Algérie : La machine de mort – Témoignages A
Algérie : La machine de mort Rapport établi par Salah-Eddine Sidhoum et Algeria-Watch, octobre 2003 Annexe 3: Témoignages L Labada Brahim et Khider Abdelkrim Labada Brahim et Khider Abdelkrim, 2002 Brahim Ladada et son voisin et ami Abdelkrim Khider, deux commerçants âgés d’une trentaine d’années résidant à Dellys, ville côtière située à l’est d’Alger, ont été arrêtés à leur domicile dans l’après-midi du 23 mars 2002. Selon leurs familles, les deux hommes ont été appréhendés à une heure d’intervalle par des agents de la sécurité en civil accompagnés de policiers du commissariat de Dellys en uniforme. Personne ne leur a présenté de mandat d’arrêt ni expliqué la raison pour laquelle ils étaient arrêtés ainsi que l’exige la législation algérienne. Après leur arrestation, leurs domiciles respectifs ont été fouillés. Au début de cette année, Brahim Ladada et Abdelkrim Khider ont été cruellement torturés en détention par les forces de sécurité algériennes. Ils auraient en outre été contraints de faire sous la dictée de leurs tortionnaires des déclarations par lesquelles ils reconnaissaient entretenir des liens avec, d’une part, un groupe armé et, d’autre part, un avocat algérien défenseur des droits humains vivant en exil en Suisse. Amnesty International croit savoir que Brahim Ladada et Abdelkrim Khider ont été arrêtés et torturés pour avoir signalé à cet avocat des cas de violations des droits humains perpétrées par les forces de sécurité. Ignorant où ces derniers avaient été emmenés, leurs familles ont contacté les autorités de la police locale qui leur ont indiqué que les deux hommes avaient été transférés dans une base de la sécurité militaire située à Ben-Aknoun, non loin d’Alger, à environ 200 kilomètres à l’ouest de Dellys. Toutefois, la police n’a pas été en mesure d’indiquer ou n’a pas voulu indiquer aux familles les motifs de l’arrestation des deux hommes, qui n’ont pas pu recevoir la visite de leurs proches à la base de la sécurité militaire en question. Brahim Ladada et Abdelkrim Khider ont été détenus à la base de Ben-Aknoun une douzaine de jours, c’est-à-dire la période maximum pendant laquelle, aux termes de la législation algérienne, des personnes peuvent être maintenues en détention sans inculpation avant d’être présentées devant un juge. Les deux hommes n’avaient pas le droit de recevoir la visite de leur famille, d’un avocat ou d’un médecin, et ils auraient été torturés à maintes reprises. Ils auraient été entièrement déshabillés et seraient restés nus pendant toute la durée de leur séjour à la base. Ils ont déclaré avoir été battus, à plusieurs reprises, à coups de matraque et de tuyau en plastique et avoir subi le supplice du « chiffon », méthode de torture qui consiste à enfoncer un morceau de tissu dans la bouche de la victime, puis à verser à travers ce tissu de l’eau sale mélangée à un produit détersif et autres impuretés pour faire gonfler l’estomac du supplicié. J’ai été arrêté le mardi 7 juin 1994 aux environ de 2 heures du matin, à mon domicile sis à El-Harrach au 10, rue Djebel Bouzegza. La police a procédé à une fouille brutale de mon logement et de mon cabinet médical situé à la même adresse au 1er étage. J’ai été ensuite mis dans une cellule souterraine glaciale, en isolement total, jusqu’à la présentation au tribunal. Le 19 juin, les policiers m’ont emmené de force pour leur indiquer le domicile du professeur Moulay, doyen de l’Institut de mathématiques, qui habitait El-Harrach. Notre fourgon a stationné à quelques mètres de son domicile, vers 13 heures, devant le tribunal d’El-Harrach. Vers 13 heures 20, j’ai vu le Pr Moulay sortir avec ses deux enfants. Il a été ensuite filé par une autre voiture puis kidnappé sur l’autoroute. Au vingtième jour, j’ai