Un étrange couple en politique

Un étrange couple en politique

Par Abed Charef, Le Quotidien d’Oran, 13 décembre 2006

Un même pays, une même société, mais des regards différents. Quand on est haut responsable, on voit forcément les choses de manière différente. Mais de là à confondre une grimace de douleur avec un sourire…

Le cynisme est à la politique ce que l’hypocrisie est au mariage. Il en faut une certaine dose pour survivre. Pour un responsable politique, il s’agit de se montrer froid, insensible parfois, pour passer au travers de certains aléas conjoncturels et maintenir le cap sur les grands objectifs fixés par le parti ou le pays. Dans une vie de couple, on peut fermer les yeux, mais pas trop souvent, comme disait le poète. Préserver l’avenir des enfants vaut quelques sacrifices, à condition que ces sacrifices ne deviennent pas, à leur tour, un handicap pour les enfants.

Mais quand cynisme et hypocrisie s’allient à doses massives, en politique comme dans la vie de couple, la dérive est inévitable. La dislocation de la famille est un résultat naturel de ce cocktail. Sociologues et psychologues ont suffisamment étudié ce type de situation pour qu’il soit inutile de s’y attarder.

En politique, le concept est encore à inventer. Les chercheurs n’ont pas encore réussi à imposer une formule qui désigne cette situation où les responsables savent tous que la situation est grave, qu’elle continue à se dégrader, qu’elle mène inévitablement vers la catastrophe, que plus le temps passe, plus il sera difficile de rétablir les choses, mais où tout le monde se complaît dans une satisfaction béate, parlant d’amélioration là où on frôle le drame ou le ridicule. L’écart est si grand entre ce que dit le responsable et ce que voit le citoyen qu’on a l’impression d’être face à des réalités différentes. Quand l’un perçoit la grimace de douleur d’un enfant, l’autre y perçoit un sourire.

Ceci est valable dans tous les secteurs. Dans le domaine de la santé, l’Algérie fait face au retour de maladies primaires, honteuses, celles qu’on croyait éradiquées et oubliées. La typhoïde est devenue un phénomène cyclique. Pourtant, tout le monde, du médecin de campagne au spécialiste de l’aménagement urbain, sait ce qu’il faut faire pour l’éliminer définitivement. Dans le domaine du logement, le ministre du secteur affirme qu’il va dépasser le million de logements promis par le chef de l’Etat lors de sa campagne électorale de 2004. Pourtant, tout le monde sait, et le ministre mieux que tout autre, que le programme AADL d’avant la campagne électorale n’a pas encore été achevé alors qu’on s’apprête à entamer l’année 2007 !

Les chiffres de l’économie sont tout aussi significatifs. Le PIB ne devrait augmenter que de 2,7 pour cent cette année, alors que le pays offre les possibilités d’une croissance à deux chiffres. Selon des chiffres cités par Abdelmadjid Bouzidi, le secteur des hydrocarbures, qui constitue la locomotive, le poumon et le coeur de l’économie du pays, connaîtra une régression de 1,2 pour dent.

Mais plus que ces données physiques, c’est le reste, tout le reste, qui offre le plus d’inquiétude. Les institutions sont mortes, avec la complicité de ceux qui sont supposés leur donner vie. Le conseil des ministres a tenu une seule réunion en un semestre. Le parlement a une existence formelle et protocolaire. Les assemblées locales sont de simples oratoires pour la bureaucratie.

La société se disloque au quotidien. Les valeurs positives qui donnent un sens à la vie en société sont laminées, pour céder la place à d’autres normes destructrices. La lecture des faits divers publiés quotidiennement dans un quotidien comme Echourouk est effrayante. On y trouve meurtres, vols, agressions, détournements, scandales, trafics en tous genres, dans lesquels les agents de l’Etat occupent une bonne place.

Ce constat, chaque citoyen peut le faire au quotidien. Dans la rue, avec ces milliers de gamins et d’adultes qui ont squatté les rues pour se faire payer le droit de stationner, un phénomène qui prend l’allure d’un racket national mené avec la complicité des autorités. Avec également ces milliers de vendeurs de cigarettes, qu’on trouve à chaque coin de rue, proposant des produits issus d’un trafic transnational, encourageant l’extension de ce grand fléau des temps modernes qu’est devenu le tabac.

Cette régression sociale est devenue le seul phénomène national visible. Mais plus étonnante encore la passivité des responsables du pays face à son extension. En privé, la plupart d’entre eux reconnaissent que la situation varie entre grave et dramatique. Ils connaissent les faits, leurs causes, leur mode de transmission et leurs conséquences. Dans leurs discours, ils les occultent, sauf pour annoncer de nouvelles mesures, aussi inefficaces qu’inutiles, pour y faire face. Mais dans leur action quotidienne, ils les encouragent de fait. Quand un ministre déclare publiquement qu’il détient des dossiers sur la corruption, que de hauts responsables y sont mêlés, et qu’il ne dépose pas de plainte, ne remet pas les dossiers à la justice, et que l’appareil judiciaire ne se met pas en branle, cela signifie que ces deux institutions, pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire, sont mortes. Et le parlement, qui entend de pareilles déclarations, sans créer de commission d’enquête, décrète lui aussi sa propre mort.

Dans cet engrenage, l’exemple vient de haut. Le modèle de ce qu’il faut faire est offert par ceux qui ont « réussi », ceux qui ont accédé à des responsabilités importantes, et détiennent le sort des citoyens entre leurs mains. Que peut faire le simple citoyen face à un tel phénomène ? Il a devant lui ceux qui ont supposé avoir « réussi », et il les prend comme modèles. Il les imite. Il détourne ce qu’il peut, et se détourne des valeurs qui ne rapportent pas, comme le travail, l’effort, la solidarité, la légalité et la loyauté envers les siens et son pays.

C’est là le résultat d’une alliance, la plus solide, qui s’est installée aux commandes du pays. L’alliance entre le cynisme et l’hypocrisie, un couple d’un genre particulier, qui a décidé d’ignorer le sort des enfants.