Algérie : La machine de mort – Témoignages A
Algérie : La machine de mort Rapport établi par Salah-Eddine Sidhoum et Algeria-Watch, octobre 2003 Annexe 3: Témoignages K Kaci Abdelkader Né le 8 février 1964 à Larbaâ (wilaya de Blida), technicien supérieur en électromécanique et commerçant, demeurant à Larbaâ, a été enlevé à son domicile le 15 mars 1992 à 22 h 30 par une vingtaine de policiers et de parachutistes, sans présentation d’un quelconque mandat d’arrêt. Il sera emmené au commissariat de Larbaâ et enfermé dans une cellule du sous-sol. Aux environs de minuit, des policiers et deux parachutistes viendront extraire ce citoyen de sa cellule pour le conduire à la salle de torture. La victime sera soumise à une panoplie de supplices. Il sera jeté, totalement dévêtu dans une baignoire, en lui immergeant la tête dans l’eau, jusqu’à suffocation. Un parachutiste l’obligera à avaler du tabac de cigarettes qu’il lui introduisait par la force dans sa bouche. Un autre l’obligera à boire de l’urine contenue dans un récipient. Il sera ensuite violemment tabassé sur la tête et dans le dos avec un gros bâton. Sous la violence des coups, il saignera de sa tête et perdit connaissance. Il se réveillera plus tard dans sa cellule, grelottant de froid. Au deuxième jour de séquestration, il sera à nouveau conduit de nuit dans la salle de torture. Les mêmes tortionnaires s’appliqueront à utiliser les mêmes méthodes de torture que la veille, en ajoutant la classique technique du chiffon. La victime, abattue et exténuée, rejoindra sa cellule en rampant, sous les coups de pieds et de poings de ses tortionnaires. Il restera oublié ainsi dans sa cellule durant quatre jours. Au septième jour de séquestration, il sera transféré vers la caserne militaire située au lieu-dit « La SAS » situé sur la route Larbaâ-Tablat, près de la brigade de gendarmerie. Il sera pris en charge par l’officier Djamel dit « coupe Haus », connu dans la région pour la pratique des sévices sexuels, et ce, durant trois jours. Après mon arrestation, on m’emmena vers un endroit où j’ai commencé à être torturé. Les tortionnaires me firent entrer dans une pièce, me donnèrent une « Combinaison » et m’ordonnèrent de la mettre. Ils insistèrent pour que je me déshabille devant eux. J’ai considéré cela comme une atteinte à mon honneur. S’en suivirent alors les insultes et les pires grossièretés. La torture commença juste après. Kaouane Hassen Enlevé le 26 mars 1995 par trois hommes armés en tenue civile qu’il prit pour des terroristes. Il tenta de fuir ce qui provoqua des tirs de sommation de leur part. Dès qu’il s’arrêta, il fut violemment embarqué à l’arrière d’une 404 bâchée, visage plaqué au sol (plancher) et rué de coups de pieds sur le visage et sur toutes les parties du corps. Il a été piétiné durant tout le trajet qui séparait le lieu d’arrestation et les locaux de détention et de torture (Châteauneuf). Kara-Ahmed Abdelkader Le 27 octobre 1992, très tôt le matin, plus précisément à 3 heures, nous sommes réveillés en sursaut par les bruits des coups sauvages assenés à la porte de notre domicile familial, par des hommes en cagoule, munis d’armes automatiques, ils ressemblaient aux terroristes des films policiers. Un instant après, ma mère d’un âge très avancé ouvre la porte et se trouve nez à nez avec ces hommes étrangers qui lui affirment être de la sûreté nationale. La personne en civil devait être un inspecteur de police âgé d’environ 30 ans, celui-ci, tout en proférant des propos obscènes pointa son revolver sur ma tête pour augmenter ma terreur. Et, en raison de la violence des coups je ne pus m’endormir, je restais donc ainsi dans cet état sans nourriture ni boisson jusqu’à une heure et demie. Le courant traversait tout mon corps comme si j’étais un conducteur électrique. Il fit un geste à ses hommes présents dans la salle pour reprendre la bastonnade au