été interrogé « gentiment » sans brutalités et on m’a prié de dire toute la vérité sans avoir à craindre d’être frappé ou torturé. C’est là que j’ai nié et démenti catégoriquement tout ce que j’avais dit sous la torture. Concernant les pseudo-aveux extorqués sous une torture qui m’avait fait craindre la mort à certains moments, du fait des coups violents, je les nie catégoriquement et les réfute en totalité. En fait, il s’agit d’un scénario, d’un montage machiavélique que j’ai imaginé, sur les orientations et les suggestions de la police, pour échapper aux affres de la torture, et en me basant sur la lecture des journaux et la rumeur de la rue. A — Accusations d’appartenance à un « groupe terroriste » et d’assassinat d’intellectuels Toutes les déclarations que j’ai pu faire sous la torture sont fausses et imaginaires. Il n’y a rien de vrai, absolument rien. Je ne comprends pas de quoi il s’agit vraiment, ce qui accroît ma perplexité et mon sentiment de complot. Car j’ai été « dénoncé » en 1993 par un certain Zeghmoune Mustapha, qui est mon voisin. Il est actuellement emprisonné à Berrouaghia. Selon lui, il aurait été témoin dans mon cabinet médical de la venue de plusieurs terroristes armés dont l’un était blessé et auquel j’aurais prodigué des soins. Ceci est bien entendu faux. La question la plus importante que je me pose est : pourquoi la police ne m’a-t-elle pas inquiété à cette époque-là, en 1993 ? Pourquoi a-t-elle attendu plus d’une année pour m’arrêter ? Le professeur Moulay Mohamed Saïd, doyen de l’Institut de mathématiques de l’université de Bab Ezzouar, a été également cité. Il s’agit d’un ami d’enfance et d’un ancien camarade de classe au lycée Amara Rachid, que nos itinéraires universitaires ont éloigné jusqu’à ces dernières années, où je l’ai revu à l’occasion de deux consultations à mon cabinet, l’une pour son fils et l’autre pour une jeune parente à lui. J’ai donné son nom sous la torture. Je n’ai aucune relation d’aucune sorte avec lui. Tout ce que j’ai dit sur lui a été extorqué sous la torture. Tout est faux et imaginaire. Le docteur Salah-Eddine Sidhoum est également un ancien camarade de classe au lycée Amara Rachid, que j’ai connu en 1962. Je l’ai également cité sous la torture de manière arbitraire. Son nom m’est venu avec celui de Moulay. Nous avons des relations amicales sans plus. Le docteur Lamdjadani m’était totalement inconnu. Je ne l’ai jamais vu auparavant. Je l’ai rencontré pour la première fois de ma vie au commissariat central au vingt-cinquième jour de ma détention. M. Belhamri Messaoud est un voisin et ami avec lequel j’ai des relations amicales. Il est innocent de toutes les accusations que j’ai portées contre lui sous l’effet de la torture. M. Aït Amour Bachir est un voisin de palier, je sais seulement qu’il est recherché par la police. J’en ignore les raisons exactes. B — Accusations portées contre moi concernant les soins que j’aurais prodigués à des terroristes En mon âme et conscience, je n’ai pas le sentiment d’avoir commis d’actes contraires à l’éthique et à la morale médicale. Aucun texte d’aucune sorte ne nous a été adressé par le ministère de la Santé nous obligeant à déclarer les blessés par balles. Docteur Lafri Khaled, chirurgien. Nous sommes le 17 juillet 1994, jour de ma présentation par les services de police au juge d’instruction de la cour spéciale d’Alger. C’est en effet le 17 mai 1994, répondant à une convocation de la 7e Brigade de répression du banditisme, que je me rends au commissariat central du boulevard Amirouche, et c’est là que je vais être séquestré et torturé sans motif apparent. La torture est pratiquée systématiquement, à la recherche d’aveux forcés. Le calvaire dure jusqu’à ce que le torturé invente un scénario plus ou moins suggéré par les tortionnaires, ou