Le carnage de la prison de Berrouaghia (Novembre 1994)

Dossier Le Carnage de la prison de Berrouaghia

La manipulation: témoignage d’Iskander Debbache, journaliste

Observatoire des droits humains en Algérie (ODHA), 2 avril 2005

Pour ce qui est du massacre de Berrouaghia, j’aimerai alors que l’on s’entende sur le terme de témoin puisque j’ai procédé au montage de toutes les séquences filmées avant et pendant le massacre. Ces images m’ont été rapportées par des cadreurs de l’armée présents à cet effet sur les lieux du massacre. Elles étaient contenues dans des supports professionnels de type Betacam.

Ce que je sais en tant que témoin sur le massacre de Berrouaghia c’est qu’à l’instar de Serkadji, les deux « mutineries » ont été initiées et menées par des agents provocateurs que les détenus ne connaissaient pas.

Dans les deux cas, les détenus politiques et en l’occurrence les victimes, savaient ou ressentaient nettement par certains faits, qu’il s’agissait d’une provocation dont l’issue risquait d’être incertaine voire, dangereuse.

Parmi les détenus de Berrouaghia, comme Boumaarafi à Serkadji, se trouvaient d’anciens agents des forces de sécurité en rupture de ban lesquels connaissaient parfaitement les us et coutumes du sérail des polices parallèles et ont vite réalisé que le but visé consistait à éliminer physiquement certains détenus jugés trop compromettants.
Le montage.

C´est vers la fin janvier 1995 que le commandant M. s´est présenté à mon lieu de travail, accompagné d´un homme que je ne connaissais pas pour n´avoir encore jamais travaillé avec lui et qui sortit d´un cartable en cuir trois cassettes vidéo ¨masters¨ de type ¨Betacam¨. Tout de suite après les formules d´accueil et de politesse, nous nous mîmes au travail.

Nous avons commencé par visionner les cassettes par ordre chronologique des séquences filmées: détail purement technique puisqu´il s´agissait seulement de détecter d´éventuels artefacts. En même temps, l´homme aux cassettes repérait certaines séquences dont il notait le ¨timing¨ indiqué sur le pupitre de défilement du vidéolecteur et enregistreur Betacam.

Ensuite nous nous sommes mis à classer les séquences: d´abord celles où on distinguait les provocations des mutins supposés. Il fallait enlever les scènes où l´on voyait des détenus allumant le feu. Il ne fallait garder que des plans montrant directement des débuts d´incendie ainsi que des détenus révoltés criant entre eux ou parfois aux gardiens. Et là, dès les premières séquences, un détail important a attiré mon attention: Certains détenus étaient littéralement poussés vers l´extérieur par leurs propres camarades. On peut supposer pendant un mouvement d´insurrection dans un établissement pénitentiaire ou de grève dans une usine, que les plus déterminés puissent entraîner leurs camarades plus réticents en usant parfois et pour ce faire de moyens énergiques voire, par la force. Jusque là, il n´y a rien d´anormal sauf que dans ce cas précisément, si les moins déterminés avaient l´air hagard et timoré, les meneurs se distinguaient nettement par le fait qu´ils étaient sans doute mieux nourris et en tous les cas plus propres que les autres. De plus le peu de communications entre ces deux catégories de détenus ainsi que la brutalité des uns envers les autres m´ont très vite amené à la conviction qu´il y avait eu manipulation je veux dire par là que certains des détenus entre les plus exaltés étaient des agents provocateurs. Laquelle manipulation ne s´arrêtait pas là puisque le travail du cadreur me paraissait trop parfait pour que la prise de vue ait été tournée dans l´urgence et je m´explique: Dans la plupart des séquences de reportage marquées par un caractère de danger, comme dans des accrochages armés ou tout simplement lors de manifestations impliquant quelques échauffourées comme cela a déjà été le cas en octobre 1988, le cadreur sous l´effet de la peur ou du simple stress nerveux a beaucoup de mal à garder la stabilité de l´image, sans parler des mises au point qu´on a du mal à contrôler comme par exemple de filmer un gros plan avec un objectif qui se trouve tout près de la camera et alors il faut reprendre son self-contrôle pour dominer les mises au point ainsi que les cadrages et tout cela apparaît clairement dans les matériels bruts comme dans les cassettes non encore montées.

A tout hasard j´ai tenté un commentaire en demandant si les cassettes avaient déjà été prémontées ailleurs en sachant pertinemment que cette dernière éventualité restait impossible puisque les prises de vue ne comportaient aucun enchaînement apparent : détail qui n´aurait pas manqué de sauter aux yeux d´un professionnel. Mal m´en a pris, et c´est alors que j´ai eu droit à un regard inquisiteur difficilement soutenable de la part de mon commanditaire qui a dû deviner à quoi je faisais allusion. Dans l´euphorie des évènements et dans la nature des rapports humains parfois même empreints de délation existant alors en milieu militaire, un simple regard pouvait faire de vous une personne suspecte.

Quand un détenu se faisait passer à tabac, il était bien vu de rire en prenant bien soin d´accompagner son hilarité même feinte d´un commentaire injurieux du type: « Khoud yanââl dine babak ». Ce type de réaction me servait alors de dérivatif exutoire pour masquer les envies de vomir que m´inspiraient certains faits d´une sauvagerie à peine concevable mêlés à l´extrême détresse des suppliciés. Nous avions donc continué à supprimer les images indésirables, surtout les séquences de panique où certains détenus appelaient leurs camarades au calme et également les scènes de brutalité montrant des détenus contraints par la force de quitter les salles d´écrou ou les cellules de condamnés à mort. Dans les séquences d´assaut, nous n´avions retenu que des scènes où des tirs nourris étaient lâchés à travers des nuages de fumée prétendument allumés par les détenus. Autre détail non moins important : les séquences supprimées ont toutes été reportées sur d´autres supports. Les autres jours d´autres fonctionnaires du D.R.S. en plus du premier, se sont succédés dans la cellule de montage où le travail consistait à montrer des cadavres retournés sur le dos. J´ai la conviction que toutes les victimes ont été montrées et les autres fonctionnaires les comparaient avec des photos parfois de soldats en uniforme.
On sentait nettement au niveau des agents du DRS qu’ils voulaient s’assurer de toutes les garanties pouvant justifier leur intervention. Et pour cause! Le traitement sur cette bande consistait à éliminer les bruits ou les dialogues indésirables comme ceux qui enjoignaient aux détenus de rester calmes et de ne surtout pas répondre à la provocation très probablement de la part d’autres co-détenus. Il fallait surtout mettre en évidence les actes de provocation et de vandalisme comme des débuts d’incendie ou séquestration de gardiens. S’agissant de ces derniers, je ne crois pas, au vu des images, à une éventuelle complicité de leur part. Comme à Tazoult ou à Serkadji ils étaient tout au plus sacrifiables. Quant à ce qui me fait penser que les insurgés étaient des provocateurs et indéniablement attiré mon attention, c’est surtout le fait qu’ils étaient d’abord apparemment mieux traités, je veux dire par là mieux nourris, plus propres et plus avisés que leurs supposés co-détenus. Cependant le plus grave, c’est qu’ils ne figuraient parmi aucune des victimes du massacre et cela, je peux l’affirmer avec certitude puisque un officier du D.R.S. que je ne connaissais pas , s’était présenté et a demandé que je lui repasse plusieurs fois la bande. Les images de victimes filmées « individuellement » étaient comparées à des photographies que l’officier exhibait une à une. Toutes les victimes ont été retournées sur le dos et quelques unes au nombre de trois (03) ont été comparées à des photographies de soldats en uniforme.