Témoignage de Abderrahmane Mehdi Mosbah
Témoignage fait devant le tribunal de Paris lors du procès intenté par général Nezzar contre Habib Souaidia en juillet 2002
M. Stéphan, président.- Bonjour, Monsieur. Vos nom, prénom, âge et domicile ?
M. Mosbah.- Je m’appelle Mosbah, mon prénom est Abderrahmane. Je suis né le 23 octobre 1970, à Annaba, en Algérie. Je suis arrivé en France le 11 mai 1994 et j’ai obtenu mon statut de réfugié politique en France le 30 juin 1995. Depuis, je suis installé en France. Je ne suis pas retourné en Algérie. Je vis maritalement avec une femme française et je suis père d’un enfant français.
M. Stéphan, président.- Votre profession actuelle ?
M. Mosbah.- Je suis libéral, consultant dans le domaine du génie climatique dans le bâtiment.
M. Stéphan, président.- Votre domicile ?
M. Mosbah.- J’habite à Villiers-sur-Marne.
Le témoin prête serment.
M. Stéphan, président.- Merci, Monsieur. Me Bourdon, vous avez la parole pour interroger le témoin.
Me Bourdon.- M. Mosbah, vous avez fait l’objet à deux reprises d’arrestations en Algérie. Pourriez-vous indiquer au tribunal dans quelles conditions, à quelles dates vous avez été arrêté, détenu, bref, raconter votre histoire algérienne jusqu’à votre arrivée en France ?
M. Mosbah.- En 1991, je m’étais inscrit à l’Institut des études islamiques du Caroubier, qui dépend de l’Université d’Alger. C’était le début de la grande période d’affrontement entre ceux qui détenaient le pouvoir en Algérie — je n’appelle pas cela l’État algérien — et les islamistes, en particulier le FIS. Donc, j’étais inscrit à cette université. Bien sûr, l’Algérie était en phase de grande agitation. Entre-temps, de grandes rafles avaient été opérées par les services de sécurité algériens, aussi bien les militaires que la police et la Sécurité militaire.
En mars 1992, j’ai été pris dans une rafle à l’entrée de l’université. Nous étions onze étudiants à être pris dans cette rafle. On nous a mis dans les coffres des 505, bien sûr menottés, attachés, couchés dans les coffres. On nous a donné des coups de rangers, on nous a conduits au commissariat d’Hussein-Dey. On nous a emmenés au cachot, dans des cellules où l’on était plusieurs.
Puis, plusieurs policiers ont défilé pour nous tabasser avec leurs rangers, en nous traitant de terroristes et d’islamistes. Effectivement, il y avait plusieurs islamistes avec nous. Suite à quoi, l’un après l’autre, nous avons été conduits devant des policiers, moi-même j’ai été conduit devant deux policiers qui m’ont interrogé sur mes idées politiques et qui m’ont posé des questions précises, à savoir : « Est-ce que j’ai participé aux événements d’octobre 1988 et aux manifestations du FIS de juin 1991 ? » Et ils m’ont posé une autre question : « Qu’est-ce que je pensais du pouvoir en place et de l’arrivée de M. Boudiaf à la tête de ce pouvoir ? »
Quant à la première question, bien sûr, j’étais étudiant lycéen en 1988, j’avais dix-huit ans et, à cet âge, j’ai fait partie des manifestants, chose dont je tire fierté. J’ai déclaré qu’en 1991, je n’avais pas participé aux manifestations. En ce qui concerne mes opinions politiques, j’ai déclaré que je n’étais pas un islamiste, que j’étais contre le projet des islamistes. Cependant, bien sûr, j’ai plusieurs amis islamistes avec lesquels j’ai gardé amitié, des gens avec lesquels j’ai grandi et des gens qui étaient avec moi pendant les manifestations d’octobre 1988.
