le saint verset du Coran ne proclame-t-il pas: « Si un homme vicieux vous apporte une nouvelle, entourez-vous d’abord de preuves, de crainte de faire tort à des gens par ignorance, d’avoir un beau matin à regretter ce que vous avez fait (47). » (K. Nezzar).

Ces discours apparaissent aux électeurs islamistes et aux responsables du FIS comme formels, à usage interne. L’ANP pourvoyeuse de développement économique et garante de la démocratie, l’image suscite la dérision. Les militaires croient-ils eux-mêmes en leurs discours ? Force est de constater, cinq ans après l’énonciation de ces propos, le respect de leurs engagements. La similitude des discours de Khaled Nezzar et de Liamine Zéroual illustre une idéologie commune, façonnée par l’esprit de l’ANP (48). La guérilla islamiste n’est jamais nommément citée, seuls des individus « égarés » sont rappelés à l’ordre afin d’échapper à une éradication totale:

« A ceux qui se sont sali les mains avec le sang de ces défenseurs de l’ordre, je dirai que la guerre la plus implacable leur sera opposée jusqu’à leur éradication totale. Quant à ceux qui vivent encore dans la clandestinité et qui ne sont pas engagés dans l’irréparable, nous les invitons à cesser toute activité de ce genre et à ouvrer dans le sens de la fraternité. L’État en tiendra compte (49). » (K. Nezzar).

Persuadée, au lendemain de l’interruption du processus électoral, d’être à même d’éliminer l’ex-FIS de la scène politique sans encourir de risques, 1’ANP est prise au dépourvu lorsqu’un an plus tard, les forces de police et de gendarmerie ne sont toujours pas parvenues à maîtriser la situation. La prolifération des groupes armés et les assauts des hommes de Chébouti contraignent l’ANP à intervenir militairement dans la gestion de la violence des grandes banlieues et des villes de la Mitidja. La menace d’une « guerre implacable » se dessine et avec elle la formation de la guerre civile. Or, bien loin de mettre un terme à la violence, la répression suscite dans la jeunesse de ces communes un véritable engouement pour la guérilla. I1 s’ensuit un accroissement des effectifs de celle-ci et une multiplication des attaques contre les forces de sécurité. Pour divers observateurs, la victoire islamiste paraît en 1993 possible, voire inéluctable. L’hypothèse de l’implosion de 1’ANP sous les coups de la résistance islamiste alimente tous les scénarios, alors que l’organe de presse du ministère de la Défense, El Djeich, annonce que

« l’armée continuera à faire échec aux forces du mal, à leur traîtrise et à leurs menées criminelles, parce qu’elle constitue un rempart solide, un bouclier inébranlable fermement déterminé et prêt à payer le prix fort pour mener le pays sur la voie de la sécurité et de la quiétude » (50).

Totalement engagées à partir de 1993, les troupes de 1’ANP deviennent l’objet d’agressions incessantes: convois militaires et appelés en sont les premières victimes. L’armée remplace la « classe politique » dans l’imaginaire islamiste comme ennemi principal. Pour l’ANP, le phénomène islamiste apparaît comme un nouveau choix de société qui engage l’avenir du pays, selon le diagnostic du général Touati, conseiller au ministère de la Défense, pour qui l’Algérie vit une véritable mutation

« et non un accès de fièvre sociale, culturelle et économique gérable par des remèdes superficiels, aussi violents soient-ils, ou par des antalgiques politiques. La société algérienne est sérieusement interpellée sur l’option à prendre quant à son avenir. Cette interpellation se fait dans un contexte d’angoisse, de difficultés économiques et de remises en cause de choix tenus jusqu’ici pour vérités absolues (…). Le pays vit des échéances qui constituent une étape fondamentale dans la consolidation de la destinée de l’Algérie comme nation moderne. Cette dynamique de modernité ne peut s’opposer, aujourd’hui comme hier, aux valeurs de l’islam, lequel constitue aux yeux du peuple algérien une source d’identité, de promotion et de progrès (51). »