moyen d’une barre de fer, si bien que le sang a recommencé à gicler de ma tête, pendant quarante minutes. L’interrogatoire débuta par des questions sur des sujets que j’ignorais complètement, je répondais toujours par les mêmes réponses (je ne sais pas, je ne le connais pas). Cela a duré environ 25 minutes, je fus conduit par la suite au couloir dans un état de santé inimaginable, assimilable à un mort vivant. Grâce à Dieu, je fus pris en charge par quelques détenus qui m’ont fourni de la nourriture et de l’eau. L’après-midi on me sortit de la cellule en m’intimant l’ordre (sous la menace d’un CRS) de signer un P.V. Je me suis exécuté sous la contrainte. Kazi Abdenacer — détenu Ce qui suit est le récit de tristes moments passés dans les geôles du régime dictatorial algérien, tels que je les ai vécus jour après jour… J’ai frôlé la mort à plusieurs reprises. Je n’avais jamais pensé que la barbarie pouvait atteindre un tel stade et que des Algériens pouvaient faire de tels actes de sauvagerie. Ce qui suit est ce que ma mémoire traumatisée a pu retenir de l’enfer que j’ai passé. Dieu en est témoin. Chronologie des faits 1er jour (27 mai 1994) Je revenais en compagnie d’un ami d’un voyage en Europe, via le Maroc. Nous voyagions dans une Audi 100. Il était 10 h 30. Au niveau de la douane, nous avons été surpris par le mauvais accueil des douaniers, leur brutalité et les insultes à notre encontre. Après la fouille du véhicule, nous sommes restés en attente près de quatre heures, sous la garde des agents. Ils nous ont saisi tout ce que nous avions ramené de voyage, comme vêtements, lunettes de vue… Même nos propres habits nous ont été enlevés. Nous sommes restés avec nos pantalons seulement. Personnellement, ils m’ont saisi 5 800 francs français, 1 200 dinars algériens et 200 dirhams marocains. Même la cuisinière ramenée du voyage a été saisie. Les agents de douane travaillaient en collaboration avec les services de sécurité qui ne se sont pas gênés pour nous frapper et à nous humilier. Nous avons alors été transférés, les yeux bandés, dans un centre de la Sécurité militaire à Maghnia (Tlemcen). L’interrogatoire a commencé sous les coups et les insultes. C’était un véritable entraînement pour eux. Ils s’exerçaient et échauffaient leurs muscles sur nous. L’un des agents de la SM nous donnait des coups de poing, l’autre des coups de pied, un troisième nous bastonnait avec une canne. Ils nous ont posé des questions sur des faits totalement étrangers pour nous et avec lesquels nous n’avions aucune relation. Cette situation a duré deux heures, puis nous avons été transférés dans un véhicule Volkswagen vers un vaste terrain où nous attendait un hélicoptère. Nous avons été pratiquement jetés à l’intérieur, sous les insultes et les menaces de nous jeter par-dessus bord en plein ciel. L’atterrissage s’est fait quelques minutes plus tard sur un autre terrain. Je pense qu’il s’agissait d’une base militaire d’Oran, le trajet était court et l’accent des militaires était celui de là-bas. Nous avons été emmenés directement vers une salle spécialement aménagée pour la question, d’après sa disposition et les instruments qui s’y trouvaient. L’enfer d’une torture aveugle et cruelle a commencé. Les questions portaient sur des faits avec lesquels nous n’avions rien à voir. Ils nous ont questionnés sur des personnes que nous ne connaissions pas. Lorsque nos réponses ne leur convenaient pas, ils redoublaient d’efforts dans le supplice. Ils m’ont fouetté avec un gros câble électrique, puis m’ont frappé avec une barre. Ils sont ensuite passés à la gégène en me plaçant des électrodes sur les lobes des oreilles et sur le sexe. C’était atroce. À la fin, ils m’ont plongé la tête dans un bassin d’eau sale, jusqu’à l’asphyxie. Cette séance a duré de 17 heures à environ minuit. C’était inimaginable. Il faudrait quand même que l’opinion publique