La solitude de l’Algérien qui cherche la vérité au pays des disparus
Enquêtes et Reportages – Mémoire DROITS DE L’HOMME
La solitude de l’Algérien qui cherche la vérité au pays des disparus
Dirigeant d’une association qui tente de faire la lumière sur les disparus, Ali Merabet sillonne la plaine de la Mitidja pour obtenir des informations sur les charniers. Mais il se heurte, encore et toujours, au mur de silence érigé par les autorités algériennes.
Daïka Dridi, Courrier International 13/04/2000, Numero 493
Sous son bras, un classeur craque, bourré de paperasses. C’est son signe distinctif dans cette plaine de la Mitidja faussement calme et authentiquement dévastée, qu’il arpente en allant du café d’El-Baaziz [dans la région d’Alger] à son cimetière. Il fait la grève de la faim, et son classeur est en quelque sorte sa pancarte de gréviste, une pancarte portative pour un gréviste ambulant. Grand et mince, l’allure sportive, les yeux légèrement exorbités dans un visage mat, il est regardé comme un « alien » de plus dans ces lieux jonchés de souvenirs, rouillés, marqués par la calamité. En fait, il n’est presque pas regardé, comme toutes les âmes torturées et invisibles qui peuplent ces lieux. Dans le café, il montre des photos aux hommes de passage. Il leur explique ce qu’il cherche et pourquoi il a décidé de ne plus s’alimenter. Des haussements d’épaules répondent à son récit. L’idée même de recourir à la grève de la faim pour que soient déterrés des cadavres semble désarçonner, indisposer les gens d’ici, qui n’aiment pas trop parler et surtout pas aux étrangers. Observateurs silencieux, ils préfèrent garder ce statut auquel ils doivent d’être aujourd’hui sains et saufs. Lui n’est ni sain ni sauf. La preuve, il fait la grève de la faim tout en continuant à rechercher des terroristes repentis, revenus habiter dans la région depuis la loi sur la concorde civile. [Adoptée en juillet 1999, cette loi prévoyait l’amnistie pour les islamistes n’ayant pas commis de crimes de sang. Pour bénéficier de cette mesure, les « repentis » devaient se présenter aux autorités avant le 13 janvier 2000.]
Athlète, entraîneur d’équipes algériennes, il a surestimé sa résistance face à la faim, et l’épuisement est le signal évident que révèle son visage pâle, tendu. Ali Merabet a 36 ans, et voilà quatre ans qu’il recherche les corps de ses deux frères, enlevés dans son quartier, à Ouled Allal, de l’autre côté de Sidi Moussa, en juillet 1995. La presse de ces derniers jours a brièvement annoncé, dans les colonnes des faits divers de la guerre, que M. Merabet, président de l’association Somoud (qui recherche les personnes enlevées par les groupes terroristes), a entamé une grève de la faim pour que soit enfin donné l’ordre de fouiller le lieu où les corps seraient ensevelis.
Ses deux frères ont été enlevés alors qu’il accomplissait son service militaire à Cherchell. Aziz Merabet, 28 ans, employé en tant que personnel civil assimilé (PCA) dans une caserne d’entretien de matériel (d’aviation) militaire, et Merzak Merabet, collégien âgé de 14 ans, ont été kidnappés en plein jour dans leur quartier. La famille Merabet était placardée « famille de taghouts [terme utilisé pour stigmatiser les partisans du régime] », « parce que mon frère était PCA, dit Ali, qu’un autre était policier à Laghouat et qu’en plus personne n’ignorait que j’étais sous les drapeaux ». Après la nouvelle de l’enlèvement, la famille déménage, mais deux autres frères décident de rester et de s’enrôler parmi les « patriotes » [les milices d’autodéfense armées par le régime]. De son côté, Ali rejoint les associations de familles victimes du terrorisme, mais il se rend vite compte que le « statut d’enlevé » relève d’une épineuse particularité. « En 1992, 1993 et 1994, les gens, pris dans le brasier de la terreur et de la contre-terreur, ne déclaraient pas les enlèvements aux services de sécurité, de peur des représailles terroristes », explique Ali. En juillet 1996, Ali « profite » d’une assemblée générale des familles de victimes du terrorisme pour appeler à la création de l’association Somoud. « Mais les autorités ont toujours refusé de nous reconnaître, on nous appelait ‘les disparus’, on nous suspectait. Ce n’est qu’au moment où ont commencé à être révélées les autres disparitions (commises par les corps constitués de l’Etat) que les pouvoirs publics ont voulu faire parler de nous : ils nous poussaient à faire des manifestations pour être reconnus, mais j’ai dit aux autres membres de notre mouvement que cela ne nous servirait pas, cela ne servirait qu’à l’Etat, qui cherchait un contrepoint aux familles de disparus. » Ali dit avoir commencé tôt à subir les intimidations des forces de l’ordre. « Pour avoir divulgué à la presse l’existence de charniers dans la Mitidja, les services de sécurité m’ont convoqué et intimé l’ordre de ne plus prononcer le mot charnier. »
Entre-temps, son frère « patriote », Omar, questionne les détenus islamistes de la prison de Boufarik [à 25 km au sud d’Alger], où lui-même, désarmé, est détenu pendant treize mois jusqu’au procès qui aboutira à son acquittement. Le patriote prisonnier remonte le fil de l’enlèvement de ses frères et attend la visite au parloir pour raconter à Ali ce qu’il a appris.