L’Algérie s’était ouverte à une grande phase de démocratie où toutes les opinions pouvaient s’exprimer. Cette phase de démocratie n’était pas venue sans rien du tout. Bien sûr, nos parents, nous-mêmes, avions milité et étions présents sur le terrain pour qu’on puisse acquérir, comme tout peuple qui se respecte, le droit de s’exprimer.
J’avais déclaré que, produire un discours qui prétend défendre la démocratie, et venir ensuite installer un président à la tête du pouvoir sans rien demander au peuple, pour moi, c’était le comble, le comble de ce que l’on pouvait nous faire subir. Si je parlais ainsi et j’osais m’exprimer, c’est parce que je suis fils d’un haut magistrat algérien : mon père était alors avocat général à la Cour suprême d’Alger, l’équivalent de la Cour de Cassation en France. Mon père était un indépendantiste algérien, militant de la première heure, né en 1920. Il avait suivi tous les cheminements de l’Étoile nord-africaine jusqu’au Parti du peuple algérien et au Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques. Deux de mes oncles sont morts à la fleur de l’âge pour que vive l’Algérie libre et indépendante. Bien sûr, ils avaient fait partie des premiers combattants de 1954 et, bien sûr, pas de ceux qui ont rejoint l’ALN à la dernière heure, à l’instar de ce monsieur. (Il pointe du doigt le général Nezzar.)
Mouvements divers…
M. Mosbah.- J’avais cette fièvre de vouloir m’exprimer, j’avais dit non à Boudiaf et, à cet instant, on avait rempli un papier et on a dit : « C’est fini pour toi. » Les deux policiers se sont regardés et se sont fait un clin d’œil. J’ai fait allusion à mon père, à son poste et à d’autres personnes proches de ma famille, des hauts gradés dans l’armée algérienne avec des postes importants… À cette époque-là, je pensais que le fait de pouvoir les citer allait me sortir de cette phase, mais ce n’était pas le cas. Ce n’était pas le cas ! Après avoir parlé de mon père, après avoir parlé d’autres personnes influentes, les policiers m’ont dit : « Rien à faire, mon vieux, nous, on a des ordres. »
J’ai été conduit au cachot et, en fin d’après-midi, on nous a conduits dans un centre de la Garde républicaine, ce que l’on appelle El Harass El Djoumhouri — moi, je n’appelle pas cela une Garde républicaine… Ils nous ont conduits au centre qui s’appelle Les Dunes, au bord de la mer. On nous a mis dans un hangar, ils appelaient cela un « centre de transit ». Si, Messieurs, cela peut vous rappeler quelque chose pendant l’histoire de la République française, ils appelaient cela un « centre de transit ». Bien sûr, on était plusieurs dans ce centre de transit. C’était un hangar en bardage métallique, sans la moindre isolation. On était en plein hiver, il faisait très froid. À l’intérieur, il y avait des sortes de box en grillage métallique, des box à chevaux, parce que la Garde républicaine a des chevaux, elle défile avec des chevaux, etc. C’était des box à chevaux et on était couchés à même le sol avec des couvertures seulement. On avait droit à ce luxe !
C’était Ramadan, le début du mois de jeûne. Le soir, on avait droit à un maigre repas pour couper le jeûne. Mais là n’était pas vraiment le problème. Les conditions étaient atroces, on était obligés d’attendre pour aller aux toilettes. Les toilettes étaient des sortes de cabines en bois posées au-dessus de tranchées. C’était cela les conditions hygiéniques.
Nous sommes restés là une semaine et j’ai vu ce centre se remplir petit à petit. On était plusieurs centaines, là-dedans. Il y avait, à côté de moi, un joueur algérien de football connu. Il avait participé à la fameuse victoire de l’équipe algérienne contre l’Allemagne, il s’appelait Salah Assad. C’était un islamiste qui se déclarait tel. On faisait une sorte de pelote, de ballon, qu’on confectionnait avec des petits chiffons pour jouer… Salah Assad avait sa couche à côté de moi, il ne pouvait pas bouger… Il m’a dit qu’il avait été torturé. Ils l’ont fait s’asseoir sur une bouteille, donc il avait un problème à l’anus, au colon, et il ne pouvait pas s’asseoir. Deux positions seulement lui étaient possibles : debout et couché.