sache de quoi ils sont capables. J’ai du mal à citer, par respect et par pudeur, les autres méthodes utilisées contre moi, qui m’ont humilié et touché à mon honneur. Avec tout le respect que j’ai pour l’opinion publique qui lira peut-être un jour ce témoignage, je dois raconter comment ils m’ont attaché le sexe avec un fil solide et l’ont tiré de toutes leurs forces vers le plafond. Je hurlais de douleur. Je souhaitais que la mort m’emporte pour échapper à cette cruauté barbare. Je me suis évanoui et, selon mon compagnon d’infortune, j’aurais fait alors un arrêt cardiaque. Toujours selon mon ami, les tortionnaires se seraient affolés. Ils auraient fait appel à un médecin militaire qui aurait utilisé un défibrillateur, pour réanimer mon coeur. C’est grâce à Dieu et à Sa miséricorde que je suis encore en vie. En me réveillant quelques heures plus tard, je me suis retrouvé complètement dévêtu, la poitrine brûlante, étourdi… Ce n’était pas un cauchemar, c’était la triste réalité. Malgré mon état de santé extrêmement critique, j’avais les poignets et les chevilles liés. Au fur et à mesure que je reprenais conscience, je voyais mon corps endolori couvert de sang. J’avais une soif intense. Pas une seule goutte d’eau ne m’a été donnée. Je n’ai pas fermé les yeux de ce qui restait de cette nuit. Les gardiens frappaient régulièrement à la porte de ma cellule pour m’empêcher de dormir, en me traitant de tous les noms. 2e jour (28 mai 1994) Dans la matinée, j’ai reçu la visite du médecin militaire. Il m’a demandé si j’allais bien. Je ne savais comment lui répondre. J’étais dans un piteux état. Une heure après, trois hommes sont venus. Ils ont pénétré dans la cellule et m’ont roué de coups sans me poser une seule question. Quelques instants plus tard, un officier est venu. Il m’a dit textuellement : « Ici il n’y a ni justice, ni droits de l’homme ni Bon Dieu. » Puis il m’a insulté, en proférant des obscénités indignes de son grade. C’était un langage de voyou. Il m’a ensuite dit : « Qu’es-tu venu faire en Algérie, espèce de harki, de traître à la patrie ? » Puis il est parti en fulminant. En milieu de matinée, on m’a fait sortir en compagnie de mon ami, les yeux mal bandés. On nous a fait monter dans un véhicule qui a démarré en trombe. Nous nous sommes retrouvés sur un aéroport. À travers mon bandeau, j’ai aperçu la piste et le petit avion qui nous attendait. L’avion s’est posé sur l’aérodrome militaire de Boufarik. Nous étions aux environs de 19 h 30. Le soleil commençait à se coucher. J’ai aperçu, toujours à travers mon bandeau, six à sept agents en civil sur la piste d’atterrissage. Deux d’entre eux avaient des caméras et nous filmaient. Nous avons été conduits vers un véhicule banalisé qui nous attendait. Il nous a menés vers une destination inconnue. Nous avons été jetés dans des cellules d’isolement. Il faisait nuit. J’ai été réveillé en pleine nuit et emmené dans un bureau. J’avais en face de moi un colonel, et à ses côtés un commandant. Ils m’ont précisé d’emblée qu’ils savaient tout sur moi, depuis longtemps, et que je n’avais rien à leur apprendre de nouveau (!). Ils m’ont dit que j’étais surveillé depuis 1965 ! Honnêtement, je pensais qu’ils tentaient de m’intimider. J’ai été surpris quand ils m’ont montré un volumineux dossier portant mon nom. Il y avait tout ce qui concernait mes activités politiques depuis les années 1960, mon opposition à Houari Boumediene, mes activités politiques avec Ben Bella. Le colonel était correct et respectueux. Puis on m’a sorti du bureau des officiers et on m’a enfermé à nouveau dans ma cellule d’isolement, sans boire ni manger depuis quarante-huit heures. 