ODHA: 45 jours dans des WC, A. Hachemi

Témoignage de torture

45 jours dans des WC

Témoignage d’A. Hachemi

Observatoire des droits humains en Algérie (ODHA), Algeria-Watch, février 2004

Il était 12h 30 en ce jour du 5 janvier 1994. Le véhicule transportant la grue que je conduisais était tombé en panne à environ 3 Km de la base logistique de Djelfa. J’ai décidé alors de revenir à pied à la base pour demander l’aide du mécanicien. A mon arrivée à la base, j’ai remarqué la présence d’un véhicule de police de type Nissan, stationné à l’intérieur. Le planton m’a informé que les policiers étaient à ma recherche. Je me suis alors présenté à eux. Après vérification de mon identité et après avoir fouillé ma chambre au niveau de la base, les policiers m’invitèrent à les suivre au commissariat de Djelfa.
Auparavant, deux de mes chefs, Y. Bachir et G. étaient rentrés sur Alger et avaient été arrêtés sur la route et conduits au commissariat d’Hussein-Dey (14e) à Alger.
J’ai passé une nuit au commissariat de Djelfa. Je n’ai subi aucune violence en ce lieu.
Le lendemain, je fus transféré vers le poste de police de Hassi Bahbah puis à Aïn Ouessara puis Ksar Bokhari. Pour l’anecdote, le trajet Aïn Ouessara-Ksar Bokhari fut effectué dans un taxi clandestin loué par les ….policiers.

J’ai passé la nuit au commissariat de Ksar Bokhari. Le lendemain je fus transféré au commissariat de Berrouaghia où j’ai passé deux nuits puis au commissariat de Médéa où j’ai passé deux autres nuits.

Le samedi matin, les choses sérieuses commencèrent. Je fus transféré sous escorte renforcée vers le commissariat de Blida. En ce lieu, on me vola une somme d’argent (96000 DA) que j’avais sur moi. Trois policiers se mirent à me tabasser et à m’insulter. De leurs bouches ne sortaient que des blasphèmes. C’était le début d’un étrange interrogatoire. Ils ne savaient pas pourquoi j’étais entre leurs mains. La même question revenait : « Qu’as-tu fais ? ».
Je fus jeté dans un WC. Un commissaire, en costume-cravate, ouvrit la porte et se mit à m’insulter et à me cracher sur le visage.
Après cette première série de violences, je fus transféré vers un lieu secret que je n’ai pu localiser car j’avais les yeux bandés. Au cours du trajet, je fus l’objet d’insultes et de coups de poings. Ce n’est que par la suite que j’ai su qu’il s’agissait du commissariat central d’Alger. Arrivé sur les lieux, je fus jeté sur le sol, les yeux toujours bandés et les poignets ligotés derrière le dos.

Commença alors l’interrogatoire. La première question posée fut : « Où est l’amana après l’attentat ? ». Je n’avais pas saisi. « Es-tu du FIS ? » me dit un autre. « Oui » lui répondis-je.
Je fus alors allongé et ligoté à un banc. Commencèrent alors les coups de bâton et l’épreuve suffocante du chiffon. J’ai passé une nuit épouvantable en ce lieu. Le lendemain, je fus jeté dans la malle d’un fourgon de police avec deux autres suppliciés : un certain Rabah qui avait un très fort accent kabyle et un certain Saadi pour être conduits au commissariat d’Hussein-Dey. Je fus directement emmené vers la salle de torture, visage couvert. Tabassage, fallaqa, électricité, épreuve du chiffon, tout y passa.
« Où est l’amana ? » me dirent-ils à nouveau comme précédemment leurs collègues tortionnaires du Central. C’est là où j’ai appris que j’étais accusé d’avoir assassiné un certain Guentri (magistrat tué près de son domicile à El Mouradia). J’ai immédiatement réfuté ces accusations graves en leur disant que le jour même de l’attentat contre ce magistrat, je mariais mon fils aîné.
On me cita alors plusieurs noms que je ne connaissais pas. Il y avait au moins huit tortionnaires qui s’acharnaient sur moi.
Après une heure de supplices, je fus conduit vers un WC où je fus attaché par des menottes à un radiateur. Je fus réduit à l’isolement durant 45 jours tout en étant régulièrement torturé.

