ODHA: Témoignage d’un torturé du camp de Camorra (Médéa) en 1995, M. Hafnaoui

Témoignage d’un torturé du camp de Camorra (Médéa) en 1995

M. Hafnaoui, Ksar El Bokhari

Observatoire des droits humains en Algérie (ODHA), Algeria-Watch, juillet 2004

Ce témoignage est celui d’un modeste citoyen, issu d’une modeste famille de Ksar El Bokhari (Médéa), touchée de plein fouet par la tragédie nationale provoquée un certain janvier 1992. Au drame de mon frère exécuté lâchement après avoir été enlevé, s’ajoutera le harcèlement dont j’ai fait l’objet durant plusieurs années durant lesquelles je fus arrêté à maintes reprises et torturé. Ce drame familial a plongé ma famille dans le désarroi. Ce récit est livré pour l’histoire, pour que nos enfants et nos petits enfants sachent ce qu’ont enduré leurs parents et pour que l’opinion publique internationale soit informée de la réalité du drame qui secoue l’Algérie.

Mon frère Abdelkader était employé à l’usine de la Sonacome de Berrouaghia. Il était sympathisant du FIS, comme de nombreux jeunes de la région. Il était parmi les tous premiers ouvriers qualifiés de cette usine de pompes et vannes qui constituait l’un des joyaux industriels de l’Algérie « socialiste » de l’époque.

Il a été arrêté début avril 1994 au domicile familial par des CNS (police) venus à bord de leurs véhicules. Ils se sont introduits dans la maison en passant par la terrasse. Ils ont perquisitionné sans rien trouver de particulier. Mon frère avait été dénoncé sous la torture par un citoyen du village, un certain Larbi qui avait également dénoncé sous la torture des policiers dont un certain Benabdallah. Guesmia. Ce dernier a été exécuté par la suite.

Mon frère a été séquestré au commissariat de Ksar El Bokhari puis au camp militaire de Camorra durant 21 jours, selon des informations qui nous parvenaient de survivants libérés. Mon père se déplaçait chaque fois en ces lieux. On lui disait à chaque fois qu’il allait être libéré après l’interrogatoire et les formalités administratives. Mais en vain.

Le 1er mai 1994, des rumeurs dans notre village faisait état de l’existence de huit cadavres éparpillés à la périphérie de Ksar El Bokhari. Tous les citoyens dont les parents avaient été arrêtés par les services de sécurité accouraient à la périphérie du village, à la recherche de l’un des leurs. Ces huit cadavres furent finalement ramassés et dirigés par des agents de la protection civile vers la morgue de l’hôpital de Ksar. De nombreuses familles se sont agglutinées devant l’hôpital pour voir les corps et identifier éventuellement un père, un frère, un fils ou un époux. Parmi les huit citoyens assassinés, je me rappelle de Kebrita Abdelkader dont le fils avait rejoint le maquis, de Boussouar Ali, employé à la Sonelec, de Benabdallah Guesmia, policier, de Aïn Lograd Kamal, technicien, de Chihani et de mon frère Abdelkader. J’ai oublié les noms des deux autres qui habitaient au douar Ezobra, au sud de Ksar El Bokhari.
Je me suis à mon tour déplacé vers la morgue. En entrant, j’ai retrouvé des corps dans des casiers, d’autres allongés sur le sol. Ils étaient nus. Certains portaient des traces de coups, d’autres des orifices de balles. Mon frère que j’avais reconnu présentait une plaie thoracique par balle. Il avait également des traces d’ecchymoses sur le visage.
Certaines familles n’ont pas pu reconnaître immédiatement les corps de leurs parents du fait des mutilations subies au cours des tortures. C’est le cas du policier Benabdallah. Guesmia qui avait le visage totalement déformé et un œil éclaté.
Je repris le chemin du domicile familial, le cœur serré. Comment annoncer cela à mes parents, déjà traumatisés par l’enlèvement ? Arrivé près de la maison, je décidais de rebrousser chemin et de m’allonger dans un champ. Je n’avais pas le courage d’annoncer la funeste nouvelle à mes parents. Ce sont des voisins qui sont allés informer ma famille. Ma mère en apprenant la nouvelle est sortie en courant, pieds nus et sans haïk, en criant de toutes ses forces. Elle prit le chemin de l’hôpital pour voir son fils assassiné.