3e jour (29 mai 1994) J’ai été transféré d’assez bonne heure dans l’un des bureaux du centre. De nombreuses questions m’ont été posées. La torture a repris, avec, cette fois-ci, la technique du chiffon et la gégène. Ils m’ont cité plusieurs noms et m’ont demandé quelles étaient mes relations avec les personnes citées. Ils m’ont montré plusieurs photos de ces personnes qui m’étaient inconnues. Finalement, ils m’ont confronté avec des personnes que je ne connaissais pas. 4e et 5e jours (30 et 31 mai 1994) On m’a oublié dans ma cellule et c’était tant mieux. Deux journées sans supplices. Du 6e au 11e jour (1er au 6 juin 1994) Je suis resté dans ma cellule. Mon état de santé était précaire. Mes plaies s’étaient infectées. Mon corps était endolori. Je ne pouvais ni m’asseoir, ni marcher, ni dormir. 12e jour (7 juin 1994) Ce jour-là, on s’est souvenu de moi et on est venu me chercher pour une nouvelle séance de torture qui a été brève. 13e jour (8 juin 1994) J’ai été transféré vers une caserne et isolé dans une cellule… Un officier est venu me voir dans la cellule. Le soir, j’ai été à nouveau ramené au centre de la Sécurité militaire. 14e jour (9 juin 1994) Mes geôliers m’ont emmené voir un médecin vu que mon état de santé s’était dégradé. Je leur en suis reconnaissant. Malheureusement, cette rahma (miséricorde) n’a pas duré longtemps. Le soir même, j’ai été emmené dans la salle de torture ou j’ai été brutalisé. Ils m’ont questionné sur mes relations avec les fils de Abassi Madani et sur mes relations en France et à Oran. La séance de torture a duré près de deux heures et demie. Ils m’ont questionné sur une organisation dont j’entendais le nom pour la première fois, l’OLTA. Le quotidien Le Matin avait cité cette organisation ainsi que mon nom. J’ai été atrocement torturé pour mon « appartenance » à une organisation fictive et sur dénonciation d’un quotidien. C’était la première fois que j’entendais parler de ce sigle. Ils m’ont ensuite présenté une liste de noms. Ils m’ont confectionné un nouveau dossier et m’ont enfermé dans ma cellule. 15e jour (10 juin 1994) Rien de particulier à signaler. 16e jour (11 juin 1994) Une journée sans torture. J’ai été emmené dans un bureau où ils ont complété mon dossier. 17e jour (12 juin 1994) J’ai été transféré vers une caserne des environs d’Alger. Il paraît qu’il s’agissait de Châteauneuf. La nuit, on est venu me sortir de ma cellule et on a pris des renseignements. Un colonel est venu me voir et me questionner sur mes activités au sein du mouvement islamique. Il m’a surpris en me disant qu’il me connaissait depuis fort longtemps. Il m’a interrogé sur mes activités politiques avant que je ne connaisse Ben Bella et m’a dit : « Tu as toujours été un terroriste. » Je n’ai pas répondu à cette provocation. 18e jour (13 juin 1994) Rien à signaler. 19e jour (14 juin 1994) J’ai été emmené tôt dans la salle de torture. C’était pour une séance de bastonnade. Les tortionnaires se sont rués sur moi avec des câbles et des barres de fer. Ils ne m’ont posé aucune question. Ils me disaient seulement : « Parle ! Parle ! » Ils ont voulu pratiquer sur moi des actes que la pudeur et le respect m’interdisent de décrire. Les tortionnaires avaient des gueules d’animaux enragés. Aucune retenue ni pitié. Ils n’avaient à aucun moment le comportement d’êtres humains. Un coeur de pierre. C’était désolant. 20e et 21e jours (15 et 16 juin 1994) Les tortionnaires ont continué à remplir mon dossier. Leur imagination était débordante. Ils pouvaient tout se permettre. Des renseignements sur mes activités, ma vie, mon appartenance politique. Celui qui remplissait le dossier était correct. Les autres me menaçaient, avec leur langage vulgaire. Du 22e au 32e jour (17 au 27 juin 1994) Rien à signaler. 33e jour (28 juin 1994) J’ai été torturé ce jour-là car ils voulaient obtenir des renseignements sur une personne demeurant à Oran et qui aurait été citée par une autre personne torturée. Je ne connaissais pas cette personne. 34e jour (29 juin 1994) On m’a fait signer sous la contrainte et la menace le procès-verbal que je n’avais pas lu. On m’a forcé à signer le texte. Devant ces barbares, je n’avais pas le choix. 