Algérie : La machine de mort – Témoignages – B
Algérie : La machine de mort Rapport établi par Salah-Eddine Sidhoum et Algeria-Watch, octobre 2003 Annexe 3: Témoignages B B* Fatma B bis
Le 29 juin 1998 à 11 h 30, une vingtaine de militaires et de civils armés ont débarqué à notre domicile après en avoir défoncé le portail. Ils ont procédé à une perquisition puis sont repartis. Le 30 juin 1998 à 16 h 30, ces mêmes militaires et civils armés sont revenus au domicile où ils ont demandé après ma mère et ma soeur qui étaient absentes du domicile à ce moment. J’étais seule à la maison. Quelques instants plus tard, ma mère et ma sœur sont rentrées. Les militaires nous ont alors toutes embarquées dans un fourgon blanc, après nous avoir bandé les yeux avec nos voiles. Nous avons été toutes trois conduites au centre de Châteauneuf et introduites dans des cellules individuelles après nous avoir déshabillées et laissées seulement avec nos sous-vêtements. Il était 18 heures environ. Puis les tortionnaires se dirigeront vers ma cellule (Nacera). Ils me banderont les yeux et me traîneront vers la grande salle. J’ai été rouée de coups de poings et de gifles durant près d’un quart d’heure. Puis le chef leur ordonna de me ramener à ma cellule. Vers 19 heures, les tortionnaires revinrent une seconde fois vers ma cellule et me conduirent vers la « salle d’exploitation des renseignements ». Des insultes plurent sur moi. Ils m’ôtèrent mes sous-vêtements et commencèrent à pratiquer sur moi des attouchements sexuels. D’autres m’envoyèrent des coups de poings et de pieds au visage. Tout cela dura 45 minutes environ puis ils me ramenèrent dans ma cellule. Quelque temps après, ils reviendront pour m’emmener pour la troisième fois en une journée dans la salle de torture. Il était 20 heures environ. Ils pratiquèrent les mêmes attouchements que la fois précédente, accompagnés de tabassages. Nous avons été libérées après huit jours de détention. Quelques jours plus tard, nous avons rencontré deux de nos tortionnaires en train de vendre des sardines dans notre quartier à Bachdjarah. B* Fatma, mai 2003. Je suis une citoyenne algérienne demeurant à Alger. Les policiers se mirent à casser la vaisselle et à vider les bidons d’eau que j’avais remplis du fait des coupures d’eau. Ils étaient excités à un point inimaginable. Ils se mirent à proférer des obscénités sans respect à la femme que j’étais et aux enfants. En fouillant, ils trouvèrent et prirent une somme de 4 000 DA, somme qu’avait remise ma voisine à mon mari pour la réfection de son plafond. Mon mari fut alors trainé jusqu’à l’extérieur, poings liés au dos et les yeux bandés avec une serviette, sous les coups de crosse et de pieds des policiers. Il fut jeté alors dans la malle de l’un de leurs véhicules. Ils continuèrent en sortant à nous insulter avec des termes grossiers et à nous cracher dessus. Les enfants pleuraient. Ils étaient terrorisés par cette sauvagerie qui s’était abattue sur nous. À leur sortie, l’appartement ressemblait à un champ de bataille. Tout était à terre, livres, vaisselle cassée, vêtements éparpillés, eau coulant des bassines et des bidons. Au bout de quelques instants entrèrent cinq policiers dans la salle. Ils se mirent à me lancer des obscénités ahurrissantes que je ne peux rapporter ici. Ils me demandèrent si je regardais les films X de Canal +. J’ai subi leurs grossieretés durant près de deux heures. Une fois, un tortionnaire est rentré tout nu dans notre cellule. Une autre fois, ils nous ont ramené une bouteille de vin, nous forçant à boire. Mon mari a été atrocement torturé. Il a subi plusieurs séances d’électricité puis de fallaqa à la plante des pieds. Ils l’ont tabassé avec un manche à balai qu’ils ont cassé sur son pied. Ils lui ont brûlé le corps avec des mégots de cigarettes et tous ces supplices devant moi. Puis je vis mon fils coupé avec une hache en tranches. J’entendais alors la voix de mon mari dire à mon fils : « Patience, patience, mon fils, tu me rejoindras au paradis ». Au bout de vingt jours je fus libérée avec mes trois enfants qui étaient totalement détraqués par ce qu’ils ont vécu et vu au centre de torture. Ils étaient hébétés. Mon mari fut incarcéré à la prison de Serkadji. Dès le matin je me suis rendue à ce sinistre centre où j’avais passé auparavant des journées effroyables. On m’interrogea sur ma vie quotidienne et sur l’origine de nos moyens de subsistance. On m’intimida, me promettant de « nouvelles visites nocturnes ». B*. Fatma-Zohra, septembre 1999. Les gendarmes se sont présentés à mon domicile le samedi 18 décembre 1993 et m’ont immédiatement arrêté sans motif ni explications. Ils m’ont amené à la brigade de gendarmerie de Baba Hassan et m’ont jeté dans une cellule en me disant : « tu appartiens à un groupe terroriste ! ». En m’introduisant dans la cellule ils m’enchaînèrent et me bandèrent les yeux tout en m’insultant en me frappant sauvagement. Bada Yahia, juin 1994. Enlevé de son domicile à Alger par des policiers cagoulés au petit matin du 16 septembre 1997 à 6 h 30 alors qu’il dormait encore. Un nombre impressionnant de policiers cagoulés fit irruption dans son domicile ce jour-là sans rencontrer la moindre résistance. À part Kamel, il n’y avait que trois femmes dont