L’énigme des charniers
L’énigme des charniers
Lakhdar Benyounès, Libre Algérie, 10-24 avril 2000
Les services de sécurité ont découvert deux charniers la semaine dernière dans l’ouest du pays. La découverte macabre a eu lieu d’abord aux abords de Mascara, sur la route reliant cette wilaya à celle de Tiaret. Puis sur les monts de Tiaret même où, suite à des recherches menées par l’armée, une dizaine de cadavres en décomposition ont été retrouvés. Le périmètre où ces charniers ont été découverts est présenté par les observateurs de la scène sécuritaire, se basant sur des témoignages de repentis, comme un des points d’action et de cantonnement de phalanges du GIA répondant au sigle de «katibat el Ahouel».
A ces groupes, ces observateurs attribuent les massacres à grande échelle qui ont ciblé en 1998 les populations isolées de Had Chekala dans l’Ouarsenis. Ils sont, selon des sources de presse, derrière les nombreux raids terroristes sanglants qui ont eu lieu entre 1996 et 1998 contre des localités isolées de cette partie de l’Oranie, des éleveurs et des agriculteurs de la région, entre Mascara, Relizane et Tiaret.
C’est contre les maquis et les poches de repli de ces phalanges qu’ont été menées les grandes opérations de ratissage des services de sécurité. En particulier, après l’expiration du délai du 13 janvier 2000 et la fin de la probation accordée aux groupes de l’AIS. Pourtant, aucun charnier ni fosse commune n’ont été découverts durant ces opérations de «grande envergure» qui sont menées contre les irréductibles groupes armés. Les maquis désertés par les tueurs des GIA n’ont pas révélé de telles découvertes pourtant possibles en raison notamment du fait que des tueries y avaient été signalées avant la prise de contrôle du périmètre par les services de sécurité. Les témoignages de groupes de patriotes et de militaires n’ont pas fourni à l’époque d’éléments soupçonnant l’existence de charniers dans ces zones. Quelques cadavres de terroristes islamistes ont été signalés notamment dans la région de Timixi où a été découvert le premier charnier, mais leur nombre n’indiquait pas un cimetière clandestin. La découverte de ces corps a été expliquée par les affrontements précédents entre factions armées rivales ou par leurs accrochages avec les forces de sécurité.
Lectures multiples
La découverte cette semaine précisément de ces deux charniers dans ces régions-là (certains journaux ont donné le chiffre d’une trentaine de corps) après que les unités antiterroristes se soient retirées suggère évidemment plusieurs lectures. Toutes ces dernières posent davantage de questions que de réponses claires. La première lecture, largement diffusée par les spécialistes de la scène sécuritaire, est que des poches des GIA sont restées des sanctuaires vides, mais inaccessibles aux services de sécurité. L’accès vers ces lieux de la mort prendra du temps, selon ces spécialistes, et pourrait, préviennent-ils, aboutir à de nouvelles découvertes macabres. La seconde lecture, estiment ces auteurs, précise que dans toute opération antiterroriste le principal reste la chasse au terroriste : seule logique à tout branle-bas de combat. Le nettoyage des périmètres autrefois contrôlés par les groupes armés peut durer, selon cette lecture, durant plusieurs mois comme il peut être abandonné pour des raisons diverses.
A ce propos, certains correspondants de presse, corroborant des sources proches des services de sécurité, évoquent l’insécurité encore très récente qui régnait dans les lieux et empêchant toute opération du genre à donner suite aux informations fournies par des repentis sur les charniers. Certaines zones soupçonnées d’avoir abrité des groupes armés restent, nous affirme-t-on, encore inaccessibles. Les mêmes sources évoquent aussi les informations contradictoires fournies par les repentis. Ces trois lectures, aussi intéressantes au point de vue technique sur l’expérience de la lutte antiterroriste, ses forces et ses faiblesses face au génocide des Algériens depuis 1993 à aujourd’hui, ne résistent pas pourtant devant l’information recueillie voici quelques jours par Libre Algérie : au lendemain de la découverte du charnier de Timixi, des sources concordantes, notamment à Mascara, nous ont indiqué que les opérations de recherche ont été déclenchées sur la base d’une information fournie par un repenti dont la reddition remonte à une année déjà : cet individu, qui a fait partie pendant deux ans des groupes d’El Ahouel, devait donc théoriquement savoir où et comment ces tueurs opéraient.
Les ONG attendues
Même si nous n’avons pas pu le confirmer, une source nous a affirmé que les membres du groupe de repentis qui a révélé aux services de sécurité l’existence du deuxième charnier près de Tiaret sont eux aussi en liberté depuis plusieurs mois. Là aussi, on peut supposer par simple déduction que ces repentis connaissaient depuis assez longtemps l’endroit exact du charnier. Comment donc une information aussi importante n’a pu être exploitée à temps ? On peut volontiers croire que les repentis en question ont dû tergiverser pour donner l’information ou que la question ne leur a pas été posée par les services compétents. Mais une telle position, connaissant l’impact politique et sécuritaire d’une telle information, paraît bien mince. Elle paraît bien peu sérieuse lorsqu’on constate que, dans leurs récits, les repentis ainsi que les «redditionnistes» de l’AIS accordent une importance accrue à la topographie des maquis ainsi qu’à la descriptions des anciens théâtres d’action des groupes terroristes. Comme il demeure peu sérieux de ne pas envisager que des services de sécurité, rompus depuis des années aux diverses techniques de la lutte antiterroriste, n’aient pas songé à interroger les repentis sur les assassinats collectifs dissimulés ou sur les pertes humaines des groupes armés à l’issue de batailles fratricides ou d’accrochages avec les unités antiterroristes.
Conclusion ? Il n’y en a pas dans cette opacité rendant tous les scénarios possibles : bricolage de la presse, absence de suivi de l’information, manipulation, gestion technico-politique des charniers, tout peut y passer sans encombre. Mais il y a l’actualité et les lignes de lectures qu’elle impose forcément. Sur ce chapitre, il n’est pas inintéressant de mentionner que plusieurs journaux ont timidement dressé un parallèle entre la découverte de ces charniers et le retour sur la scène publique de dossiers emblématiques de la guerre civile : celui des «disparus» entre autres. Les familles de ces derniers, qui n’hésitent plus à solliciter l’aide d’associations et de groupes de soutien internationaux pour obtenir la vérité sur leurs parents, pourraient dicter des réflexes à des représentants du pouvoir qui s’inquiéteraient des retombées d’un sujet ultrasensible. C’est possible. Comme il est possible d’envisager, sous l’angle aussi de la visite prochaine de quatre ONG internationales de défense des droits humains, une possible anticipation sur le débat à propos des «disparus». Ce n’est pas exclu puisque, on le sait déjà, une des grandes interrogations qui seront soulevées par ces ONG portera sur ce dossier.