35e et 36e jour (30 juin au 1er juillet 1994) Rien à signaler. 37e jour (2 juillet 1994) On m’a interrogé avec brutalité sur une personne qui aurait été arrêtée à… Paris. Du 38e au 40e jour (3 au 5 juillet 1994) Durant ces trois jours, je suis resté enfermé dans ma cellule. 41e jour (6 juillet 1994) J’ai été présenté au tribunal d’exception d’Alger, après quarante jours de séquestration et de tortures. Le juge m’a signifié mon incarcération à la prison d’El-Harrach. Kentour Brahim. Il a été enlevé le 9 mars 1998 par quatre hommes armés, en tenue civile, en tenue civile, appartenant à la sécurité militaire en poste à Dely Ibrahim, en pleine rue Bouamama, Belfort El-Harrach. Il a été embarqué dans une voiture 306 blanche, la tête enfouie sous les jambes de gorilles qui l’encadraient avec un bandeau sur les yeux pour l’empêcher de voir où il allait être conduit. Introduit par la suite dans des locaux dont il ignorait l’endroit, il a été totalement déshabillé et soumis à une torture aveugle, accompagnée de coups de chaise sur le visage, coups de matraque en bois (batte de base-ball) sur toutes les parties du corps, essentiellement sur les reins, la poitrine et la colonne vertébrale. Puis il est torturé au chiffon trempé dans l’eau sale ingurgitée de force, avec menace d’utilisation de gégène et de chignole. Chirurgien dentiste à Meftah. Né le 1er juin 1948, marié, 6 enfants. Ex-1er vice-président de la mairie de Meftah (Blida). Je me dis que dans les deux cas, si ces personnes étaient à ma place, ils l’auraient sûrement fait. Aussi je le fais pour moi et surtout pour eux. Lorsqu’on a tous été réunis au commissariat, le lendemain donc, vers 14 heures, des militaires dépêchés d’Alger sont venus nous chercher. Dès notre sortie de la cellule, les coups ont commencé à pleuvoir, accompagnés d’insultes. Nous avons été cagoulés, ligotés et conduits dans un BTR (transport de troupe) vers leur caserne, à côté de celle de la sécurité militaire à Bouzaréah sur les auteurs d’Alger. Dans la même journée nous avons été transférés à la caserne voisine, celle de la sécurité militaire et qui était en fait notre vraie destination. Les militaires qui nous ont transportés, se sont fait « payer » le prix du transport par leur monnaie propre qu’est la torture. Une semaine après, nous avons signé nos P.V., sans pouvoir les lire. Nous avons été relâchés dans la nature, qui sur l’autoroute, qui dans un quartier de la périphérie d’Alger, sans inculpation et sans jugement. Quand notre tour est arrivé, ils ont commencé par appeler le maire. J’ai tout de suite senti comme une brûlure sur le bas ventre, que j’ai pu localiser une fois à la maison. Je pense que c’est quelqu’un qui a dû éteindre sa cigarette. Ils ont commencé par me poser des questions : quel grade j’avais et quels sont les noms des personnes de mon groupe ? Devant mon étonnement, les coups et les insultes ont commencé. Une fois le ventre plein à éclater et sentant que j’allais perdre connaissance, j’ai secoué la tête. Ils ont arrêté. Pour gagner du temps, j’ai toussé plusieurs fois, mais dès que je leur ai dit que je ne savais rien, ils ont repris de plus belle : coups, insultes et puis de nouveau l’eau et le chiffon. Ensuite, ils m’ont demandé, toujours sous la torture, à qui je versais de l’argent. À demi évanoui, je me suis rappelé le nom de TIGHARSI Amar qu’on venait de tuer dans une embuscade. Sur le détail de la somme, j’ai donné un chiffre rond 1 000 DA. Là, je crois qu’ils avaient compris que je ne détenais aucun secret. Ils ont ensuite dirigé l’eau glacée sur tout mon corps, pour me « nettoyer », m’ont défait les liens et m’ont ordonné de me rhabiller. Après, nous n’avons subi que la torture systématique, quotidienne des gardiens, jusqu’à notre libération, une semaine plus tard, sur une