une était enceinte de sept mois, toutes terrorisées et traumatisées par l’incursion musclée des policiers et la perquisition bruyante qui s’en est suivie. Le cortège de véhicules anti-terroristes « Nissan » bondés de policiers cagoulés s’ébranla direction sûreté de Daïra de Hussein-Dey où il y eut transbordement d’otage (Kamel) dans la malle arrière d’une autre R19 (tourisme) dans laquelle il sera « promené » 3 heures durant pour le déroutage avant d’être finalement conduit au commissariat des Anassers (les sources), cagoulé et les mains attachées derrière le dos avec position accroupie sur le côté en raison de l’exiguïté de la malle. Il risquait à l’évidence d’être intoxiqué par les gaz d’échappement du véhicule. Dans ce dernier commissariat il fut sauvagement torturé au chiffon et l’eau mélangée au grésil, après avoir été « saucissonné » sur un banc en bois. Il a déclaré aussi avoir été frappé sur toutes les parties du corps pendant environ une heure et demie avant d’être jeté dans une cellule d’un mètre sur deux., dotée d’un trou sanitaire et une porte blindée. Durant 3 jours et deux nuits il ne subit pas de violence et ne fut présenté au parquet que le jeudi matin sans la moindre visite médicale, même demandée au procureur de la république qui l’invita à se présenter à lui le samedi matin. Présenté devant la section correctionnelle du tribunal de Hussein Dey, il bénéficia d’un jugement de relaxe. Je m’appelle Bekkis Amar, né le 16 janvier 1978 à Bab-el-Oued. J’ai été arrêté le 2 octobre 1993. Le lendemain vint un officier de police qui me conduisit à son bureau. « C’est toi Omar » me dit-il. Oui, répondis-je. « Connais-tu les amis de ton frère » me demanda-t-il avec insistance. Non lui dis-je. « Veux-tu retourner chez toi, Omar ? ». Oui ! « Alors dis-moi qui sont les amis de ton frère. Si tu refuses, je te tuerai et te jetterai devant la porte de tes parents. » J’insistais en jurant que je ne connaissais aucun d’eux. Il appela des policiers et leur dit de m’emmener dans un lieu désert et de m’exécuter. Je me mis à pleurer et à le supplier tout en m’accrochant à la table sans que je puisse leur inspirer pitié, leur cœur était de pierre. Ils me mirent une cagoule et me jetèrent dans une voiture banalisée de type Peugeot 505 et me conduisirent au commissariat du 1er arrondissement. En cours de route je pensais qu’ils allaient m’exécuter. Je me retrouvais dans une sorte de garage. On m’enleva la cagoule et l’un d’eux me dit : « Regarde. » J’ai failli m’évanouir devant le spectacle qui s’offrait à mes yeux. Des hommes nus étaient accrochés au plafond par les pieds. Un autre attaché à un banc sursautait à chaque fois qu’on lui mettait un fil électrique sur son sexe. Les murs étaient tachés de sang. Ma tête tournait, mes lèvres tremblaient, mon coeur battait très vite, voulant sortir de ma poitrine. Est-ce un film d’horreur ou la réalité ? Je me suis mis à crier : « Je n’ai rien fait, je suis innocent. » L’officier-tyran me répondit que c’est le sort réservé à ceux qui ne leur obéissaient pas. Des tortionnaires cagoulés se jetèrent sur moi, me déshabillèrent et me ligotèrent les pieds et les poings. On accrocha mes pieds vers le haut, la tête en bas. On m’appliqua un chiffon mouillé sur le visage et on me boucha les narines. L’un d’eux se mit à me verser de l’eau puante dans la bouche. Je n’arrivais plus à respirer, je suffoquais. L’eau était mélangée à de l’huile usée de vidange. Je n’arrivais plus ni à crier ni à pleurer. Mon seul souci était la mort rapide pour échapper au calvaire. Au bout de quelque temps on arrêta de me verser cette eau sale et l’officier-tyran me demanda les noms des amis de mon frère. Je répondis que je ne les connaissais pas. Il ordonna en vociférant de reprendre la torture. J’étais terrorisé d’être suffoqué encore une fois. Je n’en pouvais plus. « Arrêtez ! je vais vous conduire chez eux », leur dis-je pour échapper à cet enfer. L’officier ordonna l’arrêt des sévices et demanda à ses hommes de me reconduire au commissariat de Bab-el-Oued. On m’enferma dans une cellule. Il était environ 12 heures. J’avais une faim de loup. J’ai demandé au gardien de me ramener un morceau de pain et de l’eau. Il me répondit que c’était interdit. Ma faim devenait de plus en plus douloureuse. Je n’avais pas mangé depuis 26 heures. Au milieu de la nuit je perdais connaissance. Je me suis ensuite retrouvé à l’hôpital de Bab-el-Oued. Le médecin dit aux policiers qu’il fallait que je mange. Il examina ma plaie au niveau de la gorge due à la torture quand on m’ingurgitait de force de l’eau et de l’huile de vidange. Il me prescrivit une ordonnance. On revint au commissariat et je fus à nouveau enfermé dans ma cellule. Le policier déchira l’ordonnance et un autre me ramena un bout de pain et de l’eau. Au troisième jour, en milieu d’après-midi, revint l’officier de police qui me sortit de cellule pour m’emmener à son bureau. Il me dit : « Tu sais maintenant ce qui arrive à ceux qui mentent ? Tu as intérêt à me dire maintenant qui sont les amis de ton frère Abdelkader et où ils habitent. Je te promets de te libérer si on les arrête. » Angoissé d’être à nouveau torturé je commençais à débiter des noms de personnes innocentes, pourvu que je ne retourne pas au sinistre