La dérive sanglante des milices en Algérie

La dérive sanglante des milices en Algérie

Une douzaine de «patriotes» suspectés de massacres de civils.

José Garçon, Libération, 15 avril 1998

La «révélation» devrait faire grand bruit. Non que les témoignages manquent sur les exactions commises par les milices. Mais les autorités et la presse, qui préfèrent les qualifier de «patriotes», ont toujours cloué au pilori tous ceux qui, en Algérie, dénonçaient leur dérive. Hier, pourtant, des journaux algériens ont mis en cause des miliciens, qui plus est appartenant au parti présidentiel, le ­ RND. Une douzaine de responsables locaux et membres de groupes d’autodéfense de la région de Relizane ­ dont le maire RND de cette ville ­ auraient été arrêtés car suspectés d’avoir instauré «une ère de terreur»en exécutant des dizaines de civils.

Selon Liberté, le principal quotidien privé francophone, deux charniers, un puits et des abris souterrains contiendraient les corps de 17 et 62 personnes, certaines enterrées vivantes. Les «bourgs misérables et miséreux de Relizane» n’ont-ils pas «enfanté à leur corps défendant de sinistres escadrons de la mort», se demande ce journal en citant les maires soupçonnés: El Hadj Fergane, de Relizane, et El Hadj el-Abed, de la localité voisine de Jdioua. Tous deux seraient actuellement détenus à Oran. L’événement n’a pas été confirmé officiellement. Mais Liberté paraissait sûr de son coup en précisant que «l’affaire n’a pas révélé tous ses secrets».

Rappel à l’ordre. Presse et autorités avaient déjà soulevé un coin du voile en mars 1997. Un quotidien avait cité le cas d’un groupe de miliciens incarcérés «pour avoir abusé de leur autorité contre la population de Bougara». Mais, surtout, un décret publié au Journal officiel avait annoncé la volonté des autorités de réglementer un tant soit peu ces groupes apparus en 1994 pour lutter contre la guérilla islamiste. La création des «GLD» (groupes de légitime défense) sera «soumise à autorisation du préfet après avis des forces de sécurité», stipulait ce décret, qui soulignait «l’interdiction [faite aux GLD] de pénétrer à l’intérieur d’un domicile ou d’un espace clos, sauf en cas de retranchement de fuyards». Une précision qui en disait déjà long sur les dépassements des miliciens.

Pour autant, ce rappel à l’ordre des milices ne marquait pas, loin de là, leur déclin. En effet, l’armement des civils est une décision stratégique du régime qui a marqué un changement majeur dans la lutte anti-islamiste que menaient, jusqu’en 1994, les unités de l’armée. Conscient de l’insuffisance des effectifs militaires (150 000 à 160 000 hommes) pour quadriller un immense territoire et voulant éviter le «sale travail» à l’armée, le pouvoir avait fait de l’armement des civils une priorité. Au point qu’une question revenait comme un leitmotiv lors de certains massacres dans des villages qui refusaient de s’armer et qui s’y sont résolus après: ne s’agissait-il pas de forcer leurs habitants à prendre les armes après avoir suscité chez eux ce qu’un expert appelle «un besoin de sécurité, donc d’Etat, donc de milices»?

Si cette «privatisation de la guerre» a permis aux militaires de reprendre du terrain aux islamistes, elle n’est pas allée sans de sérieux dérapages. D’abord pour la population. L’essentiel des tueries qui ont ensanglanté la Mitidja, fin 1996 et début 1997, s’inscrit dans le cadre de la lutte impitoyable qui a opposé les deux parties dans un cycle vengeance-représailles que chacune exerçait sur les familles et les proches de l’autre. Et dans ces massacres, les exactions des milices n’avaient rien à envier à celles des islamistes.

Le mode de recrutement des milices explique sans doute ces «dérives». Si des hommes sincères ont pris les armes pour protéger leurs villages, d’autres ont été enrôlés parce qu’ils étaient des parents directs de victimes des GIA ­ et étaient donc animés d’un féroce désir de vengeance ­ ; d’autres étaient purement et simplement des délinquants.

Mafias locales. Au fil des ans, la dérive de certains GLD s’est accentuée. A plusieurs reprises, les organisations humanitaires internationales ont attiré l’attention sur leurs pratiques ­ vols, racket, meurtres… ­ qui avaient amené Hervé de Charette, alors chef de la diplomatie française, à reconnaître que les milices étaient «un facteur de violence». Le poids pris par les GLD, qui s’est traduit par la montée en puissance de petits «seigneurs de la guerre», allait souvent mettre à mal l’autorité de l’Etat et faire grincer des dents au sommet de la hiérarchie militaire. Certes, l’armée considère les milices indispensables pour ne pas trop exposer ses unités. Mais elle n’entend pas laisser de petites mafias locales redorer leur blason grâce à leur «résistance contre l’intégrisme» et prétendre en retirer ensuite un pouvoir de négociation. Comme ce fut le cas lors de la préparation des listes pour les municipales de novembre 1997, le RND ayant dû réserver une large place aux miliciens qui exigeaient une consécration politique de leur influence sur le terrain.

On comprend, dans ces conditions, que le contrôle des milices soit devenu un formidable enjeu de pouvoir. Surtout quand certaines d’entre elles touchent directement au nerf de la guerre ­ l’argent ­ en se chargeant exclusivement de la protection des sites industriels. Ce n’est pas un hasard si le tout-puissant chef d’état-major, Mohamed Lamari, guerroie depuis des mois avec ses pairs pour obtenir la nomination d’un responsable des GLD.

A peu de frais. On pourra voir, dans l’arrestation aujourd’hui de plusieurs miliciens, une reconnaissance de facto de la «sale guerre» que les autorités s’évertuent à nier. Mais ce n’est évidemment pas le but recherché par le pouvoir. Depuis les grands massacres aux portes d’Alger puis à Relizane, les militaires savent qu’ils demeurent sous surveillance, certes relative, en dépit de la campagne de communication lancée dans toute l’Europe et aux Etats-Unis. Le pouvoir cherche donc à donner l’illusion d’une nouvelle transparence sur sa gestion de la politique sécuritaire en mettant, à peu de frais, un terme aux demandes de Washington, des Nations unies et des organisations humanitaires d’envoyer en Algérie un rapporteur spécial de l’ONU ou une commission d’enquête internationale.

Les récents procès d’islamistes répondent à ce souci. L’arrestation de «patriotes» également, au moment où les organisations humanitaires internationales multiplient les témoignages accablants sur les milices. Mais, surtout, la mise en cause de certains GLD autorisera l’armée à mettre les bavures de cette «sale guerre» sur le compte de «groupes incontrôlés», manière de signifier aux partenaires étrangers de l’Algérie que l’Etat reprend les choses en main.