Un beau jour, après sept jours passés dans ces conditions, nous avons entendu arriver des camions et le bruit des chaînes. Des militaires nous ont enchaînés par groupe de sept à neuf et ils nous ont mis à l’intérieur de ces camions. Nous étions couchés, couchés à même le sol de ce camion. Il y avait des militaires avec nous qui, eux, étaient assis sur les bancs de sorte que les personnes à l’extérieur pouvaient voir ces militaires qui nous surveillaient, mais nous, bien que là, avions disparus…
Plus tard, mon père, qui était assez influent et qui connaissait des personnes influentes, m’a raconté qu’il avait fait le nécessaire, il avait tout fait pour me retrouver. Rien à faire ! C’était des ordres bloqués qui venaient de très haut. Rien à faire ! Il avait — je ne citerai pas de noms, bien sûr, parce que l’Algérie malheureusement est encore sous le joug de ces mêmes personnes qui ont commis ces crimes — fait le nécessaire, mon père. Mais rien à faire !
Je me suis donc retrouvé à l’intérieur de ce camion, on nous a emmenés à Boufarik, non loin de Blida, à environ 30 ou 40 kilomètres d’Alger. Boufarik est un aéroport militaire. Il fallait voir la garnison qu’il y avait là-dedans, c’était incroyable, je n’ai jamais vu cela ! Pourtant, je connais des gens dans l’armée, je connaissais les casernes, je suis allé à l’intérieur des casernes… Je n’ai jamais vu cela ! C’était génial ! C’était de la science-fiction ! Il y en avait partout ! Des militaires ! Il fallait voir cela… !
Toujours est-il que nous étions dans des conditions pas possibles ! J’ai vu des hommes pleurer. J’ai vu des hommes grands et forts pleurer. Pourquoi pleuraient-ils ? Parce qu’on partait vers une destination inconnue et moi, j’étais jeune, j’avais gardé un peu de sang-froid et je pouvais peut-être espérer que ma famille puisse faire un geste pour moi, qu’elle puisse me sortir de là. D’autres avaient laissé femmes et enfants. Ils ne savaient pas qui viendrait leur apporter à manger ce soir-là. Il y avait des gens qu’on avait ramenés avec leur couffin du marché, ils avaient encore leur couffin.
Bien sûr, à la fin, les couffins étaient vides parce qu’on avait mangé tout ce que l’on y avait trouvé. J’ai vu un monsieur avec des cages d’oiseaux, il vendait des oiseaux au marché : on l’a ramené, mais on lui a laissé ses oiseaux ; je ne sais pas pourquoi, mais on lui a laissé ses oiseaux. Il était bien plus éclairé que ces gens-là : il les a libérés, parce qu’il ne savait pas où il allait lui-même…
On était dans ces conditions. Je ne sais pas dans quel pays j’étais, parce que je ne pensais pas que cela m’arriverait, à moi… Les autres, on entend des choses, mais bon… Je fais partie d’une famille qui s’en sortait pas mal. Avec mes frères et sœurs universitaires qui s’en sortaient pas mal, avec les liens avec les gens au pouvoir, on arrivait à s’en sortir, tranquille… Paf ! Moi, j’étais tombé dans le trou et je me suis retrouvé très bas avec le peuple, ce que ces gens-là (il désigne M. Nezzar) appellent le petit peuple, le bas peuple.
Nous avons été emmenés dans des avions militaires et, à ce moment-là, j’étais très malade, j’avais la diarrhée — excusez-moi —, on m’a emmené sur la pelouse de la piste d’atterrissage et c’était là qu’il fallait faire ses besoins. J’étais très malade dans l’avion, très malade. On arrive à El-Ménéa, dans le sud algérien, ex-El-Goléa. C’était la première fois que je voyais le désert. On survolait une mer de sable… Excusez-moi, je fais appel à ma mémoire parce que cela fait dix ans, quand même, c’est le tiers de la vie… Je fais appel à ma mémoire pour essayer de retrouver toutes ces images.