garage. C’est ainsi que cette nuit-là à 2 heures, les policiers allèrent les arrêter. Ils étaient au nombre de cinq. L’officier de police me confronta à eux et me dit « qu’ont-ils fait ? » Je lui disais tout ce qui me passait par la tête, hanté par le cauchemar de la torture. Ils étaient innocents, les malheureux. Que Dieu me pardonne. À l’aube, on m’enferma dans ma cellule avec les cinq jeunes du quartier. Au sixième jour, on vint me chercher de ma cellule pour m’emmener au bureau de l’officier de police. Celui-ci, souriant et bien cadré dans son fauteuil me dit : « Je t’ai promis de te libérer en cas d’arrestation des amis de ton frère et je tiens ma parole, mais avant de te libérer je te demanderai de faire ce que je t’ordonnerai, sans aucune discussion sinon tu sais ce qui t’attend. » En pensant au cauchemar que j’ai vécu dans ce garage, je répondis sans hésiter : « Oui, je ferais ce que vous voulez. » L’officier continua : « Tu dois d’abord témoigner que ces cinq personnes ont fait telle et telle chose et que tu étais avec leur bande. » Je n’avais pas le choix. Devant le juge, j’ai dit tout ce que l’officier de police m’avait ordonné d’avouer. Les chefs d’inculpation retenus contre moi sont au nombre de sept : Bekkis Omar, décembre 1993. Ceci est mon rapport. Celui d’un citoyen damné et torturé qui ne pèse plus que 45 kg à force de boire toutes les variétés d’alcool et de produits hygiéniques (Javel, Crésyl, Sanibon). Ceci a amené mes tortionnaires à m’évacuer sur l’hôpital de Bouira pour y être opéré, après des tortures atroces le 18 juillet 1994. Je suis actuellement à l’infirmerie de la prison d’El-Harrach. Je m’appelle Belhadi Ali, né le 8 juin 1960 à Bouira, demeurant au village agricole Thameur, situé entre Bouira et El Asnam. J’ai été kidnappé de mon domicile le 12 janvier 1994, après que les forces de sécurité ont menacé de violer mon épouse. J’ai été séquestré au centre de torture de Lakhdaria qui appartenait jadis à la coopérative agricole COOPAWI. Je connais très bien ce centre du temps où il appartenait à l’agriculture, car je suis fellah. Avec les événements actuels, ils l’ont transformé en centre de tortures. Je suis resté dans ce centre jusqu’au 20 février 1994, puis j’ai été incarcéré à la prison de Bouira. J’ai été accusé d’avoir assassiné un citoyen belge, Bernard Robert, et son épouse algérienne, Yakhlef Fadhela, qui habitent dans mon village. Parmi les dix citoyens arrêtés dans cette affaire et assassinés après d’horribles tortures dans ce centre, je me rappelle trois noms : Tali Yahia, Kerbouche Arezki et Amrani Ahmed. Quant au quatrième, c’est le directeur-adjoint de la caisse d’épargne de Bouira, qui habite à Lakhdaria. Les six autres victimes de ces horreurs sont originaires de Aïn Bessem et j’ignore leurs noms. Même actuellement, à la prison d’El-Harrach où j’ai été transféré, je fais souvent des cauchemars en rapport avec les séances de tortures subies dans ce sinistre centre de la COOPAWI. Je présente des lésions cutanées au visage, du fait de la large bande de scotch qu’on me collait sur le visage et les cheveux et qu’on arrachait brutalement. Belhadi Ali, 6 octobre 1994. Des violations aux droits de l’homme ont été commises contre ma personne depuis mon kidnapping et à l’interrogatoire de police et ce durant trente jours de garde à vue. La torture a été morale et physique. Quant à la torture physique, dès le premier jour après mon kidnapping ils m’ont descendu dans une cellule du sous-sol où ils pratiquaient la torture (à Châteauneuf). J’ai reçu des coups de pieds et de poings de toutes parts sur tout mon corps, de la tête aux pieds. Puis ils me bastonnèrent avec un bâton et un tuyau en caoutchouc. Un câble électrique a même été utilisé. Au deuxième jour ils m’ont appliqué l’épreuve du chiffon avec de l’eau sale. J’ai été transféré au commissariat central d’Alger où j’ai passé vingt-huit jours. J’ai été torturé durant toute cette période, sans arrêt. Je souhaitais mourir pour échapper aux affres de ces supplices. Belhamri Messaoud, août 1994. Belkadi Salem en compagnie de Berbère Mohamed,• Dahri Abdelaziz,• Mansouri Smaïl, • Tibaoui Saïd – Arrêtés par la brigade de gendarmerie de Aïn-Taya. Né le 6 mars 1964 à Thénia (Boumerdés), demeurant à Lakhdaria, marié et père de deux enfants. Restaurateur. J’ai été arrêté dans la nuit du 16 au 17 mars 2003 vers 0 h 30 par des hommes armés déclarant n’être ni policiers ni gendarmes mais les « Dieux de l’Algérie », selon leur propre langage. Au cours de mon arrestation, ces personnes ont réveillé mes enfants de quatre et onze ans par leurs cris, leurs propos injurieux et menaçants. J’ai été ensuite menotté dans le dos devant mes enfants et ma femme et poussé vers la sortie. Ma femme qui leur demandait des explications sur cette arrestation arbitraire a été bousculée et frappée sans ménagements. J’ai été ensuite jeté dans une Toyota 4×4 de couleur blanche et banalisée, la tête entre les genoux. J’ai pu remarquer le cortége de véhicules qui était composé de cinq Toyota 4×4 de couleur blanche et d’une Peugeot 405 familiale de couleur blanche et banalisée. Les personnes qui ont procédé à mon kidnapping étaient pour certaines habillées de tenues de combat de couleur noire. Certains portaient