ODHA: Torturé au centre de Châteauneuf : Mohamed H.

Témoignage de torture

Torturé au centre de Châteauneuf

Mohamed H., Alger, mars 1994

 

Observatoire des droits humains en Algérie (ODHA), Algeria-Watch, 25 août 2004

C’était au mois de mars 1994. J’étais infirmier dans un hôpital de la banlieue algéroise. Il était 14 heures environ. Trois civils se sont présentés au bureau d’accueil du service médical où j’exerçais me réclamant. Je me suis alors présenté à eux. Je ne les connaissais pas. L’un d’eux s’approcha de moi et me glissa à l’oreille : « nous sommes des ikhouas et nous avons un blessé dans notre fourgon. Venez l’examiner ». Je fus surpris par cette demande insolite car je n’étais pas médecin et je n’avais pas le droit de sortir de mon service. Tout comme je fus étonné de cette hardiesse de ces trois prétendus « ikhouas » qui se sont hasardés dans cet établissement hospitalier avec cette facilité déconcertante.

J’ai répondu que je ne pouvais répondre à leur demande car je n’étais pas médecin. Je refusais catégoriquement de les accompagner. J’allais retourner sur mes pas quand l’un d’eux me prit brutalement par le bras et me poussa vers la sortie du service, suivi par les deux autres. Ils me menacèrent de m’abattre au moindre mouvement. Il y avait beaucoup de monde devant le portail de l’hôpital car c’était l’heure de la visite. Ils me poussèrent vers la porte centrale en direction d’un fourgon de type G9 de couleur crème, stationné à l’extérieur de l’établissement. L’un d’eux ouvrit la porte arrière et tenta de me pousser violemment à l’intérieur. Dès l’ouverture, j’aperçus un citoyen allongé à plat-ventre à l’arrière du fourgon, poignets menottés derrière le dos. A ses côtés se trouvait assis un civil armé d’une kalachnikov. J’ai vite compris qu’il s’agissait d’un enlèvement par la Sécurité militaire. Profitant de la présence de beaucoup de monde devant le portail de l’hôpital dont de nombreux collègues de travail, je me suis alors mis à crier de toutes mes forces : « je suis innocent, lâchez moi, lâchez-moi ». Je voulais par ces cris attirer l’attention des gens pour qu’ils sachent qu’on m’enlevait. Car à l’époque, de nombreux citoyens étaient enlevés de la sorte et disparaissaient à tout jamais.

Les trois agents de la sécurité militaire, courroucés par mes cris, me jetèrent brutalement à l’arrière du fourgon. Je tombais sur mon visage. L’homme à la kalachnikov mit son pied sur mon dos pour m’immobiliser, tandis que l’autre me menotta et me mit une cagoule sur le visage. Puis le fourgon démarra à toute vitesse.

Près de 30 minutes s’écoulèrent entre mon enlèvement et mon arrivée vers le lieu de détention. Le véhicule pénétra dans une cour. On me descendit du véhicule pour m’introduire à l’intérieur de ce qui me paraissait une bâtisse. J’avais toujours le visage couvert d’une cagoule. Soudain j’entendis la manœuvre de plusieurs kalachnikovs à la fois. Je me suis dit qu’ils allaient m’exécuter. Je tremblais de peur.

A l’intérieur, on m’enleva ma cagoule. Je regardais autour de moi. J’étais dans une maison en préfabriqué. On m’emmena directement dans le bureau d’un gradé. Ce dernier m’ordonna de m’asseoir et me dit qu’il me connaissait très bien. J’étais étonné car personnellement je ne l’avais jamais vu. Je lui ai répondu que je ne le connaissais pas. « Tu penses que si je ne te connaissais pas et ne connaissais pas tes activités, j’aurais ordonné ton arrestation pour rien ? ». Je lui ai alors répondu non sans crainte de représailles que s’il avait des preuves sur mes prétendues activités, il n’avait qu’à les présenter ».

Il fit un signe à un des agents présents dans le bureau. Ce dernier sortit puis revint rapidement avec un individu barbu, très maigre, en haillons et tremblotant. Il avait l’air terrorisé. Il avait la trentaine environ. Dès son entrée et d’une manière mécanique il pointa son doigt sur moi pour dire : « c’est lui », sans que personne ne lui demanda quoi que ce soit. C’était les seuls mots qu’il prononça. J’ai essayé de discuter avec lui pour lui demander où il m’avait rencontré. L’officier coupa court à la discussion et ordonna au malheureux citoyen de sortir, accompagné par un agent.