résiste parfois jusqu’à la mort. Le supplice du chiffon m’a été appliqué dès les premières questions de l’interrogatoire. Menotté, les mains derrière le dos, j’ai été attaché avec un câble d’acier sur un banc de bois ; puis on m’a bâillonné avec mon tricot de corps et obligé à ingurgiter d’importantes quantités d’eau. Pendant cet affreux supplice qui a duré presque deux heures, les coups de bâton sur la tête et les deux pieds pleuvaient pendant que quelqu’un d’autre tirait sur les menottes avec un bâton. Les pieds gonflés d’œdème, les vomissements répétés, l’estomac gonflé comme une outre, les douleurs généralisées n’étaient qu’une première étape. Le torturé, pour échapper à la torture, va inventer un scénario plus ou moins cohérent où il va s’empêtrer et dont il ne pourra plus sortir de peur d’être de nouveau torturé. Un véritable cercle vicieux va s’instaurer car, après ces premiers aveux « spontanés », l’interrogatoire va s’interrompre pendant plusieurs jours. Au niveau des geôles du commissariat central, j’ai eu connaissance de cas de tortures qui dépassent l’imagination : un jeune homme a eu le tibia découpé à la baïonnette ; un autre, attaché à une échelle et précipité à terre à plusieurs reprises jusqu’à avoir le crâne fêlé, d’où s’écoulait un liquide visqueux, d’autres encore avaient reçu des coups de ciseaux à la tête. Transporté dans la malle d’une voiture, menotté et la tête recouverte, on m’a fait croire que ma dernière heure était arrivée et qu’on allait me liquider. Le nombre des cellules étant réduit par rapport au nombre de prisonniers, la plupart des victimes étaient attachées dans les couloirs, aux portes des cellules ou sur des chaises, mains menottées derrière le dos, un seul W.C. pour tout le monde, occupé en permanence par deux individus qui ne le quittaient jamais, et, selon l’humeur du gardien, chacun avait droit à quelques minutes pour se soulager, en présence de ces deux prisonniers. Aux brimades des gardiens de cellules s’ajoutent des conditions désastreuses de détention. En effet, aucune literie sauf le sol glacé en ciment des cellules où règnent le froid et l’humidité. La saleté de l’endroit ne fait qu’empirer nos conditions de garde à vue, le savon est proscrit et l’eau rationnée, la nourriture est parfois réduite à un croûton de pain. Pour des raisons inconnues, on nous frappait avec des bâtons et, voulant profiter de notre présence dans les geôles, on nous questionnait sur n’importe quoi. Fait à la prison d’El-Harrach le 9 août 1994 Dans la nuit du 14 mars 1992 (dixième jour du carême) vers 2 heures du matin, je venais juste de rentrer après avoir assisté à l’anniversaire de mon copain Omar, quand un groupe d’individus armés, en civil, a fait irruption dans la maison familiale en brisant tout sur leur passage, en blasphémant, en insultant mes parents. « Où est ce chien de Lyès ? », criaient-ils. Dès que je me montrai, une série de coups s’abattit sur moi. À cet instant, une de mes sœurs tenta de s’interposer. La pauvre aurait mieux fait de s’abstenir : elle fut traînée et frappée devant nos parents, et son honneur a été sauvé in extremis par un des flics présents dans la maison. Menotté dans le dos, des échos de pleurs que je garde toujours en mémoire me parvenaient alors qu’on me poussait dans les escaliers. En sortant de l’immeuble, je n’ai pas osé lever la tête vers le balcon, où ma famille se tenait en larmes devant l’indifférence de mes tortionnaires. Voyant la scène, un des civils, qui portait un blouson de cuir noir et un jean, brandit son arme dans la direction du balcon, en blasphémant en lançant des insultes ordurières à ma mère. À peine arrivés devant leur voiture, un coup de crosse et un coup de poing me sont tombés dessus et je me retrouvai dans la malle. Un cauchemar d’une dizaine