Chronique du procès des «charniers»
Chronique du procès des «charniers»
El Kadi Ihsane, Le Quotidien d’Oran, 12 février 2002
Climat tendu à Relizane, dimanche, pour le procès en diffamation de Mohamed Smaïn devant la Cour dappel. Les plaignants pour diffamation, Mohamed Ferguène et ses amis, ont dû, une fois de plus, essuyer de graves accusations en public. Comme en première instance,
cela naura aucune conséquence immédiate sur le suivi des plaintes des familles de disparus. Mais quelque chose de symboliquement fort sest produit.
« Elles sont toujours là». La nuit est tombée depuis longtemps sur Relizane et, sur le trottoir, face au siège du tribunal, lattroupement des mères de disparus a à peine maigri, lorsque les protagonistes du procès en appel de Mohamed Smaïn, responsable du bureau local de la LADDH, sont enfin libérés par le président de la Cour. Très longtemps, durant cette pénible journée dattente, elles ont scandé, avant que leurs voix ne séteignent doucement, une clameur têtue vers la salle daudience, comme un insubmersible bruit de fonds doutre-tombe : «Houkouma, ditouhoum ! Redjouhoumlna !», «Ferguène assassin !», «Dawla, kheddaâ !».
Jusquau bout, les familles des 270 disparus de la wilaya de Relizane ont su rappeler que cest des leurs quil sagissait en fait, dans une affaire en appel où les vedettes annoncées étaient Mohamed Ferguène, ancien maire de la ville et ancien chef des GLD de la wilaya, et Mohamed Smaïn que le premier poursuivait, avec huit de ses compagnons, pour atteinte à la personne et diffamation. Jusquau bout, cest-à-dire jusquà cet instant fatidique du procès où le président appelle enfin les témoins de la défense à la barre.
Empêché, comme les autres parents de disparus, dentrer au palais, durant toute la journée par un dispositif qui faisait la part belle aux amis des plaignants, Mamedi Benkheda est le premier à débouler dans la salle. Son père, Mohamed, a été enlevé une nuit de 1996 de chez lui, à Sidi Mhamed Benaouda, à 25 km au sud de Relizane. Benkheda a tout vu. Il répète au président, M. Youcef Labib, qui a comme une petite hésitation : «posez-moi des questions, je vous répondrai…», relance le témoin qui attendait sans doute, depuis de trop longues années, cette opportunité pour parler devant un juge.
Cest finalement un avocat de la partie civile qui, à la surprise générale, posa la question que toute la salle redoutait : «qui a enlevé votre père»? «Cest Ferguène, M. le président». Le témoin suivant, Rachedi Belkacem, est encore plus précis. Son père avait 71 ans, lorsquil a été enlevé, toujours en 1996, à Sidi Mhamed Benaouda. «Cest Ferguène qui a fait cela. Je lai vu. Il était accompagné de Achir Aouad (DEC de la ville), de Bouguerroudj Mohamed dit «Lamba»». Ils étaient 14 au total. Deux autres témoins citent encore des noms. Le père Frih éclate en sanglots. On lui a enlevé deux fils, dans la même nuit : «je suis écorché vivant, M. le président».
Les personnes citées sont dans la salle. Ce sont les plaignants. Le procès nest plus tout à fait le même. En fait, cest la seconde fois que des parents de disparus dénoncent devant un juge de la République, nommément et en leur présence, les anciens dirigeants patriotes de la wilaya de Relizane, à leur tête, le fameux Mohamed Ferguène, DEC puis maire du chef-lieu.
La première fois, cétait le 29 décembre dernier, lorsque laffaire était jugée en première instance. Grande émotion… Rien ne sest produit pour autant. Ce qui était en discussion, dans la première audience, comme dans celle de dimanche dernier, «ce nest pas le procès des disparitions», précise le président. Pour cela, des plaintes individuelles ont été déposées depuis 1998 et sont demeurées sans suite. Il sagit-là juste dun article paru dans le n° 847 du journal oranais «Raï», dans sa livraison du 21 février 2001 et signé de Ahmed Haroun. Il évoque la tentative de vider de leur contenu, les charniers qui entourent la ville de Relizane.
Les plaignants, Mohamed Ferguène et 8 de ses compagnons, reprochent à Mohamed Smaïn davoir fourni toutes les informations à ce sujet au journal et davoir affirmé que les ossements ainsi dissimulés, étaient ceux de victimes des épurations quavait connues la wilaya de Relizane sous la main de la «milice de Ferguène entre 1994 et 1998». Or toutes ces informations sont mensongères et «les crimes imaginaires», selon les doux propos dune qualification inédite dans lacte daccusation. La preuve ? Les investigations des familles de disparus, en compagnie du journaliste de «Raï» et du chef du bureau de la LADDH à Relizane, Mohamed Saïd, «nont jamais rien trouvé de probant», a insisté la partie civile. «Nous avons trouvé des traces fraîches de terre retournée», affirme Mohamed Smaïn. «Pas de cadavres,… pas de crimes», suggère la partie civile. Donc diffamation, a conclu le tribunal qui a condamné laccusé à 2 mois de prison ferme et à une amende de 50.000 dinars.