petite route, derrière l’hôpital psychiatrique Frantz Fanon de Blida. Avant notre libération, nous avons signé des procès-verbaux dont nous ignorions le contenu. Leur dernière phrase a été une menace : « vous n’avez pas intérêt à ce qu’on vous ramène ici ». Kerkadi Ahcène Agé de 32 ans, demeurant à Baraki, enseignant de profession. J’adresse à l’opinion publique un rapport détaillé et circonstancié au sujet de mon arrestation et des violences subies durant les quarante-sept jours de ma détention, dans le cadre de la garde à vue dans les geôles du régime, pendant lesquels j’ai subi une panoplie de supplices physiques et moraux, des menaces de mort et des humiliations. La nuit de mon arrestation Dimanche 3 avril 1994 Lundi 4 avril 1994 Mardi 5 avril 1994 Après m’avoir posé une dernière question, on m’a dirigé vers la salle de torture qui était une salle d’eau. On m’a allongé sur une table de bois après m’avoir déshabillé de force et ligoté solidement. Les tortionnaires m’ont mis sous un robinet et ont versé de l’eau. Je grelottais de froid. Ils m’ont roué de coups de poing sur tout le corps. Je ne voyais pas venir les coups car j’avais les yeux bandés. L’un d’eux a utilisé un bâton qui apparemment était en bois, c’est du moins la sensation que j’avais. Tout en me frappant, on me demandait : « Où sont Redjem et Gharbi ? » Mes réponses étaient à chaque fois négatives, car j’ignorais où ils se trouvaient. Les méthodes de tortures sont montées d’un cran dans l’échelle de la barbarie. On a alors utilisé la technique du chiffon, puis l’électricité. On m’a placé deux pinces (électrodes) sur les lobes des oreilles. Je subissais cinq types de tortures à la fois. À la fin de la séance, on a attaché mon sexe à un câble électrique et l’un des tortionnaires est monté sur la table et s’est mis à tirer de toutes ses forces vers le haut. J’ai perdu alors connaissance. À mon réveil et ne pouvant plus résister à ces horribles supplices, j’ai lancé au hasard des noms de personnes demeurant à Dellys. Mercredi 6 avril 1994 Jeudi 7 avril 1994 Amiri et Bentouati avaient été arrêtés deux jours avant moi. Ils étaient accusés de travailler avec moi dans plusieurs domaines. Durant tout le trajet en direction du centre de la Sécurité militaire de Boumerdès, je me suis entretenu avec les frères qui m’accompagnaient. Au centre de la SM de Boumerdès, on m’a isolé de mes compagnons et mis dans un autre véhicule. On nous a transférés sur Blida. On m’a enfermé dans la même pièce que j’avais occupée lors de mon premier séjour, et qui était mitoyenne des salles de torture. J’entendais des cris horribles de frères suppliciés. Quelques instants après mon arrivée, on m’a introduit dans un bureau alors que mes compagnons étaient emmenés vers la salle de torture. Mon interrogatoire a été bref, il n’a duré que quelques minutes, ce qui m’a d’ailleurs surpris. J’ai passé cette nuit à gémir des souffrances que j’avais endurées les jours précédents, et plus particulièrement des douleurs au dos dues à un coup de crosse. Vendredi 8 avril 1994 Un nouvel interrogatoire a commencé, concernant les frères ramenés de Dellys. Là, j’ai compris pourquoi j’avais été éloigné de la base le matin. C’était pour interroger les autres sous la torture. On m’a confronté avec certains frères qui étaient dans un état de délabrement physique inquiétant. C’était le cas de Rabah Benchiha, demeurant à Bordj Ménaïel, qui était atteint d’un cancer du colon. Il a été sauvagement torturé au point de ne plus pouvoir tenir debout, ni articuler correctement une phrase. Après cette confrontation et la prise de renseignements, on m’a remis dans la cellule où j’entendais les cris de mes frères qui étaient torturés. Samedi 9 avril 1994 Le soir, j’ai reçu la visite d’un officier de la Sécurité militaire, venu marchander ma participation à un scénario concocté par ses soins, en échange de