Les gendarmes nous interdirent de prendre les corps à nos domiciles. Ils nous obligèrent à les emmener directement au cimetière, sous haute surveillance. Arrivés là-bas, on trouva les lieux encerclés par des militaires.
Quelques jours après l’enterrement, mon père est aller frapper à toutes les portes des autorités pour savoir ce qui s’était passé. La police niera avoir enlevé mon frère, alors que nous avons reconnu les CNS venus à bord de leurs fourgons officiels. Les gendarmes quant à eux lui diront que son fils a été liquidé au maquis par ses compagnons !! Ils refuseront de lui remettre le procès-verbal concernant les circonstances de sa mort afin qu’il puisse entreprendre les démarches administratives.

A partir de cette date, on finira par s’habituer à la découverte matinale de cadavres mutilés de citoyens enlevés par les services de sécurité. Cela devenait une hantise chez les jeunes habitants dont beaucoup finiront par rejoindre les maquis de peur d’être enlevés et exécutés.
Quelques semaines plus tard, les habitants de Ksar furent choqués par la découverte de trois cadavres calcinés près du douar d’Ouled Hamza, à la périphérie de Ksar El Bokhari. Ils n’ont jamais pu être identifiés.

Personnellement, j’ai été arrêté à plusieurs reprises après l’exécution de mon frère. Des citoyens arrêtés et torturés citaient mon nom comme celui de beaucoup d’innocents pour que cesse la torture.

Je vous décrirais ma dernière arrestation en 1995 et mon séjour heureusement court au tristement célèbre camp de Camorra, près de Médéa.
Il était 14 heures quand des policiers de Ksar El Bokhari vinrent m’arrêter à mon domicile. Je fus transféré au commissariat où un commandant de l’armée m’attendait. L’interrogatoire ne dura pas plus de cinq minutes. Il m’accusait d’apporter une aide logistique aux maquisards, ce que je niais formellement. Il donna alors l’ordre à un militaire en tenue de commando, de me transférer au camp militaire de Camorra. Mon corps fut traversé par un frisson glacial en entendant le mot Camorra. La mort de mon frère me vint vite à l’esprit. Le militaire et des policiers m’emmenèrent alors au camp, tandis que le commandant partit dans un autre véhicule.
Dès mon entrée dans le camp, le militaire me dit : « à compter d’aujourd’hui, tu ne verras plus ta famille ». Je fus pris de panique, car je connaissais la réputation de ce camp. Je fus alors directement conduit à la salle de torture. De loin on entendait l’appel du muezzin à la prière du maghreb.
La salle de torture était une pièce de près de 4 m x 3m. Il y avait un sommier métallique et un bassin d’eau de près d’un mètre de haut. Les militaires m’obligèrent à me déshabiller et me jetèrent dans le bassin en enfonçant de toutes leurs forces ma tête sous l’eau. Il y avait trois tortionnaires. L’un avait un revolver dans la main, l’autre une ceinture avec laquelle il me frappait dès que je sortais ma tête. Quand je sortais malgré moi ma tête de l’eau, j’entendais mes tortionnaires me dire d’avouer que j’aidais les maquisards. Puis les coups de ceinture pleuvaient sur mon crâne. Tout cela dura une demi-heure environ. Je continuais à nier en bloc toutes ces fausses accusations. Au cours de cette séance, mes tortionnaires me subtilisèrent mon argent et mon pull.
A la fin de cette première séance de tortures, je fus jeté dans une cellule où j’ai retrouvé un jeune adolescent dans un état lamentable. Il tremblait de peur. Il était originaire de Boghar. Mis en confiance, il me racontera les circonstances de son arrestation. Alors que son village était l’objet d’un ratissage militaire, le jeune, pris de peur alla cacher ses livres religieux et le Coran dans un coin de la maison familiale. Il fut surpris par les militaires qui firent irruption chez lui. Il fut embarqué immédiatement et emmené au camp de Camorra. Il faut rappeler qu’à l’époque, les livres religieux et autres cassettes audio traitant de l’Islam étaient considérés comme des ouvrages subversifs et de nombreux citoyens furent arrêtés arbitrairement pour cette raison. J’ai appris par la suite, après notre libération que ce jeune avait, après les tortures subies, rejoint le maquis. Je ne sais s’il est encore vivant ou mort.

Une heure plus tard, je fus transféré vers la grande salle de détention où il y avait beaucoup de gens âgés du village accusés d’apporter un soutien logistique aux maquisards. Il y avait un vieux de plus de 70 ans, monsieur Abdat et un ex-capitaine de l’armée parmi ces détenus. J’ai reconnu également parmi eux mon instituteur et mon ancien directeur d’école. C’était désolant et triste pour moi de voir mes maîtres, qui m’ont appris à lire et à écrire, transformés en loques humaines. A ce moment précis, j’avais honte de moi et de mon pays. Heureux, nos martyrs qui n’auront rien vu !