d’années venait de commencer. Une seule image ne me quitta plus durant tout le trajet qui suivit, celle de ma mère en larmes, implorant le Ciel qu’il ne m’arrive rien. Plus tard, j’ai su que ma mère, cardiaque et hypertendue a failli mourir cette nuit-là. Elle fut transférée d’urgence à l’hôpital après une série d’angines de poitrine, le destin a voulu que je la revoie. Quelques instants après le départ, la voiture s’immobilisa de nouveau. Ouverture des portes, coups sur une porte en métal (selon l’écho qui m’en parvint), brève discussion avec une personne qui venait de sortir, puis nous redémarrâmes à vive allure, jusqu’à ce que la voiture s’arrêtât encore et qu’un portail s’ouvre. Puis la voiture effectua quelques mètres à petite allure et stoppa. Des portes s’ouvrirent. Ricanement entre flics, qui se dirigèrent vers la malle. On m’ordonna de baisser la tête et de la mettre entre mes jambes. Quelques pas plus tard, en rentrant dans l’immeuble à gauche par-derrière, je me retrouvai devant un policier que j’ai appris à appeler harress (gardien ou geôlier). Derrière un bureau, et en face de lui, une cellule remplie d’individus. Fouille systématique, lacets, ceinturon, argent et papiers enlevés. Ouverture de la porte d’une cellule. Cette cellule faisait deux mètres sur trois, sans toilettes mais avec des barreaux, raison pour laquelle elle était éclairée. En entrant j’ai retrouvé Kamel, un des étudiants de l’UEA. Il était allongé sur un carton. Il me fit une place devant lui, et me suggéra de retirer mes souliers pour m’en faire un oreiller, d’enlever ma veste, de me couvrir avec, et d’essayer de me reposer. Il m’apprit que j’étais dans le commissariat de Bâb Ezzouar, dont notre université dépendait administrativement. La cellule était pleine à craquer. Se trouvaient là des droits communs et des politiques. J’ai reconnu certains visages, ceux d’étudiants que j’avais vus lors des assemblées à l’université. La cellule devint plus spacieuse, ce qui me permit de marcher un peu pour faire circuler le sang. Entre nouveaux, nous essayions de nous donner un peu de courage, quand soudain les flics revinrent à la charge et appelèrent Kamel. Croyant qu’il allait être relâché, je lui donnai notre numéro de téléphone afin de réconforter ma mère. Mais je le retrouverai quelques jours après au centre de transit du Lido. Un peu plus tard, trois reîtres sont venus me chercher. L’un d’eux, en jean, très costaud, la coupe militaire, la moustache fournie et les yeux noirs, allait mener l’interrogatoire. C’était l’officier. Le deuxième, de corpulence moyenne, parlait avec un accent de l’ouest. Ce dont je me souviens du troisième, c’est qu’il était plus petit. Au sortir de la cellule, on me mit les menottes dans le dos, on me dirigea vers un bureau situé à côté de la porte par laquelle j’étais arrivé la nuit précédente. En entrant, à peine avais-je eu le temps de remarquer ce qui se trouvait dans ce bureau — une table, une chaise, une bassine et une échelle -, qu’une série de coups de poings, de pieds et de matraques, puis une prise de judo, des insultes et des blasphèmes déferlaient sur moi. On me demandait de révéler des noms et de dire pour le compte de qui je travaillais, puis on me promit de ne plus me toucher et de me présenter le jour même chez le juge. Ne comprenant même pas de quoi ils m’accusaient, en larmes, je les suppliais de me donner au moins les raisons de ma présence dans ce bureau, afin de pouvoir me défendre. Prenant cela pour une moquerie, un des trois policiers m’a juré que, si je ne prononçais pas un nom, il attenterait à ma dignité. Ne sachant quoi dire, j’ai reconnu que la nuit précédente, avec un gars du quartier, nous avions cambriolé une maison pas loin de chez moi. Constatant le mensonge et prenant ça pour une feinte, ils