Disparus: «briser le silence»
Disparus: «briser le silence»
Une conférence réunissait à Paris des familles de sept pays méditerranéens.
José Garçon, Libération, 11 février 2000
Jamais, ils ne s’étaient rencontrés. Hanim, la Turque, arrêtée pendant le sit-in que les «mères du samedi» tiennent à Istanbul, entend encore, quatre ans après, les cris de son mari emmené par les forces de l’ordre. Fadel, le Libanais, souvent contraint de débourser des sommes folles pour soutirer du Liban, d’Israël ou de la Syrie, une indication sur les quelque 17 000 «disparus», morts ou détenus en quinze ans de guerre civile. Ali, le Libyen, en est réduit à se demander comment agir à l’étranger, puisque dans son pays, toute lutte pour les libertés est inimaginable. Ghayyath, le Syrien, est à peine mieux loti pour retrouver ses 3 000 disparus. Nacéra, l’Algérienne, ne sait plus rien de son fils et a lancé le mouvement des familles qui attendent un signe de 10 000 personnes renvoyées au néant. Hourya, la Marocaine, s’insurge contre un Etat considérant le «dossier clos» après avoir reconnu 112 cas, alors que son frère a été enlevé il y a deux ans.
«Aucune trace». Réunis depuis mardi et jusqu’à ce soir à Paris par la Fidh (Fédération internationale des droits de l’homme) pour une «première rencontre euroméditerranéenne des familles de disparus», ces hommes et ces femmes n’avaient jamais perçu à ce point la souffrance partagée. Et leur volonté commune de s’organiser pour s’opposer à cette violence d’Etat. Certes, le contexte et l’ampleur des «disparitions forcées» diffèrent dans chacun de ces sept pays du pourtour de la Méditerranée (c’est seulement en Algérie qu’il s’agit aujourd’hui d’un phénomène de masse). Pour autant, l’impunité totale dont bénéficient leurs auteurs permet la perpétuation de ces pratiques dans cette zone, alors qu’en Argentine et au Chili, une réponse judiciaire commence à exister. Du coup, tout autour de la Méditerranée, des lieux de détention secrets symbolisent, ou ont symbolisé, l’horreur: Tazmamart, hier, au Maroc; Chateauneuf, à Alger; Khiam, au sud Liban; Ansar en Israël… «La disparition se veut le crime parfait, car il est commis dans l’illégalité et la clandestinité absolues, estime l’expert colombien Federico Andreu. Il isole le détenu du monde, de sa famille, le prive de tous ses droits, notamment d’un procès. Le prisonnier n’a plus d’existence. L’Etat terrorise la population en signifiant que la loi du silence régit la société et que ceux qui cherchent la vérité peuvent subir le même sort. L’absence de sépulture interdit à tout jamais aux familles de commencer leur deuil… et garantit aux bourreaux l’impunité puisqu’il n’y a aucune trace…»
Face à cette situation, toutes les familles diront «la fin de la peur quand on n’a plus rien à perdre puisqu’on a perdu ceux qui nous sont le plus cher». «C’est le cas au moins dans les grandes villes, car à l’intérieur du pays, les gens craignent des représailles et la difficulté de se coordonner demeure», raconte Safia, dont le mari, journaliste algérien, a disparu depuis deux ans. «Déposer une plainte en Algérie, c’est déposer devant un mur, explique Me Mohammed Tahri. Mais c’est décisif, car cela enclenche une dynamique… Au début, on demandait aux familles comment elles pouvaient avoir l’impudence de porter plainte contre l’Etat.» De Alger à Damas en passant par Ankara, beaucoup de familles se heurtent à cette difficulté. «Porter plainte, mais contre qui? Contre X? Mais qui est ce X, quand ce sont les forces de l’ordre qui ont enlevé mon mari et qui viennent ensuite faire des pressions pour qu’on arrête nos recherches», se révolte Naïma, de Constantine.
Approches différentes. En réalité, l’état de la démocratie détermine des approches et des revendications différentes entre ceux qui arrivent à peine (Algérie), ou pas du tout à se faire entendre (Libye, Syrie…) et ceux qui sont entrés dans un processus de règlement (Maroc, voire Liban). Tous, cependant, ont compris la nécessité de se coordonner, notamment à l’échelle internationale «pour briser le silence». «On est là aujourd’hui pour constituer une force», lance l’Algérienne Nacéra. L’objectif est clair. «La France qui sera présidente de l’UE à partir de juillet, doit pousser pour que la question des « disparus » figure, en novembre 2000, à l’ordre du jour du « sommet de suivi » de la conférence euroméditerranéenne de Barcelone», explique Patrick Baudoin, le président de la Fidh. La rage au ventre, Nacéra, elle, continue à espérer revoir son fils. «Ils nous les ont pris vivants, qu’ils nous les rendent vivants.».