J’ai commencé à leur raconter ce que j’avais subi comme tortures. Je pensais bien faire. Un vieux me dira alors : « ce que tu as subi ce n’est rien devant ce que nous avons subi et ce qui t’attend ». Je fus paralysé en entendant ces paroles.
Ces détenus étaient terrorisés par les exécutions sommaires. Leur esprit était hanté par cela. Ils me demandèrent souvent s’ « ils » jetaient encore des cadavres sur les routes et dans les champs. Pour ne pas les traumatiser un peu plus et pour me rattraper, je leur répondis que cela avait cessé depuis un bout de temps, alors que c’était faux. Ils craignaient d’être sortis la nuit et liquidés.

J’ai donc passé la nuit dans cette salle qui ne pouvait contenir tout ce monde. Nous étions 25 à 30 personnes pour une salle d’à peu près 6m x 4m. Nous étions entassés comme des sardines. Il n’y avait pas de WC. Seul un bidon jeté dans un coin nous permettait de faire nos besoins, au vu de tous. J’essayais de me retenir et de ne faire mes besoins que la nuit, par respect à toutes ces personnes âgées qui avaient l’âge de mon père.

Aux environs de minuit de cette 2e nuit de détention, s’ouvrit brutalement la porte de la salle. Tout le monde s’attendait à être appelé pour la séance d’ « exploitation ». Le gardien m’appela par mon nom. Mon corps se glaça. Je mis un temps pour me lever. Je savais ce qui m’attendait et je me rappelais les paroles du vieux détenu. Je fus conduit à la salle de tortures où se trouvaient le commandant et deux autres tortionnaires. L’un des tortionnaires me lancera d’emblée : « Ne jure surtout pas par Allah, nous ne croyons pas à ton Dieu ». Cela commençait bien !
Le commandant m’intima l’ordre de me déshabiller et s’adressa en ricanant à l’un des tortionnaires en lui disant : « On le torture dans le bassin ou à l’électricité ? ».
« Il va salir l’eau » lui répondit le tortionnaire presque au garde-à-vous.

Avant de commencer, le tortionnaire zélé devant son chef m’emmena alors dans une autre salle où il me montra un citoyen d’un certain âge, une véritable loque humaine, portant un short noir, allongé par terre, gémissant et qui avait le corps totalement violacé. C’était une forme de torture morale précédant la torture physique. Le tortionnaire me dit alors d’un ton autoritaire : »Si tu n’avoues pas, tu subiras le même sort ! ».
Il me ramena alors à la salle initiale de torture et aidé de son acolyte, il m’attacha au sommier par les pieds et les chevilles. Ils me placèrent les fils électriques en divers endroits du corps. J’étais terrorisé. Je tremblais de peur. Je me suis mis à pleurer comme un enfant. Je suppliais le commandant de m’épargner ces supplices. « Je suis innocent, je suis innocent ! » me suis-je mis à crier avec une voix tremblotante.
Surprise ! Devant mes pleurs et mes supplices, le commandant ordonna de ne pas actionner la gégène. Son cœur n’était pas de pierre comme celui des deux autres tortionnaires. Il leur demanda de me ramener en salle de détention. Je venais d’échapper au supplice de l’électricité.

Au 3e jour de ma détention et au matin, toutes les personnes âgées qui étaient dans la salle furent libérées en dehors d’une seule personne qui exerçait comme gardien dans un centre de santé du vieux Ksar et qui a disparu par la suite selon sa famille.
Durant toute cette journée, nous sommes restés seuls dans la salle. Je m’imaginais des choses terribles. Mon compagnon de détention devait certainement penser la même chose : notre extraction du camp durant la nuit et notre liquidation. Les cadavres jetés sur les routes et dans les champs hantaient nos esprits. Je perdais au fil de la journée tout espoir de revoir ma famille.

Au 4e jour et vers 13 heures, la porte de la salle s’ouvrit. Je me préparais à une nouvelle séance de torture. Un militaire m’ordonna de sortir pour m’annoncer que j’étais libre. Je n’en croyais pas mes oreilles. A ma sortie du camp, je me suis mis à courir pieds nus en plein hiver vers le domicile familial distant de près de 4 kilomètres. Je me retournais de temps à autre pour voir si les militaires ne me suivaient pas. Non. J’étais libre. Je venais d’échapper à la mort dans ce sinistre camp après des tortures atroces.

Deux jours après ma libération, le cadavre du citoyen que j’ai trouvé gisant dans une salle de torture fut retrouvé jeté dans un champ devant le centre de formation de la Sonelec. Que Dieu ait son âme.