Ce discours, principalement destiné aux officiers de 1’ANP, transformés en courtiers de la modernité, répond à leur crainte de voir se constituer une alliance entre les élites islamistes technocratiques et leurs généraux. A cela s’ajoute le risque de paraître, dans cette guerre civile, les principaux responsables de la répression aux yeux de l’opinion publique, compte tenu du rôle fondamental qu’ils y jouent en effet. Investis du rôle d’avant-garde moderniste du pays, ils apparaissent comme des éclaireurs dans une Algérie en proie « aux forces du mal ». C’est porteur de cette idéologie que L. Zeroual est mandaté pour l’élection présidentielle du 16 novembre 1995. C’est dire que, si des divergences existent sur les modes d’application du traitement sécuritaire de la violence islamiste, il existe bien une vision commune chez les responsables militaires, pour le plus grand regret des islamistes du FIS (52). Sans doute ce rejet commun de l’islamisme et la mission de sauvegarde de la Nation que s’assigne l’ANP se nourrissent-ils du capital économique attribué par le biais des privatisations et de la libéralisation du commerce. Ce chevauchement entre la mission politique qui leur est impartie et la formation d’un capital constitue sans doute une des explications du succès de l’École des forces spéciales de Biskra.

L’armée, à l’instar des autres acteurs du conflit, a su exploiter les opportunités qui s’offraient à elle dans cette guerre civile. Alors qu’en 1992 elle était en passe de voir son autorité soumise aux élus du FIS, elle est parvenue, en trois ans de combat, à redevenir l’acteur hégémonique qu’elle était jusqu’aux élections. Tout comme les « émirs » et les maquisards, elle bénéficie du rééchelonnement de la dette et de la générosité du FMI. Ses succès relatifs contre les islamistes au cours de ces trois années favorisent aussi un accroissement des investissements, notamment dans le secteur pétrolier épargné jusque-là, qui ne manque pas de lui assurer des revenus. Cette consolidation de l’institution militaire, en partie grâce au soutien inconditionnel de ses partenaires politiques et économiques internationaux, soulève toutefois des questions: le prolongement de la politique « éradicatrice » ne masque-t-il pas les intérêts d’une économie de guerre qui assure à l’armée un rôle hégémonique, et à ses réseaux clientélistes des parts de marché dans le secteur privé? En somme, groupes islamistes et militaires ne sont-ils pas en train de devenir des « ennemis complémentaires » qui trouveraient dans la violence de la guerre les moyens de réaliser leurs aspirations ?

 

 

Notes

1. Au lendemain de l’indépendance, s’affrontent différentes tendances de l’ALN-FLN pour le contrôle du pouvoir. L’armée nationale populaire (ANP), née, selon la formule de J. Leca, « des cendres de l’ALN », a hérité des représentations négatives de cette période. Or, écrivent J. Leca et J.-C. Vatin: « Entre 1962 et 1967, l’armée progresse dans le sens global d’une « technicisation » (…), elle digère l’esprit maquisard et prend à son piège les anciens officiers de la guérilla promus au feu, en leur imposant un système de référence nouveau (…), elle a récupéré dans ses rangs de nombreux résistants en 1962-63, au point de doubler ses effectifs (…). Les conflits internes à l’armée n’apparaissent plus (…). La génération des nouveaux promus des écoles militaires, de Cherchell mais aussi de l’étranger, amène dans les casernes et sur les terrains de manouvre de jeunes officiers et sous-officiers qui n’ont pu participer à la guerre de libération », L’Algérie politique, institutions et régime. op. cit., p. 392.

2. Voir A. Yefsah, « L’armée et le pouvoir en Algérie de 1962 à 1992 » in P. R. Baduel (dir.), L’Algérie incertaine. Paris: Edisud, 1993, pp. 77-97.