m’ont déshabillé de force. Ils m’ont allongé sur le ventre, et l’un d’eux commençait à me caresser les jambes quand son supérieur lui a ordonné d’arrêter : il allait essayer de me rafraîchir la mémoire. Il a commencé à citer des noms, dont je connaissais certains et d’autres non. Il m’a demandé de lui rapporter des détails sur chacun d’eux, et si je connaissais leurs activités. J’ai répondu que l’un d’eux était communiste, que l’autre était islamiste, alors que le troisième était un copain d’études d’origine libanaise. « Et qui appartient au Hezbollah », répliqua le flic. Je lui ai dit que ce n’était pas mon problème. Me crachant au visage, il a ordonné de me faire passer au « chiffon ». Ils m’ont alors enfoncé un chiffon sale dans la bouche, m’ont basculé la tête dans un seau d’eau mélangée avec l’une de leur saleté, du grésil ou quelque chose d’autre, jusqu’à ce que je suffoque. Ils m’ont fait subir l’épreuve du chiffon plusieurs fois. Je suffoquais, mes yeux étaient injectés de sang, ma tête pesait une tonne, mais ça ne les arrêtait pas. Ils se relayaient et y prenaient du plaisir. Au bout d’un moment, je me suis évanoui. Je fus réveillé par des gifles. Pour varier les distractions, ils me firent alors subir l’épreuve de l’échelle. (Une fois ligoté à l’échelle, on vous balance dans le vide, le hasard seul décidant de la façon dont vous retombez.) J’avais des hématomes sur tout le corps, tous mes os me faisaient mal, et ça les faisait rire. J’étais à l’agonie, enflé de partout, quand ils ont décidé de me ramener en cellule et m’ont ordonné de me rhabiller. Le responsable de cet interrogatoire m’a juré que ce serait de pire en pire si je ne me décidais pas à parler. Puis il continua sur sa lancée : La cellule s’est refermée sur moi. Ceux qui étaient encore là furent abasourdis de me voir dans un tel état. Un jeune homme s’approcha de moi et m’appela par mon prénom. Il me dit qu’il était étudiant à Bab Ezzouar et que son copain venait de la faculté du Caroubier. Ils m’ont donné un coup de main pour m’allonger, me demandant si j’avais envie de rompre le jeûne. J’ai esquissé un sourire en leur disant que je venais de boire presque tout un seau, mais que ce n’était pas une raison pour ne pas continuer ma journée de jeûne. J’ai cependant rincé ma bouche pour enlever l’odeur qui restait à l’intérieur, et passé un peu d’eau sur mon visage en prenant soin de ne pas salir la cellule, car je risquais les foudres du geôlier. Me voyant un peu reposé, l’un de mes compagnons me suggéra de faire comme les autres, d’inventer un scénario afin d’éviter tous ces sévices. Ainsi je compris pourquoi ils étaient tout intacts : il suffisait d’être une balance et le tour était joué. Je leur ai expliqué que, si j’inventais un scénario, les policiers se rendraient compte que c’était un bobard et la tentative de dissimulation ne ferait qu’aggraver mon cas. Ils pourraient alors être tentés d’utiliser n’importe quel moyen pour m’arracher les informations que, selon eux, j’essayais de dissimuler. Dieu seul sait d’ailleurs si j’avais des aveux à faire, et dans quel sens. Insistant, ils me conseillèrent de rassembler les noms cités par les policiers, d’y ajouter ceux qui s’étaient déjà fait connaître pour leur appartenance au MUDCP lors de l’annonce de sa création, ainsi que la liste des personnes déjà arrêtées dont les noms étaient affichés à l’université de Bab Ezzouar. « Celui qui t’a mis dans cette merde se trouve certainement dans ce groupe-là. Et voilà, tu es tranquille », conclurent-ils. Quelques minutes avant la rupture du jeûne, le geôlier qui venait de prendre son tour de garde de nuit nous a demandé si nous avions de l’argent, pour nous acheter à manger. Nous lui avons répondu oui, mais qu’il était à l’enregistrement. Il repartit et revint un peu