« Alors tu ne réponds pas ? Tu n’as rien fait n’est-ce pas ? » me dit avec un ton menaçant l’officier, avant d’ordonner à ses subordonnés de me descendre au « laboratoire ». C’était le nom donné à la salle de torture.

On me fit descendre des escaliers. Sur le chemin du bureau au « laboratoire », j’ai remarqué un long couloir avec de nombreuses cellules de part et d’autre.
Avant de rentrer dans la salle de torture, on m’ordonna de me déshabiller devant la porte. J’ôtais sans discuter ma tenue hospitalière. La salle était assez grande, lugubre. La peinture des murs était sombre. Il y avait un banc en pierre sur la droite et une sorte de baril à gauche, rempli d’eau sale et nauséabonde. On m’ordonna de m’allonger sur le banc. Ils m’attachèrent comme un saucisson avec une corde. Avant de débuter la torture, l’un des tortionnaires m’expliqua que si je devais parler et avouer, je n’avais qu’à bouger ma main. On me plongea alors un chiffon sale dans ma bouche et on commença à me verser de l’eau sale prélevée du baril. Parallèlement à ce supplice, un autre tortionnaire me posait des questions tandis que les autres m’insultaient et me crachaient sur le visage. Des coups de poing et de bâton fusaient de partout. C’était infernal. De l’eau sortait de mes narines. J’avais l’impression que mes tympans allaient éclater. J’étais au bord de l’asphyxie. Mon abdomen était ballonné. Soudain l’un des tortionnaires se mit à sauter sur mon ventre Je rejetais alors de véritables jets d’eau. J’avais l’impression que mon estomac sortait par la bouche. Ce supplice dura près d’une heure. J’avais perdu toute notion de temps et d’espace. Un véritable cauchemar. De temps à autre je bougeais la main. Le tortionnaire arrêtait de me verser de l’eau. J’essayais alors de reprendre mon souffle mais je niais toujours les faits. Alors la torture reprenait de plus belle.

A la fin de la séance, ils me jetèrent dans une cellule d’isolement avec mes vêtements. Je tremblais à la fois de peur et de froid. J’étais mouillé jusqu’aux os. J’ai passé la nuit à me tordre de douleurs. Le lendemain on jeta un citoyen barbu dans ma cellule. C’est ce malheureux qui m’a appris que nous étions au centre de Châteauneuf, sur les hauteurs d’Alger. Ce citoyen séquestré depuis six mois dans ce centre était originaire de Larbâa (Blida). Il était envahi de poux et passait son temps à se gratter de partout. Il ne s’était pas lavé depuis son arrestation. Il me raconta comment il avait été torturé au chiffon et à l’électricité. Il me parla de détenus morts sous la torture. Ses récits me donnaient froid au dos. Parfois je me demandais s’il ne travaillait pas avec eux et s’il n’avait pas été enfermé avec moi pour me terroriser par ses récits cauchemardesques ?

A la 2e séance de torture, on utilisa à nouveau l’épreuve du chiffon. Je continuais à nier les faits. Un tortionnaire qui semblait être leur chef ordonna de m’emmener à « l’hélicoptère ». J’ai failli m’évanouir car en entendant ce mot d’hélicoptère, je me suis mis à imaginer que j’allais être embarqué dans un hélico et jeté par-dessus bord dans la mer. Des rumeurs circulaient à l’époque sur ce procédé de liquidation physique. J’entendis alors un autre dire : « non, avec le chiffon et l’électricité, il finira par parler ». Je reprenais mes esprits. Puis je me suis dit que peut-être l’histoire d’hélicoptère n’était qu’une technique de torture et rien d’autre. Une confusion totale régnait dans ma tête. La torture devenait de plus en plus insupportable. Je ne pouvais alors tenir plus que cela. Je finissais par dire oui à toutes leurs questions. Je « reconnaissais » ainsi avoir soigné des maquisards et leur avoir donné des médicaments. L’essentiel pour moi était que la torture cesse. Plus j’ « avouais », plus les tortionnaires voulaient en savoir plus. Je ne faisais qu’aggraver mon cas et augmenter les chefs d’accusation contre moi.