quoi j’aurais la vie sauve. Ce scénario consistait à entrer en contact par téléphone avec des amis en Allemagne pour leur soutirer des renseignements. J’ai marché dans la combine et je les ai appelés. Dimanche 10 avril 1994 Après avoir passé la nuit à entendre les cris des suppliciés, j’ai continué dans la journée à appeler mes amis en Allemagne. Les principales questions qui m’étaient posées par les officiers de la SM tournaient autour de la personnalité de Abderrezak Redjem et de Brahim Gharbi. On m’a aussi demandé des renseignements sur des documents trouvés chez moi. Ce scénario et les interrogatoires ont duré ainsi jusqu’au vingt-quatrième jour de ma détention. Jeudi 14 avril 1994 J’ai entendu au matin un mouvement anormal. Quelques instants après, on m’a sorti de la cellule et on m’a embarqué dans un véhicule. On m’a annoncé que je devais repartir avec eux sur Dellys, pour leur indiquer le domicile d’un certain Abderrahmani. Je leur ai immédiatement répondu que je ne connaissais pas le domicile de cette personne. Malgré cela, on m’a embarqué de force. J’ai remarqué en cours de route qu’un fourgon nous précédait. À notre arrivée à la base militaire de Tadmaït (Kabylie), vers 15 heures, on m’a bandé les yeux et on m’a abandonné dans le véhicule jusqu’à 0 h 30. De temps à autre, des militaires passaient et m’insultaient. Vendredi 15 avril 1994 On m’a emmené à 4 heures du matin avec un important renfort militaire en direction du village où devait habiter Abderrahmani. Le fourgon nous accompagnait toujours. J’ai vite pensé qu’il devait y avoir des prisonniers à l’intérieur. À notre arrivée au domicile présumé de Abderrahmani, les militaires ont encerclé la maison et donné l’assaut. Après une fouille minutieuse, ils sont revenus bredouilles. Les militaires ont alors extrait deux prisonniers du fameux fourgon. Je les ai rapidement reconnus. Il s’agissait de Rabah Benchiha et Ali Berrached qui étaient mes amis. Ils les ont mis près du véhicule où j’étais et ont commencé à tirer sur eux avec leurs pistolets et leurs kalachnikovs, sans aucune pitié ni retenue. Les militaires ont abandonné les deux cadavres dans une mare de sang. J’ai tout vu. Le convoi militaire s’est ébranlé sur quelques dizaines de mètres et s’est arrêté à nouveau. Les militaires ont sorti deux autres prisonniers. Il s’agissait de Rabah Amiri et Malek Bentouati. Les militaires ont déchargé sur eux leurs armes. Ils se sont effondrés à leur tour sur le côté de la route, morts. J’étais bouleversé et choqué à la vue de ces crimes effroyables. Les militaires excités et déchaînés ont redoublé d’insultes à mon encontre. Après avoir accompli leurs basses oeuvres, ils m’ont ramené à la base de Dellys, puis à Blida. Samedi 16 avril 1994 Ce matin, lors d’un contact téléphonique avec un ami en Allemagne (suivant le scénario de la SM), ce dernier a évoqué le nom d’un ami à lui, demeurant à Benchaabane (Boufarik). À la fin de la communication téléphonique, la SM m’a demandé de les accompagner au domicile de cette personne et d’entrer en contact avec elle. Du dimanche 17 avril au mardi 10 mai 1994 Après trente-sept jours de détention, j’étais toujours l’objet d’interrogatoires et d’humiliations de la part des tortionnaires. J’entendais quotidiennement les cris et les gémissements des suppliciés. J’ai assisté durant cette période à la mort sous la torture de trois citoyens. L’odeur de sang et de chair brûlée emplissait ma cellule. Cette situation inimaginable a provoqué chez moi de sérieux troubles psychologiques. Mardi 10 mai 1994 Ce jour a été mon dernier dans les locaux de la Sécurité militaire. Il était 9 heures du matin, quand mes tortionnaires sont venus me chercher. On m’a introduit dans le sinistre « fourgon de la mort ». Quand il a démarré, j’ai ôté partiellement le bandage de mes yeux et j’ai été surpris de découvrir les frères Gharbi Brahim et