plus tard avec du pain et du lait, puis il nous fit sortir pour faire nos besoins. La nuit fut très longue. L’angoisse augmentait au fil des heures. Le lendemain, dès les premières heures du service, une équipe un peu plus importante en nombre, avec toujours le même chef, est venue me chercher. D’emblée, je leur annonçai que je voulais parler. Ils ont souri, puis ils m’ont fait entrer dans un autre bureau, de l’autre côté des toilettes, d’où l’on fit sortir une personne qui avait déjà été interrogée. On me fit asseoir à sa place. Nouvelle feuille. J’ai commencé à leur parler du MUDCP, de sa création à la faculté centrale, de ses raisons d’être, et du but tracé par ce mouvement pour faire abdiquer le pouvoir en paralysant toutes les universités, parsemant mon écrit de quelques noms de personnes déjà arrêtées. Grand sourire sur le visage de l’officier. Il me dit que, même si je dissimulais encore certaines choses, lui était un homme de parole et nul ne me toucherait tant que je serais dans ce commissariat. Le jour suivant, au matin, on est venu me chercher, cette fois pour signer un procès-verbal. J’entrai dans le bureau, on m’y laissa seul avec un inspecteur. Après les premières formalités et quelques questions et réponses, l’inspecteur me dit de répondre comme il me semblait, que c’était les nouvelles directives. Arrivés à la question de mon appartenance au MUDCP, je lui ai répondu non. Dieu m’est témoin, je n’avais rien à voir de près ou de loin avec ce mouvement, que ce soit dans sa création, sa conception ou dans ses idées. Et lorsqu’il me demanda quel était le dernier syndicat dont j’avais fait partie, je lui ai dit : « le CU ». Dans l’après-midi, l’officier tortionnaire, en tenue, se présenta et remit un papier au geôlier en lui demandant d’ouvrir la cellule. Le geôlier me rendit mes effets personnels en me faisant signer un papier, il me menotta et j’ai suivi mon bourreau sur le même chemin que celui emprunté la nuit de mon arrestation. Il y avait une Golf qui attendait à l’extérieur. J’ai pris place derrière, encadré par-deux flics. Devant, à côté du chauffeur, il y avait l’officier avec un dossier à la main. Quelques instants après le démarrage de la voiture, il se tourna vers moi et me dit : Après un silence — ma véritable préoccupation à cet instant était le lieu où l’on m’emmenait —, je lui ai répondu que la vérité était dans les réponses consignées sur le procès-verbal que j’avais signé. La voiture emprunta une route secondaire bordée de pins maritimes et, quelques minutes plus tard, elle s’arrêta devant le portail de la caserne de la Garde Républicaine du Lido. Un militaire avec son klach2 s’approcha de nous, l’officier lui montra les papiers, puis il ordonna l’ouverture du portail, et nous pénétrâmes à l’intérieur de la caserne. Une fois devant des hangars entourés de roulottes, la voiture s’arrêta et l’on me fit descendre. L’officier me souhaita bon courage avant de me remettre à l’adjudant Hamid, un grand gaillard à la mâchoire déformée et à la voix dysphonique que j’avais déjà rencontré. J’ai cru que l’officier avait des remords pour la torture qu’il m’avait fait subir, mais la suite des événements me montra que c’était ironique, car il connaissait ma destination. L’adjudant me regarda fixement et me dit que mon visage lui disait quelque chose. En souriant, je lui ai lancé froidement qu’il était Hamid, chef des paddocks et que, pendant les compétitions d’équitation, il s’occupait de la réparation des obstacles cassés par les chevaux. Le bonhomme n’en revenait pas. Il me dit qu’après les formalités il reviendrait discuter avec moi. J’en profitais pour lui demander un médecin, il me répondit que c’était dans les formalités. Ainsi, je me retrouvai dans un endroit qui, quelques années plus tôt, était pour moi un lieu