Lettre ouverte à Monsieur Abdelaziz Bouteflika
Appel Des Défenseurs Arabes Des Droits de l’Homme
Pour La Vérité sur Le Sort des Disparus en Algérie
Lettre ouverte à Monsieur Abdelaziz Bouteflika
Président de la République Algérienne Démocratique et Populaire
Monsieur Le Président,
Il y a plus d’un an depuis que la loi dite de concorde civile a été approuvée par référendum. Aujourd’hui, vous initiez un projet de concorde nationale. Celles-ci sont censées induire entre autres une situation de paix entre les » citoyens » d’une part, et » leur » Etat d’autre part. Mais comment peut-on espérer l’avènement d’un tel état tant que le sort de milliers de disparus est délibérément occulté. Les disparus restent les grands oubliés des différents projets de loi. Par son ampleur, le phénomène des disparitions forcées doit être considéré en soi comme une grande tragédie nationale. Il concerne des centaines de milliers de personnes. Cette grave atteinte au droit humain ne touche pas seulement le (ou la) disparu(e), mais tout son entourage. C’est en fait une punition collective.
Par disparitions forcées, nous désignons les personnes ayant disparu après avoir été enlevées par les différents services de sécurité (tous corps confondus). Cette pratique usagée par différents systèmes répressifs est une décision au plus haut niveau de l’Etat algérien après l’arrêt du processus électoral, en janvier 1992. Il ne fait pas de doute que cette ignominie a été utilisée comme un moyen de faire la guerre. Le principe de la loi des grands nombres, argument envisagé par certains défenseurs des Droits de l’Homme dans les années 1994-97, ne peut en aucun expliquer ni l’ampleur, ni les caractéristiques communes aux disparitions. L’hypothèse d’abus individuels dus aux nombreux agents de sécurité qui procèdent à des arrestations numériquement importantes avait été évoquée, par certains humanitaires. Nous sommes tout à fait fondés à affirmer que nous sommes plutôt face à un processus programmé et bien étudié par les décideurs. L’ironie de l’histoire fait que les Algériens ont déjà connu cette monstruosité pendant la guerre de libération. Le système colonial y a eu recours. Triste continuité! Il s’agit d’éliminer momentanément ou à jamais, loin du regard de la justice, toute personne considérée comme potentiellement susceptible de sympathie vis à vis de l’autre camp. Et il suffisait de peu pour se retrouver de l’autre côté. La torture institutionnalisée, pratiquée à grande échelle et avec » art » pourvoit généreusement les listes des victimes potentielles. Rappelons-nous les paroles de cet homme sauvagement torturé » Si on m’avait demandé si j’étais responsable du séisme d’El-Asnam, j’aurais répondu oui « . C’est ainsi que de jour comme de nuit (et surtout de nuit), des dizaines de milliers de personnes ont franchi le mur du silence à ce jour, après avoir été enlevées par ceux-là mêmes qui sont censés protéger le citoyen. L’effet psychologique est dévastateur. N’importe quel individu peut sans prévenir disparaître de n’importe où et à n’importe quel moment. Pour les familles, commence la descente dans les enfers d’une angoisse sans pareille. Disparaître, c’est ni vivre ni mourir. Les proches du disparu connaissent ces passages d’une grande espérance à une grande désespérance. Ceux et celles qui vivent ces différents états savent combien c’est éprouvant sur le plan psychologique. L’attente du père, fils, mari, frère, mais aussi de la mère, fille, épouse, soeur est extrêmement épuisante. Aucun travail de deuil ne peut se faire. Parallèlement, les familles ne ménagent pas leurs efforts à la recherche de leurs proches. Elles visitent les commissariats, les casernes, les prisons, les tribunaux, les morgues, les cimetières¼. Elles s’adressent aux différentes institutions de l’Etat, l’ONDH, le Ministère de la justice, celui de l’intérieur, la Présidence de la République¼. Mais ces dernières restent désespérément muettes.