Le lendemain, je fus soumis à un nouvel interrogatoire mais sans tortures. Parmi les tortionnaires figuraient deux personnes qui semblaient bien me connaître. Ils me citèrent des noms de citoyens d’El Mouradia que je connaissais. J’ai reconnu être membre du FIS jusqu’à sa dissolution. J’ai nié toute connaissance du groupe dit de Diar Es Semch et j’ai rejeté en bloc toutes les accusations. L’un des tortionnaires m’a offert une cigarette.
Deux jours plus tard, la torture a repris de plus belle comme au premier jour avec chiffon et électricité. J’ai subi durant ma séquestration de 60 jours à Hussein Dey, dix séances de tortures.
Lors de la 3e séance de torture, on me fit boire l’urine chaude d’un tortionnaire en me disant : « C’est bon pour le diabète ».
A la 5e séance, on me fit avaler un mélange d’urines, de matières fécales et de Crésyl. L’un des tortionnaires me dit avec ironie : « c’est le sérum de la vérité ». J’ai eu un malaise en avalant ce poison. Je voyais défiler des images hallucinantes. L’un des tortionnaires dira à son compère : « arrose-le ». L’autre lui répondra : « je n’ai plus d’urines ». En rejoignant ma cellule, une puanteur sortait de ma bouche qui gênait mes co-détenus. Ils me firent boire beaucoup d’eau et me lavèrent pour tenter d’atténuer cette odeur nauséabonde et me soulager.

Lors de l’une de ces séances, d’une sauvagerie bestiale, on me déshabilla totalement, puis on m’arrosa avec un tuyau d’eau froide et on me pendit par les poignets au plafond à l’aide d’un tuyau et ce, durant une heure. J’ai assisté à la mort d’un surnommé Janito du quartier La Glacière qui fut pendu de la même manière après d’atroces tortures. Il suppliait vainement ses tortionnaires de lui donner une gorgée d’eau alors qu’il agonisait. Il mourut sans boire une goutte d’eau.

A la 7e séance, les tortionnaires me menacèrent de ramener ma mère, ma sœur et mon épouse pour les violer devant moi.
Chaque matin, un tortionnaire cagoulé procédait à l’appel des détenus. Mon nom ne figurait pas sur la liste d’appel durant les 40 premiers jours. Avait-on prévu de me liquider, comme cela s’est fait pour d’autres et de ne laisser aucune trace administrative ?
Au 45e jour, on me sortit de l’isolement pour me mettre dans une cellule avec douze autres détenus. J’ai retrouvé l’un de mes chefs de la base logistique de Djelfa qui fut enlevé sur la route (Y. Bachir). J’ai appris de sa bouche que l’autre collègue de travail (G) enlevé en même temps que lui fut libéré au 15e jour.

Après ce transfert vers une cellule commune, un policier m’appela pour prendre ma filiation et m’inscrire sur le registre. Depuis, les tortures cessèrent ainsi que les interrogatoires.

Je devenais un observateur des supplices de mes compatriotes qui subissaient les affres de la torture. Les policiers venaient pratiquement chaque soir choisir un détenu et l’emmener vers une destination inconnue.
Je me rappelle du cas du citoyen Mihoubi Menouar, cordonnier à Oued Ouchayah qui fut atrocement torturé. C’était une personne qui n’avait rien à voir avec la politique. Il n’a jamais fait la prière durant sa vie. Il fut accusé d’avoir hébergé un « terroriste » dans sa boutique.
Au 50e jour, un officier est venu me faire signer avec un crayon, une feuille blanche. J’ai griffonné une signature.
Au 59e jour, je fus transféré avec mon chef et collègue de travail, Y. Bachir au commissariat central. Nous avons passé deux nuits, sans être torturés. Puis, après 60 jours de séquestration, nous fumes conduits au palais de justice de la rue Abane Ramdane. Comble de malheur, il y eu ce jour-là une alerte à la bombe au tribunal. On nous ramena à nouveau au commissariat central.
Le surlendemain, nous fumes présentés au juge d’instruction, dans un état de délabrement physique et une saleté répugnante.
J’ai dit au magistrat instructeur que les policiers m’avaient volé tous mes effets (argent, montre chrono, pièce d’identité). Le juge me regarda profondément dans les yeux et me dit : « Rabi salkak » ! (Dieu t’a épargné). Il parlait en connaissance de cause. Puis il me posa des questions sur Guentri, le magistrat assassiné dans mon quartier. Je lui ai précisé que le jour de l’attentat, j’avais marié mon fils aîné (09 septembre 1993).

Il signa mon mandat de dépôt et je fus incarcéré à la prison de Serkadji. Une phase de sauvagerie venait de se terminer. Une autre allait commencer.