Mes « aveux » ne suffisaient pas. Il fallait dire plus. J’épuisais tous les scénarios qui me passaient par la tête. J’étais en panne d’imagination. Je subissais ainsi plusieurs séances de torture, une dizaine approximativement. Parfois on m’oubliait durant plusieurs jours dans ma cellule.

Matin et soir, j’entendais les cris et hurlements de gens torturés. C’était insupportable. Ces cris de douleurs se mélangeaient à d’autres bruits. Parfois il s’agissait de chansons de Raï, parfois des aboiements de chiens. C’était un véritable film d’horreur dont j’étais, malgré moi l’un des acteurs.

Lors de l’une des séances de torture, on m’emmena dans une autre salle. Un spectacle d’horreur s’offrit à mes yeux. Des personnes nues étaient suspendues par leurs poignets à des crochets au mur, les pieds pendants. Certains gémissaient, d’autres étaient immobiles et la tête tombante. On se serait cru dans un abattoir avec des carcasses de moutons accrochés sur les murs. Cela se passait à Alger, au centre de Châteauneuf. On m’emmenait dans cette salle, on voulait me terroriser et provoquer un choc chez moi. J’étais effectivement terrorisé. Je me suis rendu compte par la suite que j’avais uriné sur moi, sans m’en rendre compte. Les tortionnaires avaient réussi leur coup. J’ai failli perdre la raison. Jamais je n’avais pensé que des Algériens pouvaient faire cela à d’autres Algériens. Au grand jamais ! Et pourtant j’ai été témoin de cette horreur.

Autre fait marquant au cours de ma détention dans ce centre. La nuit, des prisonniers étaient emmenés par les agents de la sécurité militaires. Ils leurs remettaient leurs papiers et leurs ceinture et leur disaient qu’ils allaient être relâchés. Nous avons remarqué qu’il s’agissait de prisonniers ayant séjourné depuis plus de deux mois dans ce centre. Et on s’interrogeait comment ils pouvaient être relâchés à l’heure du couvre-feu et comment ils pouvaient les emmener au tribunal de nuit (!). Dieu Seul, sait quel a été leur véritable sort.

Ma détention dura trente jours. Au 30e jour, à l’aube, on m’emmena vers un bureau situé près des cellules. On me mit alors une cagoule. On m’obligea de signer de nombreuses feuilles sans les lire. On me remit mes effets personnels et on me monta au rez-de-chaussée. J’étais toujours cagoulé. Je pénétrais dans un autre bureau. On m’enleva la cagoule. J’avais en face de moi un civil assis derrière un bureau. J’ai été à nouveau interrogé. Les mêmes questions que celles posées par mes tortionnaires au « labo ». J’avais hâte d’en terminer avec ce calvaire. Je « reconnaissais » tout. L’agent tapait à la machine au fur et à mesure que je répondais à ses questions. A la fin il me tendit des feuilles que je signais sans lire.
On me remit à nouveau la cagoule et on me sortit dans un lieu qui semblait être une cour. Je sentais en ce matin un air frais souffler. Je montais avec d’autres détenus dans un fourgon qui prit la direction du tribunal Abane Ramdane d’Alger. Juste avant d’arriver, les agents qui nous accompagnaient nous enlevèrent nos cagoules.

Je fus présenté au juge d’instruction. Prenant conscience des énormités reprochées et de mes « aveux » extorqués sous la torture, j’ai tout nié en bloc en précisant au magistrat que j’avais été torturé à plusieurs reprises en lui montrant les traces encore visibles des supplices subis. J’étais sidéré par la réponse du juge : « s’ils n’utilisaient pas ces méthodes, ils n’obtiendraient jamais de résultats dans la lutte contre les terroristes ».

L’interrogatoire ne dura pas plus de cinq minutes. Il m’énuméra un chapelet de chefs d’accusations et m’ordonna d’attendre dehors. Nous fumes alors tous transférés sur Serkadji. Nous sommes sortis du sinistre centre de Châteauneuf pour entrer dans cette ténébreuse prison.

Fin 1994 j’ai été condamné à 5 ans de prison. J’ai été libéré en 1999 et privé de mes droits civiques.