En prévision de laudience dappel, qui a tenu en haleine la ville de Relizane dimanche, les anciens patriotes, qui ne sattendaient peut-être pas à se retrouver confrontés à des témoignages aussi directs et aussi accablants des parents de disparus, ont prévu une contre-attaque cette fois-ci. Des témoins dun genre inattendu. Quatre «repentis» de lan 2000, cest eux-mêmes qui se dénomment ainsi, ont défilé à la barre à la suite dun certain Chebouti Toufik, «dangereux terroriste du GIA qui avait rejoint lAIS, dans les derniers mois, afin de bénéficier de la concorde civile», racontent les amis de Smaïn. Mission, expliquer à la cour queux-mêmes enlevaient, tuaient et enterraient des gens, lorsquils étaient au maquis. «Cétait normal, M. le président…».
«Pourquoi donc veut-on attribuer à ce brave patriote de Ferguène et à ses courageux compagnons des crimes que le GIA avoue avoir commis ?», épilogue Maître Yekhlef, lavocat des plaignants. Lutilisation de ce renfort de grand choix par les avocats de la partie civile aurait été incomplète si les anciens terroristes navaient pas témoigné, à tour de rôle, au sujet de laffaire Chehloul Saleh, un ancien patriote dont on dit quil désapprouvait les méthodes expéditives de Ferguène, de Abed, le DEC de Jdiouia et des autres, et qui aurait été liquidé pour cela dans ce qui avait été déguisé en embuscade. Cest lun des fils Chehloul qui la affirmé à la presse, accusant Ferguène de lavoir menacé sil venait à parler. «Non, cest dans un accrochage avec le terrorisme quest mort Chehloul», ont déclaré les ex-terroristes, sans quaucun dentre eux ne pousse cependant le zèle jusquà dire quil était présent dans lembuscade.
Pour les amis de Mohamed Smaïn, la main des services de sécurité est patente derrière les témoignages de ces ex-terroristes, visant à laver plus blanc le groupe Ferguène. Lexplication, candide, sortira de la bouche de Mohamed Abed, lancien DEC de Jdiouia, accusé notamment par Saîdan Mohamed davoir enlevé son frère Hadj Abed, en plein jour en 1996 : «M. le président, on ne travaillait pas seuls, M. le président. On travaillait avec larmée…». Pourtant à la fin de ce déballage, dun goût étrange, léclat des témoignages des parents de disparus avait du mal à sestomper. La vieille Belkheir Fatma a lancé, à brûle-pourpoint, au président qui voulait lui parler de diffamation et de charniers improbables : «je suis venue parler de mes enfants. Vous savez que cest Ferguène qui me les a pris, M. le président».
Maître Yekhlef, avocat de la partie civile, devra encore semployer, lors une plaidoirie dune rare violence verbale, pour tenter de détruire la validité des témoignages de Mamedi, Rachedi et les autres, faisant du père de lun, un terroriste monté au maquis à 70 ans passés, et de lautre, la victime dun groupe armé. Il a accusé Mohamed Smaïn de manoeuvres visant à atteindre lhonneur dhommes valeureux qui ont protégé la région, «lorsquune femme ne pouvait pas sortir un sac poubelle devant sa maison, et que laccusé était encore inconnu».
Dans son élan, plusieurs fois pondéré par le président Labib, il attaquera personnellement M. Smaïn sur son passé dopposant politique (cétait un «Benbelliste»), laccusant de vouloir se venger personnellement de Ferguène, responsable de son éviction de lorganisation locale des Moudjahidines, tentant dinvoquer le fait que le fils de laccusé avait rejoint le maquis en 1994, affirmant que les parents de disparus ont été payés pour venir faire des manifestations comme celle de ce jour, et ira jusquà produire une multitude de pièces pour démontrer les qualités de héros national du moudjahid Ferguène et de ses hommes.
Maître Bendoubaba a engagé la plaidoirie de la défense par le bout qui fait mal, en produisant un article de presse où lancien président Zeroual fait laveu de lexistence des escadrons de la mort durant son mandat. Il a ensuite repris larticle incriminé pour en lire lamorce. La première source dinformation du journaliste, au sujet de la présence de charniers autour de Relizane, apparaît alors clairement provenir des familles de disparus. Le représentant local de la LADDH, accusé de diffamation, ne fait que confirmer ces dires dans la suite de larticle, seule à avoir été lue par la partie civile. «Devant des actes dinjustice, comme ceux que nous avons à peine entrevus aujourdhui, nous avons appris quil y aura toujours des Algériens qui diront NON. M. Mohamed Smaïn en fait partie. Sil devait se taire, ce sont lhonneur du pays et lintérêt de son Etat qui en pâtiraient».
Maître Bendoubaba a rappelé à la Cour, en exhibant un communiqué du Parquet du tribunal de la 2ème Région militaire, que Mohamed Ferguène, arrêté ainsi quune dizaine de ses compagnons en avril 1998, suite à une information ouverte au sujet de lensemble des crimes qui lui sont imputés par des familles de Relizane, était en liberté provisoire, aux yeux de la justice militaire et que «laffaire demeurait pendante».
La partie civile a demandé 300.000 DA de réparation au profit de chacun des accusés. La défense a requis la relaxe et la levée du contrôle judiciaire sur laccusé. Laffaire reste en délibéré jusquau 24 février. Mohamed Smaïn attendra le verdict en liberté.