3. Lignes de fracture qui auraient pour origine la formation initiale des officiers. Ainsi les « arabophones » représentent le «groupe des artilleurs » en raison de leur formation en Irak et les « francophones », les DAF compte tenu de leur appartenance à l’armée française avant de rejoindre les rangs de l’ALN. R. Leveau écrit: « La présence dans l’ALN d’un nombre important de ces officiers et sous-officiers démissionnaires de l’armée française (DAF) entre 1958 et 1963 (plus de deux cents) constitue un des facteurs majeurs de 1’organisation de cette armée (…). H devra se distinguer d’autres composantes telle que la présence d’anciens maquisards ou des officiers formés dans les académies militaires syriennes, égyptiennes ou irakiennes, qui représentent des clans rivaux au sein de l’ALN », Le Sabre et le Turban. L’avenir du Maghreb. Paris: F. Bourin,

4. T. Skocpol, États et révolutions sociales. Paris: Fayard, 1985, p. 58.

5. Sous la présidence de Chadli Bendjedid, des restructurations de l’armée ont été opérées. Afin de consolider le régime, une professionnalisation de l’armée est engagée, elle vise à intégrer une nouvelle génération d’officiers et à réduire l’influence des maquisards de l’ALN, favorables au régime de Houari Boumediène. Avec le référendum sur la nouvelle Constitution en 1988, le nouveau statut de l’armée la prive d’un rôle politique. Un état-major est recréé (fl avait été supprimé en 1967 avec la tentative de coup d’État du colonel Zbiri) dont dépendent les commandements de régions militaires. Ces modifications en font une armée conventionnelle. En décembre 1988, la plupart des vingt et un généraux de l’ANP, issus de « la génération de 54 », sont mis à la retraite. Sur les restructurations de l’armée jusqu’ en 1988, voir I. W. Zartman, « The Military in the Politics of Succession: Algeria » in J.W.Harbeson (dir.), The Military in African PoIitics. New York: Praeger, 1987, pp.2147. John P. Entelis, « Algeria: Technocratic Rule, Military Power », in I. W. Zartman et J.P Entelis (dir.), Political Elites in Arab North Africa, New York: Longman, 1982, pp. 92-133. Sur l’armée après 1988, voir J.J. Lavenue, La démocratie interdite (le chapitre « L’armée algérienne et les institutions »). Paris: L’Harmattan, 1993, 279 p.

6. Les effectifs de la gendarmerie étaient évalués à 25 000 hommes en 1992, ils sont formés aux techniques du maintien de l’ordre, sur le modèle de la gendarmerie française, qui a jusqu en 1990 assuré la formation des officiers et sous-officiers, L’Année stratégique. Paris: Dunod IRIS, 1995, p. 369.

7. Les effectifs de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) sont estimés à 20 000 hommes, El Watan, 2 juillet 1996.

8. Faction de la guérilla qui, on le montrera dans le chapitre 2 de la troisième partie, est opposée au FIS et à son bras armé l’AIS.

9. Voir l’interview d’un militaire en exil: « La liquidation clandestine a donc été décidée pour de nombreux suspects. Puis, lorsque les terroristes ont commencé à égorger de jeunes appelés, la répression est passée à un stade supérieur Par peur des désertions, la hiérarchie a décidé de rendre coup pour coup et d’appliquer le slogan: « Terroriser le terrorisme ». C’est alors que les exactions sont devenues systématiques: ratissage d’un quartier dès qu’un attentat était perpétré, exécution sommaire de trois, quatre ou cinq jeunes pris au hasard… Je ne suis pas un tueur. J’étais engagé pour défendre une certaine idée de la république. Mais je suis contre le meurtre d’innocents. Trop, c’est trop… », in Le Monde, 16 septembre 1994.

10. A Khemis el Khechna, ville située à une cinquantaine de kilomètres d’Alger, les habitants ont vu en 1995 les bandes armées locales qui prétendaient combattre au nom du GIA se transformer en milices, selon des témoignages.