On arrive dans le sud algérien, M. le président, à El-Ménéa, dans un aéroport. Ils appelaient cela : semi-militaire (on pouvait l’utiliser pour les touristes et aussi pour les militaires). Et ils nous ont amenés dans un camp de concentration. Le camp de concentration se situait à l’intérieur de la caserne de El-Ménéa : dans la cour, il y avait des tentes entassées.
Je ne vous dis pas, dans un endroit où il peut faire 50° à l’ombre, dans quelles conditions nous étions. Mais nous étions encore en hiver et là, dans le désert, il y a un contraste de température qui fait que, l’hiver, il fait très froid. Je n’ai jamais eu aussi froid de ma vie ! On a passé des moments atroces… Il y avait parfois des tempêtes de sable qui soufflaient sur nous, qui arrachaient la tente et à plusieurs il fallait la retenir. Des fois, on mangeait sous cette tente : on pouvait sortir sa main, on ne la voyait pas. On mangeait et la moitié de ce qu’on mangeait était du sable. On était comme des bêtes, vous savez, on était des animaux. Un seul nerf nous retenait à la vie, certains appellent cela lutte pour la survie. On ne savait pas, c’était automatique : on luttait, on s’accrochait à cette vie…
On a passé des moments très, très durs, et le camp s’est rempli. On était des centaines là-dedans. La Croix-Rouge est venue pour nous rendre visite. Bien sûr, pendant les trois jours où la Croix-Rouge était en visite, nous avons eu droit à tous les luxes possibles. On nous a même apporté de la limonade, il ne fallait pas s’en priver, bien sûr. On n’allait pas dire : « Messieurs, on refuse parce qu’on proteste. » Toujours est-il qu’on nous a transférés plus tard à Ouargla, parce que la Croix-Rouge a dit : « Arrêtez, c’est un peu trop, ce camp ne répond pas aux conditions sanitaires. »
Je suis parti à Ouargla, ce n’était pas mieux. C’était une prison militaire avec un mur de sept mètres. Quand vous arrivez devant cette prison, vous dites : « J’ai vu cela dans quel film, mon Dieu ? » Et vous rentrez là-dedans… Il y a sept portes pour arriver à l’intérieur… sept portes !
Je ne savais plus qui j’étais ! Mais, moi, je n’ai jamais été armé ! Je n’ai même pas fait l’armée ! J’ai un casier judiciaire plus blanc que le front de cet homme, que les cheveux de cet homme, excusez-moi ! Je n’ai jamais fait de mal à personne. Je ne veux, de ma vie, jamais faire de mal à personne. On était traités comme la pire espèce, c’est-à-dire que les moyens déployés étaient des moyens qui attestaient de la terreur de ce régime dans lequel on vivait, ce régime qui, à un moment, s’est trouvé déstabilisé, comme en octobre 1988 et comme avec le FIS. Parce que le FIS, c’est quoi, après tout ? C’est comme les pierres qu’on a jetées sur le pouvoir en octobre 1988.
Des amis qui s’étaient engagés dans le FIS ne savaient même pas ce qu’ils faisaient. Ils allaient dans ce que l’on appelle des halakat, c’est-à-dire des cercles islamiques, où ils apprenaient ; mais ce qui les intéressait là-dedans, c’est le fait que ça faisait peur à ce pouvoir, à ce despote qui était assis là depuis trente ans, qui bloquait tout espoir dans ce pays. Ces jeunes-là n’étaient pas comme moi. Eux n’avaient pas d’espoir, ils ont vu leur père, leur frère, tout le monde sans espoir. Par contre, ils ont vu les fils de ces gens-là et ils les ont vus avec tout un avenir, avec cette corruption, cette corruption cruelle, brutale qu’ils étalaient. Et c’était ma génération, c’était la génération de la révolte. Je n’appelle pas cela une révolution. C’était la révolte et la révolte avec tout ce que cela engendre… Bien sûr avec des organisations, etc.