de distraction entre amis. Je le connaissais à cause des épreuves d’équitation qu’y organisait le haras el djemhouri aux niveaux régional et national. Mon ami Lamine, qui pratiquait ce sport, avait même pendant quelque temps appartenu à l’équipe junior de cette caserne. J’étais face à deux hangars construits perpendiculairement l’un à l’autre, où l’on avait l’habitude d’accueillir les chevaux des autres clubs lors des compétitions. Dans l’angle, on avait installé cinq roulottes et une tente. J’appris plus tard que chacune avait un rôle spécifique. Sur ces cinq roulottes, je n’en visiterai que trois : celle du médecin, celle où l’on prenait nos empreintes et nos photos, et celle des formalités ordinaires. En ce qui concerne les deux autres, on m’a raconté qu’au départ elles étaient utilisées comme lieux de torture, et certains de mes futurs codétenus ont eu le malheur de les fréquenter. Une fois à In M’guel, on m’a raconté que les premiers supplices de la sécurité militaire étaient parfois infligés à l’intérieur de ces roulottes, avant le transfert des détenus. Quant à la tente, elle était utilisée pour les recours ou les interventions de certaines personnalités quand l’un des leurs partisans avait été arrêté. Le hangar dont j’étais locataire était divisé en dix box avec chacun son abreuvoir, quatre petits des deux côtés et deux grands au milieu ; il y avait aussi deux grands portails. Derrières les hangars, étaient installées des fosses couvertes de zinc pour les besoins. Le lendemain, on me changea de box. J’ai rejoint la grande masse de détenus dans celui du milieu. Là, j’ai retrouvé Kamel qui n’avait pas été relâché malgré la promesse du flic de son quartier. Un autre détenu s’approcha de moi pour me dire : — Prosterne-toi et remercie Dieu, tu ne seras plus inquiété du moment qu’on t’a envoyé dans ce box. Maintenant, c’est la maison ou les camps. Lyes Laribi, Dans les geôles de Nezzar, 2002
Arrêtée à son domicile le 5 décembre 1994 a 1 heure du matin par des policiers du commissariat de Bourouba. La suppliciée a été après sa découverte transportée à la morgue de Bologhine (ex Saint-Eugène), puis enterrée dans une fosse réservée aux victimes non identifiées sous l’indication de « X Algérienne ». Les services incriminés étaient parfaitement au courant de l’identité de la défunte dont l’inhumation a été facilitée par un médecin complaisant du nom de B, exerçant au CHU de Mustapha. À noter que Nouah Youcef a lui aussi été découvert parmi les cinq cadavres d’un charnier situé à 1 000 mètres environ du commissariat de Bourouba. Il repose au cimetière d’El Alia sous l’épithète « X Algérien », mort le 4 mars 1995, fosse n° 305, enterré le 18 mars 1995. Cette découverte macabre de feu Nouah Youcef n’a pas empêché le tribunal criminel de le juger par contumace et de le condamner à la peine capitale sur la base d’un arrêt de renvoi de la chambre d’accusation qui le porte comme étant en « fuite ». Au cours de ce procès, ou j’ai défendu le beau-frère de Nacera, le nommé Kouidri Abderrezak, arrêté dans les mêmes circonstances par les mêmes services de police et torturé tout aussi sauvagement, je n’ai pas manqué d’attirer l’attention de ce Tribunal sur la triste découverte du charnier, il n’en a pas tenu compte… Il est né le 11 juin 1968, exerçait en tant que douanier. Il a été kidnappé le 31 décembre 1994 de son lieu de travail sans que son employeur (Douane) ne réagisse. Il a été conduit et séquestré à Châteauneuf durant huit jours en cellule sise au sous-sol où des têtes humaines de personnes décapitées lui tiendront compagnie jour et nuit. Il perdra la raison pendant pratiquement tout le temps de sa détention. De plus, il subissait une torture monstrueuse : chiffon, gégène, coups.
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