Thamert Hocine à mes côtés. J’ai discuté avec eux d’une voix basse et j’ai essayé de connaître la date de leur arrestation et d’autres détails sur les conditions de leur détention. Nous croyions tous les trois qu’ils nous avaient sortis pour nous assassiner comme ils l’avaient fait précédemment avec les quatre autres. Après près d’une heure de trajet, le fourgon a pénétré à l’école de police de Châteauneuf, et les tortionnaires nous ont conduits dans le bâtiment principal pour nous descendre dans le sous-sol. On nous a fait asseoir à même le sol, menottes aux poignets derrière le dos, visage contre le mur et yeux bandés. On nous a laissés dans cette position de 10 heures du matin jusqu’à 8 heures du soir. Mercredi 11 mai 1994 C’était le trente-huitième jour de ma séquestration. Le matin, on m’a sorti de la cellule n° 9 et on m’a conduit vers le laboratoire de photographie. Après m’avoir photographié de face et de profil, on a pris mes empreintes digitales. À dix heures, j’ai subi un nouvel interrogatoire en présence de huit policiers. Ils m’ont assené de nombreux coups de poing. Cela a duré deux heures. La même opération s’est répétée le soir vers 21 heures. On a menacé de me tuer sur la table de torture ou par balles. Jeudi 12 mai 1994 L’interrogatoire s’est poursuivi à partir de 10 h 30 et a duré moins d’un quart d’heure. J’ai passé toute la nuit, comme à Blida, à entendre les cris et les gémissements des suppliciés. L’un des torturés occupait la même cellule que moi. On lui avait cassé des os et incisé la peau avec un couteau. J’ai passé la nuit à lui sécher les plaies avec ma chemise. Samedi 14 mai 1994 C’était mon quarante et unième jour de séquestration. L’interrogatoire de ce jour s’est déroulé en présence du commissaire principal qui me posait les questions en français. De temps à autre, il traitait mon père de traître, alors que celui-ci représente le symbole du patriotisme et du sacrifice pour la patrie, pour avoir passé dix-sept années dans les geôles de la colonisation française. L’interrogatoire a continué le soir et on m’a demandé de signer mes « aveux » sans les lire. Du dimanche 15 mai au mardi 17 mai 1994 Je n’ai pas bougé de ma cellule n° 9, d’où j’entendais les cris des torturés et les insultes des tortionnaires. Mercredi 18 mai 1994 J’ai été réveillé très tôt. J’ai retrouvé mes amis Gharbi et Thamert dans la cour. J’ai compris qu’on allait peut-être nous présenter à la justice. Lors de mon transfert, on a refusé de me donner mes lunettes de vue et ma carte d’identité. Durant tout le trajet menant au tribunal, nous avons été soumis à des insultes. Même à l’intérieur du palais de justice, et devant le bureau du juge d’instruction, les policiers se sont mis à nous tabasser sans aucune retenue, tout comme durant notre transfert vers la prison. Nous avons passé trois heures au palais de justice, à plat ventre sur le sol, dans une pièce qui ne dépassait pas 4 m2. Nous avons été accueillis à la prison d’El-Harrach par des gardiens menaçants qui nous ont frappés violemment. L’un d’eux a mis le canon de son pistolet dans la bouche de Brahim Gharbi, puis l’a frappé violemment à la tête. Remarques : 1- Mes parents n’ont eu de nouvelles de moi qu’après cinquante-deux jours. Khider Omar. Il est né le 12 août 1952, marié et père de huit enfants. Il a été arrêté chez lui le 17 octobre 1994 par la police de Bourouba à 1 h 30 du matin. Séquestré en cellule humide, le sol mouillé et jonché de saletés durant quarante-trois jours, il a été sauvagement torturé. Complètement nu à part le slip sur la peau, il a reçu des coups pendant quatre semaines, il a eu des côtes fêlées, dûment constatées dans le dossier médical. La peau de son corps a été atteinte de maladie infectieuse. Les blessures occasionnées par des coups violents sur les côtes ont entraîné chez lui des douleurs atroces qui le privaient de sommeil. |