des casques militaires, d’autres étaient en tenue civile. Ils étaient tous armés de Kalachnikovs. Certains avaient des talkies-walkies et des gilets pare-balles. Au cours de mon transfert, j’ai été brûlé à la main par des cigarettes au haschich dont je connais l’odeur. Près de Ben-Aknoun, on m’a recouvert la tête avec ma veste afin de m’empêcher de voir où nous nous dirigions. J’ai pu remarquer que nous entrions à Ben-Aknoun. Il m’est impossible de dire avec précision le lieu où j’ai été détenu pendant dix jours. Dès mon arrivée dans ce lieu, on m’a ordonné de manière brutale de me déshabiller et me fournit un uniforme militaire de couleur verte composé d’un pantalon et d’une veste de combat de l’armée algérienne. J’ai été ensuite placé dans la cellule n° 3 située en face des toilettes. La cellule n° 3 est large d’un mètre sur 2,50 m (composée de huit carrelages en gerflex de 30 cm). Et les murs sont faïencés, sur une hauteur d’environ 1,50 m. Il me semblait que ces aménagements étaient récents. Et d’après ce que j’ai pu voir à travers les fissures du guichet de la porte, il me semblait qu’il y avait 18 cellules réparties en deux rangées séparées par un couloir. Pendant que je me trouvais dans la cellule n° 3, j’entendais les cris d’un supplicié. Après avoir entendu la porte d’une cellule s’ouvrir et se refermer sur le supplicié, on vint me chercher. Environ vingt minutes après mon arrivée, vint mon tour d’être torturé. En sortant de la cellule, je devais me tenir courbé et avancer sous les coups et les insultes du genre : « Ni Bouteflika ni ton Dieu peuvent te sauver de nos mains, on peut te tuer comme on peut te libérer, le choix est à nous. » J’ai été emmené ainsi jusqu’à un bureau où se tenaient huit personnes aux visages méchants et aux comportements de voyous et qui prétendaient appartenir au DRS. On m’a fait asseoir sur une chaise métallique scellée au plancher. J’ai voulu connaître les causes de cette arrestation et sans terminer la phrase, j’ai reçu des coups de part et d’autre de mes tortionnaires qui exécutaient aveuglement les ordres de leur chef. Et il m’a été répondu : « Ou tu parles ici, ou tu passes au chiffon. » Continuant à vouloir connaître les causes de ma présence dans ces locaux, j’ai été emmené à la salle où se trouve une table de torture sur laquelle sont fixées des sangles blanches. Aux pieds de cette table était posé un bidon en plastique de cinq litres coupé (bidon d’huile) et rempli d’eau. J’ai été entièrement déshabillé et attaché sur cette table, les bras, les jambes, les cuisses, les pieds et la poitrine fixés par les sangles. Un chiffon mouillé (mon slip) était posé sur la bouche et les yeux bandés par mon tricot de peau. Avant qu’ils commencent les tortures, ils m’ont dit : « Lorsque tu voudras parler, lèves ton index droit. » Ne sachant quoi dire, j’ai été torturé durant plusieurs heures, j’étouffais. De l’eau savonneuse m’était versée par la bouche, pendant que d’autres me frappaient avec un câble électrique de fort diamètre sur toutes les parties du corps, en s’acharnant plus particulièrement sur mon sexe. Cette séance a été interrompue pendant quelques secondes pour me permettre de parler et répondre aux questions mal comprises de mes tortionnaires. N’ayant rien à dire, les séances reprenaient avec plus d’acharnement encore. Je fus ensuite libéré de mes sangles et frappé sur les fesses avec un manche de pioche, tout en étant reconduit dans ma cellule. Avant de refermer la porte, ils m’ont dit de réfléchir, car eux, avaient tout leur temps. Après les tortures physiques, ce fut le tour des tortures morales. Le soir du 17 mars 2003, je fus emmené à nouveau vers la salle d’interrogatoire. On m’a déclaré : « Ou tu parles ou nous amenons ta femme et nous en ferons cadeau aux terroristes qui occupent les cellules voisines. » Devant cet état de fait et sachant que ma femme me cherchait dehors, j’ai opté pour dénoncer à tort tous mes voisins et amis afin d’abréger mon calvaire et mes souffrances. N’étant pas content de mes dires, ils m’ont transféré de la salle d’interrogatoire vers la salle de torture où je fus attaché sur la table, les yeux bandés. J’ai subi la torture à l’électricité. Un fil fut enroulé sur mon orteil du pied gauche mouillé. Puis ils posaient sur moi (surtout sur mon sexe) un autre fil qui déclenchait une décharge électrique. Ils alternaient avec des séances de chiffon. Ces tortures ont duré jusqu’au dimanche 23 mars. Chaque jour, ils me torturaient le matin et le soir, épuisé et fatigué, je subissais des tortures morales (insultes, menaces d’amener ma femme et de la déshabiller devant moi et les tortionnaires). J’entendais les hurlements des autres détenus qui étaient torturés. J’avais très peur de ces malades mentaux qui étaient capables de tout. Ils insultaient tout le monde : la justice, les ONG, les partis politiques, surtout Aït-Ahmed (FFS) et le président Bouteflika et sa politique de réconciliation. Un tortionnaire m’a dit : « Si Bouteflika règle le problème du terrorisme, nous avec qui nous travaillerons ? » Le vendredi 21 mars 2003, je n’ai pas été torturé de toute la journée. Après mon passage chez le juge d’instruction, toujours sous les menaces de représailles si je contredisais le PV du DRS et mon