Témoignages de mères de disparus
Témoignages de mères de disparus
M.M., Libre Algérie, 5-18 juin 2000
En marge de leur rencontre avec des membres de la délégation de la FIDH, nous avons enregistré les témoignages de deux mères venues raconter leurs malheurs de «citoyennes de la République algérienne démocratique et populaire» à Driss Elyazami et sa délégation. Ces «allégations», selon le dictionnaire de M. Rezzag Bara, sont poignantes. Ecoutons-les.
Mme Griguihsine (Bab Ezzouar) : «Lorsque mon mari Abdelkrim et mon fils Merouane se sont évadés de Tazoult (ils leur ont ouvert les portes des cellules), ils ont regagné Alger. Mon mari est rentré chez lui à Bab Ezzouar et Merouane est allé chez sa sour mariée à Fontaine Fraîche. Ils ont été incarcérés à la prison de Tazoult à la suite de la mort de mon fils Mohamed, dans des conditions terribles. Mohamed était en permission, à l’époque il effectuait son service national. Il a été abattu par des militaires alors qu’il allait capturer des oiseaux avec des jeunes du quartier. Il n’aurait pas, selon eux, obtempéré à une interpellation. Il était armé d’une cage d’oiseaux. A peine 24 heures après leur «évasion», des éléments du PCO sont venus, dans la nuit, chercher mon mari, après avoir tué mon fils Merouane (20 ans), qui se trouvait chez sa sour à Fontaine Fraîche. Merouane a d’abord été blessé aux pieds, puis abattu d’une balle dans la tête au rez-de-chaussée de l’immeuble. C’est l’officier Sayeh du PCO qui l’a abattu. Ils ont non seulement pris mon mari mais aussi deux autres fils Toufik et Youcef, mineur à l’époque. Lui a été libéré après plus d’un mois de détention à Châteauneuf. Vers trois heures du matin, ils sont revenus me chercher. J’ai été maltraitée. Je porte encore les traces des coups de crosse et des tenailles. Ma fille chez laquelle était Merouane a perdu la raison. Son mari a divorcé, elle est chez moi avec ses deux enfants. Mon mari se trouve à la prison d’El Harrach. J’ai laissé mon fils Toufik à Châteauneuf. J’ai su qu’on l’a torturé à l’électricité. Le procureur de la République m’a dit, il y a quelques semaines, qu’il était en prison mais je n’ai pu le vérifier. Je reste sans nouvelles de lui.
Mme Helali Khedoudja (Sidi El Kébir – Blida) : Cette dame a «perdu» ses deux fils en 1995. Nous mettons perdu entre guillemets car en fait ils sont au Maroc. Ils s’y sont retrouvés alors qu’ils étaient censés être dans un commissariat à Sidi El Kébir à Blida. Laissons-la raconter :
«Les services de sécurité, policiers, gendarmes ou militaires, venaient souvent faire des visites d’inspection dans la région, vu que nous habitons dans une région isolée. Ils se contentaient à chaque fois de faire le tour du pâté de maison, de l’épicerie, de l’atelier de fabrication de pâtisserie et du dépôt où l’on stocke la matière première (farine,…). Un jour, j’entends l’un d’eux dire à son copain : « Dâaoua hakma ouahna ma chefnach ». Une semaine après, à la mi-journée, c’était au quatrième jour de ramadan, ils sont revenus pour prendre mes deux fils Zoubir (né en 1961) et Salim (né en 1962). Ils les ont emmenés au commissariat de Sidi El Kébir. Moins d’une heure plus tard, ils reviennent en force. Ils étaient une trentaine d’agents, à leur tête le commissaire Tigha Mohamed et Dilmi Mustapha. Ils ont tout pris en deux heures de temps. Les machines (pétrins, congélateurs,…), les sacs de farine, de sucre et la pâtisserie qui était déjà prête (que nous vendons en gros à des boulangeries et à des cafés) étaient chargés dans des camions. Ils ont en même consommé sur place et saccagé le reste. Je suis en mesure de vous ramener plusieurs dechras pour témoigner de ce qu’ils ont vu et entendu. Les policiers avaient dans un premier temps nié avoir pris mes deux fils. Mais avec mon insistance, car je suis restée devant le commissariat jusqu’à une heure très tardive de la nuit, on finit par me dire qu’ils y étaient. On m’interdit durant les douze premiers jours de leur apporter à manger. Ils ont été affreusement torturés. On m’autorisa ensuite à leur emmener le couffin. Ces policiers considéraient même que je ne ramenais pas de grandes quantités à manger. Ce n’est que lorsque j’ai pu voir mes enfants au tribunal que j’ai compris que ce n’était pas eux qui en profitaient, mais les policiers.
Après cinq mois de détention, ils sont jugés. Le procès est renvoyé à trois reprises pour cause d’absence de la partie plaignante, en l’occurrence Dilmi Mustapha. La juge a exigé de rencontrer ceux qui ont estimé que Zoubir et Salim étaient coupables d’avoir commis un acte grave. La quatrième fois, un policier se lève et remet un bout de papier à la juge. Après lecture, elle annonce clairement qu' »un bout de papier ne peut en aucun cas être considéré comme une preuve » et déclare mes deux fils innocents et ordonna la restitution des biens qui ont été subtilisés.
A leur libération de la prison de Blida, et devant sa porte, Zoubir et Salim ont été embarqués par les mêmes policiers de Sidi El Kébir. Un mois après, on a appris qu’ils ont été transférés à un commissariat à Chlef. De wilaya en wilaya, Zoubir et Salim sont actuellement au Maroc. On leur a fait passer clandestinement les frontières, tout cela pour qu’ils ne puissent pas évoquer ce qui leur est arrivé et le matériel qui a été volé.
Cela dit, je ne réclame rien du tout, ni argent ni matériel, je veux mes fils, qu’on me rende mes deux fils. Un point c’est tout.
On dit que Tigha Mohamed, le commissaire qui est à l’origine de leur arrestation, est en prison, pour d’autres raisons peut-être. Mais ce n’est pas ce qui m’intéresse, je veux Zoubir et Salim.»