« Un détenu terroriste, Hafid Oumedi, a raconté comment mes frères ont été enlevés. Le détenu a dit où étaient ensevelis les corps de mes frères… Là-bas, dans les champs des Brihmettes. » Ce qu’il montre du doigt est un lieu que l’on devine seulement, dissimulé derrière les nouvelles bâtisses servant de PC aux gardes communaux. Le domaine des Brihmettes est interdit d’accès par les gardes communaux « à tous ceux qui ne sont pas d’ici ». Le simple fait d’être journaliste dans ces rues éventrées vous expose à l’expulsion, arme au poing, sous prétexte que « vous n’avez pas d’autorisation ». Et quelle autorisation ? Celle de circuler dans les rues et de parler aux gens, à des civils ? « La plaine de la Mitidja est devenue une énorme caserne militaire », commente Ali, lui-même ayant été sommé de ne pas approcher les repentis. Lorsque nous l’avons rencontré, il s’en revenait bredouille de chez l’un d’entre eux. Il raconte, comme à des familiers, aux inconnus que nous sommes : « Je me suis délesté de mon classeur pour arriver incognito chez ce repenti, mais il dit qu’il ne sait rien de mes frères. » Il conclut, groggy : « Les repentis ont reçu l’instruction de ne rien divulguer. » « Dès qu’ils savent que quelqu’un est près d’arriver à la vérité, souffle Ali, ils l’envoient sur d’autres chemins, pour le paumer », et son classeur est le « patrimoine mémoire de ces faux chemins » que les administrations judiciaires lui ont fait parcourir pendant deux ans.
Armé des révélations du détenu Oumedi, Ali a écrit aux procureurs de la région, leur demandant l’ouverture du charnier, demandant aussi à rencontrer le prisonnier qui dit savoir la vérité. D’El-Boulaïda (ex-Blida) à Boufarik, en passant par Larbaa et jusqu’à Saïda, il se fait mener en bateau. « Le procureur de Boufarik m’a fait perdre deux ans : je lui ai écrit à plusieurs reprises et, chaque fois, il enregistrait ma demande le plus normalement du monde tout en sachant que le détenu était déjà en liberté. » Ali Merabet sort de son paquet une feuille dactylographiée, fatiguée, qui porte en haut à gauche l’écriture du procureur de Boufarik.
« Il s’est payé ma tête : pendant tout le temps où l’on m’envoyait de maison d’arrêt en tribunal, le terroriste était libre et habitait chez lui. Ils ne voulaient surtout pas que je le rencontre. » Avec des mots simples, Ali explique sa quête. « Je veux seulement les retrouver pour les enterrer et permettre à ma famille de faire son deuil. » Mais comment faire le deuil avec un Etat qui veut coûte que coûte que la Mitidja conserve ses charniers ?
« Dans un pays normal, ce sont les magistrats qui donnent ordre de fouiller tel ou tel lieu ; chez nous, tout est à l’envers, dit Ali. Les autorités, les services de sécurité ne veulent surtout pas en entendre parler. » Pourtant, plusieurs charniers ont été découverts ces dernières années : il les connaît tous, pour s’y être rendu. « A Douéra, à Haouch Hafiz, à Ouled Allal, à Remili, à Ouled Slama… » Mais on n’identifie jamais les cadavres. « Les charniers, ç’a toujours été utilisé politiquement : quand on est sous pression, on ouvre un charnier, mais la preuve [qu’on n’a pas envie de mettre au jour ce qui s’est réellement passé], c’est qu’il n’y a jamais d’enquêtes menées à terme » – alors que l’association Somoud recense 10 000 cas de personnes enlevées par les groupes islamiques armés (GIA). La loi sur la concorde civile aurait dû projeter un peu de lumière sur les terribles imbrications de notre guerre ; elle n’a fait que sceller, dans une gigantesque escroquerie, les puits secrets du désastre qui nous est arrivé à tous. Ali était coureur de demi-fond et de fond, « spécialiste du 1 500 mètres et du cross-country », révèle-t-il dans un sourire. Il s’est spécialisé dans la recherche de cadavres, devenue un genre d’athlétisme en Algérie. Martien au pays des taupes, il a décidé de déranger ceux qui ont aujourd’hui « décidé de ne pas voir les gens qui souffrent ». C’est peut-être là l’explication de l’étrange folie d’Ali : jeter un peu de visibilité comme un énergumène seul crevant la faim au bord d’un charnier muet.