transfert à la maison d’arrêt de Serkadji (Alger), j’ai pu montrer les traces évidentes de tortures au médecin de la prison qui les a constatées et a établi un certificat médical contresigné par le directeur de l’établissement pénitencier. Une copie de ce certificat médical a été transmise au juge d’instruction de la 5e chambre du tribunal d’Alger. Je n’ai aucun lien avec les terroristes, ni de près ni de loin. Je suis un simple citoyen démocrate, connu par tout le monde dans la région de Lakhdaria pour ma gentillesse et mon éducation. J’ai soutenu la campagne électorale (APC/APW) du FFS d’Aït-Ahmed. J’ai dénoncé les méthodes de tortures des services de sécurité comme j’ai dénoncé un membre des services de sécurité pour son implication dans les cas de disparitions dans la région (Lakhdaria). Pour se venger de ma personne, ils m’ont accusé à tort et sans preuves apparentes. Belkheir Mohamed, 13 mai 2003. Je fus arrêté le 22 avril 1993 à 23 h 30 dans l’enceinte de l’hôpital où j’assurais cette nuit-là ma garde. Je venais de terminer deux interventions chirurgicales dans le cadre de l’urgence. Des policiers armés ont fait irruption dans ma chambre de garde et m’ont demandé avec courtoisie de les accompagner, et ce malgré les protestations de l’équipe médicale et administrative. Je me suis muni de mes papiers d’identité et je me suis exécuté, n’ayant aucun reproche à me faire. Je pensais à une éventuelle formalité, car exerçant dans un hôpital qui a été longtemps le lieu de réception de blessés. Je ne me suis pas formalisé. Ma première stupeur a été de voir toute une armada qui m’attendait dans la cour de l’hôpital et qui allait m’escorter. Il y avait deux véhicules de type 4×4 Nissan, pleines de policiers et trois véhicules banalisés. Mon étonnement a été grand également lorsque l’un des policiers me demanda les clés de mon véhicule (une Renault 4) pour l’emmener avec eux. L’attitude courtoise qui avait prévalu au début disparut soudainement pour laisser place à une attitude agressive avec un flot d’obscénités et d’injures. Un bandeau me fut placé sur les yeux. Le convoi s’ébranla, fit un détour par El-Harrach, puis prit la direction du centre-ville. Par la suite, j’apprenais que j’étais à Cavaignac. L’arrivée fut houleuse. Je fus littéralement traîné vers une salle obscure (du moins, je la percevais comme telle). Je fus déshabillé, seul mon pantalon du bloc opératoire me fut laissé. Je fus ligoté des pieds, placé sur un banc en bois, les mains bloquées par une paire de menottes, presque nu, tout cela sous un flot d’injures et d’obscénités, témoignant du degré de dépravation de leurs auteurs. Ma seule et unique curiosité était de savoir le pourquoi de tout ceci. Je posais à chaque fois la question et je recevais comme seule réponse une rafale de coups de poings et de pieds avec leurs rangers. De l’eau froide me fut versée sur tout le corps et je commençais à grelotter. Puis débuta le supplice du chiffon. Il dura jusqu’au petit matin. À l’aube je fus jeté dans la malle d’une Renault 9 et emmené vers le commissariat d’El-Madania. Pendant le temps de la torture, on me demanda si je connaissais un certain Hichem Saci. J’ai nié d’emblée, mais on me ramena un jeune homme totalement défiguré par les coups et répondant à ce nom. En m’identifiant, il m’a foutu dans un pétrin dont j’ignorais les tenants et les aboutissants. J’ai effectivement reconnu cette personne que j’avais reçue à l’hôpital un certain jour. Il m’avait montré une lettre de recommandation du Docteur Sari qui fut dans le passé mon enseignant à l’hôpital. Il me demandait de prendre en charge une polyfracture. Je signifiais au jeune homme que j’étais à sa disposition et qu’il pouvait me présenter le patient quand il le voulait. Je ne l’ai plus revu jusqu’à ce jour (22 avril 1993) à Cavaignac. Ma version des faits déplut énormément aux tortionnaires. Des coups pleuvaient sur ma tête et mon corps. Ils me dirent que je m’étais déplacé vers le domicile du polyfracturé (?!), que j’avais vu un blessé par balles et que je lui avais promis de l’opérer dans notre hôpital, en lui donnant un faux nom. J’étais donc considéré comme ayant promis à un « terroriste » de l’opérer à l’hôpital où j’étais un modeste résident en fin d’études. J’expliquais à ces messieurs l’impossibilité technique de ce dont ils m’accusaient, mais en vain. J’ai passé la journée du 23 avril à El-Madania. Vers 22 heures environ, je fus ramené à Cavaignac ; le même scénario et les mêmes questions se répétèrent. Je niais tout en bloc. J’ai passé à Cavaignac douze jours dans les pires conditions de détention ne mangeant qu’un morceau de pain par 24 heures et en buvant l’eau des WC, sans oublier la torture des autres prévenus. Au treizième jour, je fus transféré au commissariat central, Boulevard Amirouche, où j’ai passé 24 heures dans une cellule. Comme réponse, le juge me plaça sous mandat de dépôt le 4 mai 1993 à la prison d’ El-Harrach. Depuis je suis avec les détenus de droit commun et les prisonniers politiques. Ce jour, date de rédaction de ce témoignage, je suis dans une salle de la prison d’ El-Harrach, comme un vulgaire voyou et ceci, par la faute d’énergumènes appelés pudiquement « services de sécurité ». Docteur Benadda Houssem Eddine, 32 