11. Le qualificatif de milice est rejeté par le gouvernement: « N’en déplaise à certains hommes politiques (Aït Ahmed) loin de la réalité, il n’y a pas de milices en Algérie, il n y a pas de mercenaires, il n’y a que des Algériens, de vieux moudjahidin, des enfants de moudjahidin, ainsi que des patriotes engagés dans les forces de sécurité et de la garde communale pour défendre la population contre le meurtre, le vol et le viol », précise M. Sifi, alors Premier ministre, cité par Liberté, 9 mai 1995. Au regard du « phénomène milicien » défini par E. Picard comme « la prise de contrôle d’une partie du territoire et de sa population per des groupes armés non étatiques », « Guerre du Liban: le triomphe de la culture milicienne », texte non publié mais présenté au CERI, 1996, les milices en Algérie posent le problème de la privatisation de la violence.

12. A partir de 1993, des jeunes gens originaires de la Kabylie et nés à Alger retournent en Kabylie en raison de l’insécurité qui règne dans la capitale, le MCB les recrute et en fait ses premières « brigades » d’autodéfense. La Nation, n° 143, 16-22 avril 1996.

13. Le chanteur kabyle Matoub Lounès est enlevé près de Tizi-Ouzou par un « commando du GIA » dans la nuit du 25 septembre 1994, il sera relâché le 18 octobre suivant. A la suite de cet événement, Saïd Sadi, secrétaire général du RCD, a réitéré ses appels à la formation de milices d’autodéfense en Kabylie (voir son interview au journal Le Monde du 27 septembre 1994).

14. A partir de 1994, des groupes islamistes constitués d’une centaine de combattants effectuent des opérations de représailles contre certains villages accusés de ne pas les soutenir, ces attaques sont qualifiées per les populations de « ghazias ».

15. Ces milices, bien qu’elles n’apparaissent qu’en 1994, reprennent la tactique de lutte antiguérilla du général Ben Abbès Ghézaïel, chef de la gendarmerie, qui proposait la formation de brigades mixtes (gendarmerie, police) contre le projet du général Mohamed Lamari de création d’unités d’élite de lutte antiguérilla. voir Nicole Chevillard, « L’armée et les services » in l’après guerre civile en Algérie. Nord-Sud Export Conseil, juin 1995.

16. Ces milices rappellent celles formées par des caïds durant la guerre de libération qui, « comme le bachaga Boualem dévoué à la cause de l’Algérie française s’offrirent à former des unités qui étaient, en fait, de nouvelles armées « privées ». Voir Alistair Home, Histoire de la guerre d’Algérie, op. cit., p. 264.

17. Ces milices privées seraient parrainées au sommet, selon Le Courrier du Maghreb, per les généraux Betchine (conseiller du président Liamine Zéroual) et Smaïn, et viseraient à réduire les prétentions du Corps d’armée spécialisé dans la lutte antiterrorixte du général Lamari (Lettre du 7 juin 1996).

18. En 1957, à l’initiative du général Challe, se développent des unités de harkis, formées de musulmans algériens qui ont choisi, per conviction, intérêt ou peur, la cause de l’Algérie française. En raison de leur proximité sociale avec les combattants de l’ALN, ils parviennent à affaiblir leur position dans les maquis. Les effectifs des « supplétifs » de l’armée étaient estimés à 160 000 hommes répartis en « harkis offensifs » et « groupes d’autodéfense » (Moghazni) de villages Voir M. Hamoumou, Etilssontdevenus harkis. Paris: Fayard, 1993, p. 46.

19. S. Ellis, « Les nouvelles frontières du crime en Afrique du Sud » in La criminalisation de l’État en Afrique, op. cit.