Monsieur Le Président de la République,
L’Etat qui a accouché de cette monstruosité doit reconnaître et assumer sa lourde responsabilité dans ce phénomène. Il doit mettre fin à la souffrance de centaines de milliers de citoyens. Il doit leur épargner la pénible épreuve du temps. Aucun crédit ne peut être accordé à un Etat qui séquestre à ce jour dans ses différentes » poches « . Les familles ont le droit de connaître la vérité sur le sort de leurs proches disparus. La temporisation ne peut altérer leur mémoire et l’amnésie ne sera pas au rendez-vous tant que les pages sombres de cette dernière décennie ne seront pas déchiffrées. Il n’y a qu’à regarder ce qui se passe aujourd’hui au Chili. Les familles des victimes de disparitions revendiquent la vérité et la justice. Aucune paix civile (ni celle des âmes) et aucune réconciliation ne peut se construire sur les décombres de couches épaisses d’obscurités et d’opacités. La lumière et la transparence sur tous les crimes ne détruiront pas l’Etat algérien. L’exemple de l’Afrique du Sud est là pour nous renforcer dans la foi que le travail de mémoire, de vérité et de justice ne nuit pas à la cause de la paix, ou à la cohésion sociale. Il est même le ciment nécessaire pour construire l’Etat de tous les Algériens sans exclusion et celui du droit, une fois évacuées les nombreuses et multiples frustrations accumulées.
Nous, Défenseurs des Droits de l’Homme, membres d’Organisations Arabes en exil, ou militants indépendants, appuyons fortement la demande de vérité sur le sort des disparus.
Nous vous prions de croire, Monsieur Le Président, à l’expression de notre considération distinguée.
Paris le 15 février 2001
Signataires :
AFIFO Abderrahim (Commission Arabe des Droits Humains); AL NOUNOU Saad (Association Racines Palestiniennes); AL SALEM Rouba (Program Associate); Dr AlODAT Khaldoun ( Médecin et chercheur; Damascus Center for Theoretical and Civil Rights Studies); AL-GHAZALI Naser (Damascus Center for Theoretical and Civil Rights Studies); ALILI Larbi (Mouvement pour la Justice&Vérité en Algérie); Dr ALIZE Ahmed (Mathématicien); AMRI Ahmed (Union Générale Tunisienne des Etudiants en France); BADRUDIN Salah (Kana Center fur Kurdish Kultur); BEN M’BAREK Khaled (Centre d’Information et de Documentation sur la Torture en Tunisie); BEN SALEM Abdelatif (CNLT-Tunisie); BENOZENE Leila (Militante ATTAC); BILAL Hassan (Chercheur Arabe); BOUKEZOUHA Abdel (Militant exilé); Dr DAGUERRE Violette (Commission Arabe des Droits Humains); DHAHRI Béchir (CSLPCT); EL-SIR TABIR Aymen (Arab Program for Human Rights Activities; Sudan H R Organisation); FEITOURI Houssein (Lib-Liga; Germany); HAJ KHEDER Abdul H.; HAMOUDA Soubhi (Alternative-Canada); HASHAM Kaes (Iraki Network); HUMMAIDA Osman (SUTQ); JANI Jamel (Association des Droits de l’Homme au Maghreb-Canada); Dr KADHIM Habib (Commission Arabe des Droits Humains); Dr KADI Amina (Mathématicienne; militante indépendante); KAMEL Ahmed (Journaliste); KHELILI Mahmoud (Avocat au barreau d’Alger; Syndicat National des Avocats Algériens); MAHMOUD Soad (Arab Program for Human Rights Activities); MALEH Haytham (Juriste; Damas); Dr MANAI Ahmed (Institut Tunisien pour les Relations Internationales); MANDOUR Iman (Friedrich Nauman Stiftung); Dr MANNA Hatham (Médecin; Commission Arabe des Droits Humains); MELLAH Salima (Journaliste; Algeria-Watch); Dr MOGHEETH Kamal (Chercheur et écrivain); NAIL Haggag (Avocat; Arab Program for Human Rights Activities); SABIR Abderrahim (Amnesty International-USA); Dr SELLAM Sadek (Chercheur en histoire; militant indépendant); Dr SHABAN Hussain (Arab Organisation for Human Rights in UK and Iraki Network); SHEBLAK Farihan (Arab Community; London); SHIBLAK Abbas (Palestinian Diaspora&Refugee Center- London); Dr SIDHOUM Salah-Eddine (Chirurgien; militant indépendant); TALAHITE Fatiha (Chercheur en économie); TAOUTI Brahim (Avocat).