ans Grand handicapé, pensionné de l’État à 100 %, logé dans une baraque en tôle dans un bidonville du Gué de Constantine avec sa femme et ses deux enfants en bas âge. Arrêté le 8 mars 1997. Il a déclaré en outre que les policiers ont déshabillé sa femme devant lui, outragée et craché sur elle et injuriée. Un des policiers se prénommait « Azzedine ». Ils n’ont même pas tenu compte de sa carte d’invalidité qu’ils avaient entre les mains. Il n’y a eu aucune suite judiciaire. Marié, deux enfants en bas âge dont l’un est né après son arrestation, logeant dans une baraque en tôle du bidonville au Gué de Constantine. Ecrou n°: 86336. Benbekouche Ayache (et Larbi Mohamed et d’autres), 1992 – Arrêtés par les gendarmes le 9 octobre 1992 à 16 h 30 à la ville de Mila, où nous demeurons. Je m’appelle Benbellil Samir, âgé de 21 ans. J’ai été arrêté chez moi à Réghaia le 10 août 1994 à 4 heures du matin, par la brigade d’intervention de Boudouaou, qui ont tout saccagé à mon domicile, puis m’ont emmené à demi-nu, m’empêchant de m’habiller, menottes aux poignets, derrière le dos. Arrivé au poste, j’ai subi des sévices, dans le but de me faire avouer des faits que j’ignorais totalement. Le but était de m’accuser d’une tentative d’assassinat qui a eu lieu dans mon quartier. Mais j’ai résisté jusqu’à la limite de mes forces. J’ai été séquestré pendant trente-deux jours aux postes des brigades d’intervention de Boudouaou et de Boumerdès. Pendant ces journées, j’ai subi le pire des calvaires. J’ai été frappé sur tout le corps à l’aide d’une barre de fer. Du sang coulait de partout. N’ayant pas voulu reconnaître les accusations, j’ai subi la gégène. On m’a asphyxié avec de l’eau sale tirée des WC. J’ai été brûlé sur la poitrine, les cuisses, les parties génitales à l’aide d’une poudre noire après avoir y mis le feu. Je suis un jeune étudiant. Lorsque j’ai été arrêté il n’y avait que ma mère et mes soeurs, mon père étant travailleur émigré. Je suis innocent de tout ce qu’on m’accuse. Benbellil Samir Je m’appelle Benmerakchi Mohamed, demeurant au quartier populaire de Climat de France. J’ai 35 ans et je suis taxieur. Le 17 décembre 1995, j’ai été surpris de me voir apparaître dans un document de la BBC consacré à la tragédie algérienne, diffusé par Canal +. On m’a montré, prenant un café avec le Docteur Salah-Eddine Sidhoum, chirurgien et militant des droits de l’homme et dont j’étais le chauffeur de temps à autre. Ce jour-là je devais l’accompagner à Alger et en arrivant chez lui, j’avais trouvé une équipe de journalistes qui l’interviewait sur la situation politique et des droits de l’homme en Algérie. Je fus balayé accidentellement par la caméra. Ce fait banal allait me coûter cher, très cher par la suite. En effet, nous étions à l’aube du jeudi 6 avril 1995 quand soudain je sursautais du lit quand j’entendis frapper violemment à la porte de mon appartement. Je jetais un œil furtif sur le réveil : il était 2 h 10 exactement. Je tremblais de peur car je savais que ces visiteurs de l’aube n’auguraient rien de bon. Ma femme qui se réveilla en sursaut, était terrorisée de peur. Elle ne me dit mot. Son regard en disait long. Devant l’insistance des coups donnés à la porte d’entrée, je n’avais d’autre choix que d’aller ouvrir, m’en remettant à Dieu et à Lui seul. Dès l’ouverture de la porte, une dizaine de nindjas firent irruption dans l’appartement, les uns armés de pistolets, d’autres de kalachnikovs. Ils étaient tous cagoulés. Certains portaient des combinaisons noires, d’autres étaient en civils. Trois d’entre eux pointèrent leurs armes sur moi, les autres iront occuper les deux minuscules pièces que j’avais. On me demanda si j’étais Untel. Je répondis par l’affirmative. L’un d’eux, le plus calme, me lança : « Alors, Canal + ? ». Je compris alors et très vite qu’il s’agissait de mon apparition dans le documentaire. Ce nindja, rassura mon épouse qu’il ne m’arriverait rien et que j’allais seulement être interrogé avant d’être libéré. J’entendais dans ce vacarme, mes deux enfants, en bas âge, pleurer, effrayés par cette vision surréaliste d’hommes cagoulés et armés. Après une brève fouille, ils me mirent les menottes et me descendirent dans la cour du bâtiment. Je fus surpris de trouver un nombre impressionnant de véhicules, pour la plupart banalisés et d’hommes cagoulés et armés sur le qui-vive. On me couvrit ma tête de ma veste et on me jeta dans la malle d’un de leurs véhicules. Le cortège démarra et j’entendais le grésillement des talkies-walkies. L’un d’eux disait : « Nous l’avons, nous l’avons ! Nous sommes sur le chemin du retour ». Le voyage ne dura pas plus de 5 minutes. On me descendit de la malle où j’étais recroquevillé et paralysé par la peur, sous des injures et des coups de pieds des nindjas. J’étais dans un état second. Ma tête bourdonnait, mes jambes tremblaient, je n’arrivais plus à retenir mes urines. J’étais pétrifié de peur. Je fus introduit dans un bâtiment puis enfermé dans une cellule. Mon geôlier avant de refermer la porte me lança : « nous allons nous occuper de toi, canal + ». À ce moment je pus ôter la veste de ma tête pour respirer un bon coup d’air frais. J’étais terrorisé. Quelque temps après, la porte de la cellule s’ouvrit subitement. Il faisait jour. Deux