20. Yvon Le Bot, Violence de la modernité en Amérique Latine, op. cit., p. 179

21. Meziane Chérif est remplacé le 2 juillet 1995 par le préfet d’Annaba. Mostefa Benmansour car, considéré comme trop «éradicateur», il autait déclaré lors d’une conférence de presse à Alger le 14 mars 1995: « Un jardinier parle-t-il aux mauvaises herbes ? Non ! 11 se contente de les détruire. Les terroristes sont comme de la mauvaise herbe », cité par A. Taher, « L’Algérie déchirée », Politique internationale, n° 68 été 1995, p. 19.

22. Ali Tounsi, directeur général de la Sûreté nationale affirme: « Nous sommes en train de réinstaller également des postes de police un peu partout pour renforcer certains quartiers tels que Gué de Constantine, Les Eucalyptus… et quadriller ainsi la capitale ». El Watan, 18-19 octobre 1996.

23. Cité dans Liberté, 2 janvier 1995.

24.J.-F. Bayart souligne que « la guerre a de tout temps été un vecteur de changement social. Elle donne lieu à des innovations technologiques, elle transforme les rapports entre acteurs, elle redistribue la richesse, elle propage de nouvelles mentalités, elle est un instrument de protection et de compétition économique ». voir « L’invention paradoxale de la modernité économique », op. cit., p. 40.

25. Chiffre cité par A. Benachenhou, op. cit., p. 34.

26. Très très urgent, 8 novembre 1994.

27. Très très urgent, du 8 novembre 1994.

28. El Watan, 7 juillet 1996.

29. L’éditorial d’EI Djeich (octobre 1997)souligne que « la génération de héros de la Révolution armée tels Larbi Ben-M’hidi, Didouche Mourad, Ben Boulaïd, Zigout, Colonel Lotfi et autres a eu pour héritière une nouvelle génération de héros animée du même esprit de sacrifice au service de l’édification démocratique. L’histoire retiendra les noms de ces héros et les enfants algériens apprendront à les connaître dans leurs manuels scolaires avec beaucoup d’admiration et de respect. Ces héros se retrouvent aujourd’hui partout, défendant l’État algérien et préservant son unité. »

30. Le chapitre 2 de la troisième partie traite de la guérilla islamiste.

31. La Nation, n° 128, janvier 1996.

32. Cité par Algérie Actualité, n° 1526, janvier 1995.

33. Ancien professeur à l’institut des sciences islamiques d’Alger, M. Saïd, de son vrai nom Lounis Belkacem, membre de la Ligue islamique de Cheikh Ahmed Sahnoun, s’était proclamé, au lendemain de l’arrestation d’A. Madani et A. Benhadj, président du FIS. En décembre 1991, il est élu député. Condamné en avril 1992 à dix ans de prison par contumace, il rejoint les maquis et assure à partir d’octobre 1994 la direction politique du GIA. n est assassiné en décembre 1995 en Kabylie, sa région natale, par la direction militaire du GIA, formée d’Antar Zouabri et Djamel Zitouni.

34. M’Hamed Boukhobza, sociologue et directeur de I’INESG (Institut national des études de stratégie globale), a été assassiné le 22 juin 1993.11 était membre du Conseil national consultatif et avait remis un rapport sur « l’Algérie en 2005 », perçu par les islamistes comme un programme de « désislamisation de la société ». Ce rapport préconisait entre autres un certain nombre de conditions pour une transition démocratique. Il soulignait les risques du suffrage universel dans un pays sous-développé, car il favorise l’émergence « d’un populisme potentiellement nihiliste, alimenté par l’existence structurelle d’une population nombreuse et exclue du progrès économique et social ». Le rapport conseille alors « la révision nécessaire de l’âge du vote au moins au-delà de vingt-et-un ans ». Pour les islamistes, c’était une manière de s’attaquer à leur électorat en cherchant à exclure les plus jeunes. Cité par La Nation, n° 158, 1996.