hommes qui portaient des pistolets à la ceinture vinrent me chercher. Ils me prirent fermement par les bras et m’emmenèrent dans une salle où m’attendaient une dizaine d’hommes cagoulés. Ils me firent asseoir sur un banc et l’un d’eux me lança cyniquement : « Alors, Canal +, raconte-nous tout ce que tu sais sur le Docteur Sidhoum ! » Les coups de pieds et de poings commencèrent à pleuvoir de partout. Je racontais le peu de choses que je connaissais sur lui : « C’est un chirurgien en orthopédie qui habite El-Mouradia et dont je suis le chauffeur depuis septembre 1993. Du fait des événements, il paraissait débordé de travail ; il me proposa alors d’accompagner de temps à autre son fils au Lycée et son épouse au travail. Durant les derniers temps, il me paraissait comme inquiet et menacé et il me demandait de l’accompagner souvent en ville. Il ne partait jamais seul dans sa voiture. » Des questions accompagnées de coups continuaient à pleuvoir. Deux nindjas prenaient des notes. Non satisfaits de mes réponses, ils m’allongèrent sur le banc, me passant les menottes aux poignets sous le banc. J’avais l’impression que mes épaules allaient se luxer. Mes pieds étaient ficelés avec un fil de fer et attachées au banc. On me mit un chiffon dans la bouche et on commença à verser de l’eau nauséabonde. J’étouffais et j’étais sur le bord de l’asphyxie. Je lançais alors : « Je vais parler. » Le supplice s’arrêtait, ce qui me permettait de reprendre mon souffle. Mais je n’avais rien à dire de plus que ce que j’avais dit précédemment. Portait-il le qamis, me lança l’un d’eux. As-tu assisté aux discussions avec Abdenour Ali Yahia ? Un frisson glacial traversa mon corps en entendant cela. Il fit alors un signe à ses acolytes. Je sentis alors quelque chose de métallique pincer mes orteils. Soudain une décharge électrique me fit sursauter. Je convulsais pratiquement. Je me suis évanoui. Je reprenais mes esprits quelque temps après et je me suis rendu compte qu’ils me versaient des bidons d’eau sale sur le corps. J’étais trempé et je tremblais de froid. On m’avait placé des pinces sur mes orteils. Ils reprirent l’opération à quatre ou cinq reprises. Je sursautais à chaque fois en sentant que mes articulations des poignets et des chevilles allaient se disloquer. C’était atroce. Lors de l’interview avec la BBC, qui était avec le Docteur Sidhoum ? me dit l’un des tortionnaires. Tu mens, cria l’un des tortionnaires qui était à mon chevet et qui me lança des coups de poings au visage. Tout me paraissait flou. Je percevais mal le visage de mes tortionnaires du fait des nombreux coups que j’avais reçu aux yeux et au visage. Je répondais toujours de la même manière. Le chef des tortionnaires fit un clin d’œil à son acolyte et je sentis soudain une série de décharges électriques secouer mon corps. C’était horrible. Lors des décharges je sentais comme si mes yeux allaient sortir de leurs orbites. Au même moment un autre tortionnaire jeta de l’eau sale et froide sur mon corps. Je sursautais malgré mes attaches. Je perdais encore une fois connaissance. Quand je repris mes esprits, je voyais des visages flous se pencher sur moi et une voix lointaine me répéter : « Où emmènes-tu la famille du docteur Sidhoum ? Où emmènes-tu la famille du docteur Sidhoum ? » Je ne pouvais plus sous l’effet de la torture me concentrer et je finis par raconter n’importe quoi, pourvu que la torture cesse. Et la torture reprit de plus belle. Le chiffon fut à nouveau utilisé jusqu’à l’asphyxie. J’étais tout sale et méconnaissable. Je commençais à divaguer et à dire n’importe quoi. Ce n’est que quelques heures plus tard, que l’un des tortionnaires vint me libérer de cette position inconfortable. Je sentais un fourmillement intense des doigts. Je ne pouvais plus les mobiliser ni tenir quelque chose. Le tortionnaire me jeta un morceau de pain rassis. Dans un coin de la cellule, se trouvait une boite de conserve rouillée, qui contenait une eau trouble. Je n’avais pas le choix. Ma soif intense ne me fit pas hésiter : je bus le contenu d’un seul trait malgré son odeur nauséabonde. Ces supplices durèrent exactement quarante jours. Durant quarante jours, on m’emmenait quotidiennement à la salle de torture et la principale préoccupation de mes tortionnaires était le docteur Sidhoum. Ils voulaient tout savoir sur lui. À quatre reprises, un officier qui paraissait de haut rang, du fait du comportement des tortionnaires en sa présence, assistait à la torture et me posait les mêmes questions sur ce chirurgien. Il est de mon devoir de témoigner sur tout ce que j’ai vu lors de ma séquestration au centre de Châteauneuf, pour l’Histoire et pour que l’opinion publique nationale et internationale sache ce qui se passe. C’était une situation surréaliste. On se croirait dans un film d’épouvante. Un véritable cauchemar. Dans la série de cellules qui étaient de part et d’autre du long couloir, il y avait des loques humaines de tout âge. J’ai vu des hommes et des femmes, des enfants et des vieillards, des anciens maquisards de la guerre de libération nationale. On entendait toutes sortes de bruits : des aboiements de chiens et des chansons de raï, des cris de suppliciés et les appels au secours des femmes. Les loques humaines étaient