35. La Tribune, 11 octobre 1995.

36. A. Akram, Histoire de la guerre d’Afghanistan. Paris: Balland, 1996, 636 p. voir le chapitre: « La guerre civile ».

37. Algérie confidentiel, jeudi 21 mars 1996.

38. voir dans le journal La Croix, le portrait de Selim qui, après trois années au chômage, s’engage dans l’armée: « Parfois, je dis que les terroristes ont raison. Moi-même, je suis en mesure de le devenir mais pas pour les mêmes raisons qu’eux. Je ne les aime pas parce qu’ils sont islamistes et surtout parce qu’ils terrorisent la population. Sinon, je soutiens tous ceux qui veulent se battre contre ce régime », 15 juillet 1995.

39. Ei Djeich, n° 179, avril 1979.

40. I. W. Zartman, « The military in the politics of succession: Algeria »,op. cit.,pp. 21-47.

41. L’article 24 de la Constitution du 23 février 1989 stipule: « La consolidation et le développement du potentiel de la défense de la Nation s’organisent autour de l’Armée nationale populaire. L’ANP a pour mission permanente la sauvegarde de l’indépendance et la défense de la souveraineté nationale. Elle est chargée d’assurer la défense de l’unité et de l’intégrité territoriale du pays, ainsi que la protection de son espace terrestre, de son espace aérien et des différentes zones de son domaine maritime ».

42. El Moudjahid, 15 mai 1990.

43. Rappelons que le préambule des actes officiels des janissaires était: « Nous, Pacha et Divan de l’lnvisible Milice d’Alger », voir R. Mantran (dir.), Histoire de l’empire ottoman. Paris: Fayard, 1989, p. 407. A. Yefsah voit dans la réaction de l’ANP à la victoire du FIS en déombre 1991 un « réflexe de janissaires », « L’armée et le pouvoir en Algérie de 1962 à 1992 », op. cit., p. 91.

44. Dans Mots de vérité, le recueil de textes de l’AIS/FIS, avril 1995, ces officiers sont comparés « aux caporaux de Lacoste »: « Les bombardements sont revenus. Les destructions sont d’actualité. Le feu est partout. Les SAS se sont réinstallés. Les tueries ont recommencé. Le mauvais traitement des citoyens est à l’ordre du jour. Bref, tous les éléments du scénario colonisateur sont revenus à jour par l’action des « caporaux de Lacoste. »

45. El Djeich, éditorial 1991.

46. Voir R.Leveau, Le Sabre et le Turban, op. cit., p. 144.

47. El Moudjahid, 15 mars 1990.

48. Ainsi Liamine Zéroual affirmait en mars 1994: « Nous mobiliserons tous les moyens pour lutter contre la violence et arrêter l’effusion de sang, car l’utilisation de la violence comme forme d’expression politique et comme moyen d’accès au pouvoir ne sera jamais tolérée. Nous n’accepterons jamais ni conflits fratricides ni anarchie, encore moins la destruction du potentiel humain et matériel du pays, et aucun motif religieux, politique ou culturel ne peut justifier les crimes contre les personnes et les biens », cité par Le Nouvel Afrique Asie, n° 54, mars 1994, p. 20. En fait, c’est seulement à partir de novembre 1995 que L. Zéroual se distinguera des autres généraux, en appelant à la « rahma » (clémence) sur les « égarés » (maquisards) comme nous le montrerons dans le chapitre I de la troisième partie.

49. El Moudjahid, 28 décembre 1992.

50. El Djeich, avril 1993.

51. El Djeich, mars 1993.

52. « L’armée doit comprendre que son avenir c’est-à-dire son statut d’armée moderne, puissante, respectueuse de la constitution et respectée par le peuple, est garanti par le contrat national et par le futur pacte national. Plus que jamais, elle doit se ressaisir et arrêter ce faux processus électoral qui est en train de plonger le pays dans le chaos », El Mounqidh, septembre 1995, p. 46.

 

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