traînées sur le sol par les tortionnaires et jetées dans les cellules après une séance bien dosée de torture. Chacun attendait son tour. J’ai vu des visages et des corps brûlés au chalumeau, des corps ensanglantés, des hommes, des femmes, des enfants et de malheureux vieillards tous nus. Le centre de Châteauneuf était une véritable usine à broyer la personne humaine. Certains détenus extraits des cellules pour la salle de torture ne reviendront jamais. De temps à autre on entendait des coups de feu. Les jeunes séquestrés en déduisaient que la personne venait d’être exécutée sommairement. Durant mon « séjour » dans ce sinistre lieu, plus de vingt personnes tous âges confondus, ont ainsi perdu la vie de cette façon. Le lendemain de la signature du PV, mon geôlier vint ouvrir la cellule en me disant : « Allez, Canal +, nous allons faire une ballade ensemble. » J’étais pétrifié de peur. Je me suis dit c’est la fin, ils vont m’exécuter. On me fit sortir de la cellule et on me descendit dans la cour, près d’un fourgon, un J5 banalisé. Il était près de 14 heures. Où pouvaient-ils bien m’emmener. Pas au tribunal, car d’habitude c’est le matin que les malheureux suppliciés sont présentés au juge. Il ne restait pour moi que la forêt. Ils allaient certainement me jeter dans une forêt et me liquider physiquement. C’était devenu une obsession pour moi. De nombreux détenus m’avaient raconté que beaucoup de citoyens ont été liquidés ainsi. J’étais angoissé. Ma tête bourdonnait. Je tremblais intensément. L’un des tortionnaires après m’avoir mis les menottes derrière le dos et bandé les yeux me jeta à l’arrière du fourgon et à plat ventre. Le fourgon démarra en trombe et en moins de quelques minutes s’arrêta. L’un des civils armés qui était près de moi m’enleva mes menottes et le bandage sur mes yeux. Il ouvrit la porte du fourgon et me dit : « Dégage, Canal +. » Je ne savais plus quoi dire. Je n’ai pas voulu avancer. J’avais peur. L’un des hommes armés me dit : « Dégage, rentre chez toi, fils de… » Je n’en croyais pas mes yeux. Je me suis dis que dès que je ferais un pas en avant, ils allaient tirer sur moi et maquiller cela comme étant une tentative de fuite. Puis je me décidais à marcher par petits pas et à reculons. Les hommes armés montèrent dans leur véhicule en vociférant et en me lançant des grossièretés. Puis le fourgon s’éloigna. Je repris mes esprits et je prononçais à nouveau la chahada en louant Dieu de m’avoir gardé en vie après ce long cauchemar épouvantable. J’étais dans une impasse déserte où il n’y avait aucune habitation. Je refis le trajet inverse et je débouchais sur la grande route qui menait de Chevalley vers Bab-el-Oued. Je reconnu les lieux. J’étais à peine à une centaine de mètres du centre de torture de Châteauneuf. J’étais comme un malade mental sans traitement et sans logis. Mes habits étaient sales et déchirés. Mon corps crasseux dégageait une odeur qui ferait fuir les hyènes, ma barbe et mes cheveux étaient hirsutes. Un véritable clochard. Que faire ? Descendre ainsi jusqu’à mon domicile ? Que diront mes voisins et trouverais-je mon épouse à la maison ? Puis je me rappelais qu’un ami habitait dans les environs à quelques dizaines de mètres. Je me suis dirigé vers la villa et j’ai sonné. Le gardien m’ouvrit la porte et faillit tomber à la renverse en me reconnaissant. Il me fit rentrer dans le jardin et appela l’épouse de mon ami qui, lui était absent : « Venez, madame, vite, vite, Mohamed est toujours vivant ». L’épouse de mon ami était horrifiée en me voyant : « El Hamdou Lillah, tu es vivant, El Hamdou Lillah. » Elle m’emmena directement à la salle de bain pour prendre mon bain et me débarrasser de mes guenilles. Je me suis regardé dans le miroir. C’était invraisemblable. J’étais méconnaissable. Un monstre. Grâce à Dieu, mon épouse et mes enfants ne me verront pas dans cet état. Je me suis alors rasé rapidement, puis pris mon bain et mis les habits de mon ami. Je reprenais l’aspect d’être humain après avoir été réduit durant trente jours à l’état d’animal par mes propres « frères » algériens. Mon ami arriva entre-temps et s’effondra en larmes. Il avait cru que j’étais mort car la rumeur avait circulé après ma disparition durant trente jours que j’étais mort, exécuté sommairement. C’était la période où des dizaines de citoyens étaient liquidés physiquement et jetés dans les rues. Il m’emmena dans la salle de bains et me rasa à nouveau et me coupa les cheveux. Il s’occupa de moi comme un bébé. Grâce à Dieu, il n’y a pas seulement dans ce pays que des criminels, des tortionnaires et des corrompus. Il restait encore, malgré plus de trois décennies de gabegie, des hommes généreux et courageux. El Hamdou Lillah ! Son épouse nous prépara à manger et je pris contact alors avec mon frère au téléphone. Il ne me crut pas et faillit raccrocher. Il croyait qu’il s’agissait d’une plaisanterie de mauvais goût, étant persuadé que son frère était mort. Il était de mon devoir de rapporter ce témoignage à l’opinion publique nationale et internationale pour que les hommes et femmes de ce monde sachent ce qui se passe dans cette usine à broyer la personne humaine qu’est le centre de Châteauneuf. Benmerakchi Mohamed
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