Toujours est-il que nous sommes partis à Ouargla. C’était une prison militaire et on était 3 500. Ici, on parle de 15 000 déportés, je ne sais pas comment ils ont fait pour les compter : on était 3 500 dans ce centre et il y en avait des dizaines en Algérie. On était nombreux, nombreux… Des fois, il faisait tellement chaud et j’étais tellement malade qu’un ami à moi, un voisin, Saïd — qui, plus tard, mourra les armes à la main —, m’emmenait dans les blocs, dans les cellules en béton (parce que comme il n’y avait pas de place, on était dans des tentes). Les cellules étaient pleines, elles étaient faites pour quatre personnes, mais il y en avait douze. Il m’emmenait là pour trouver un mètre carré me permettant de m’étaler sur le sol, tellement il faisait chaud à l’extérieur.
Pendant que j’étais dans cette prison, le président, la personne qui était à la tête de la présidence de ce pouvoir, M. Boudiaf, la personne affichée du pouvoir, a été assassinée. On s’est alors tout simplement vengé sur nous, prisonniers désarmés, sans armes. On s’est vengé sur nous. La même ration qu’on avait, c’est-à-dire une soupe avec rien du tout, des légumes, n’importe quoi et le peu de pain qu’on nous donnait ont été coupés en deux. Bien sûr, je vous épargne le détail des gens qui étaient tombés malades, comme des mouches, et qu’on emmenait à la porte de sortie pour essayer de les faire hospitaliser. Ils les ont rejetés ! Je vous épargne les détails, les détails, les détails !
Toujours est-il qu’il y a eu une émeute et cette émeute-là n’était pas une émeute politique, Monsieur. Même s’il y avait plein, plein, plein de prisonniers politiques, d’opinion, dans cette prison et plein de malheureux, comme moi, c’était une lutte pour manger parce qu’on nous avait même interdit les visites. Il y avait quelques visites de personnes qui venaient du Nord, de très loin avec des couffins remplis. Avec ces couffins on arrivait à tenir et on les partageait. « Les visites sont interdites, vous avez tué Boudiaf ! Les visites sont interdites, la ration est coupée en deux et vous allez crever comme ça. »
Il y a eu une émeute… La première porte a cédé : les gens étaient sur la porte et elle a cédé… J’ai vu les bérets rouges, c’est-à-dire la division blindée, prendre tout le mirador, le mur, et installer leur machine que l’on appelle la « machine à coudre ». Je ne savais pas quoi faire : parce que, dans une tente, vous ne pouvez pas courir pour aller vous cacher dans des blocs ; dans une tente, avec quoi se couvrir contre les balles prêtes à tuer du monde ? Je peux vous dire que dans notre camp de concentration, oui, on a tiré sur les gens. Ces gens-là, on ne les a jamais pris les armes à la main. On les a ramenés de chez eux, de la rue, dans les rafles, comme ça… Rien… Jamais jugés…
Il y avait, soi-disant, une commission… Comment on appelait cela ? Une « commission de recours », soi-disant. Mon père a cherché cette commission inexistante partout à Alger, il ne l’a jamais trouvée. Cette commission n’a jamais existé.
Alors, voilà les conditions, le début… Cela, c’est l’entrée, le plat de résistance n’est pas encore arrivé. Cela, ce n’est rien du tout. Moi, j’ai cru avoir tout vu dans ma vie après ça… Mon père est intervenu. Je suis sorti de là, j’ai fait partie des premiers qui sortaient. C’était les privilégiés, ceux qui avaient ce que l’on appelle les épaules larges.
« Passe », on sortait… Camion… Centre-ville… Dehors, il fallait se débrouiller. Heureusement que mon père m’avait rendu visite et m’avait donné un peu d’argent, parce que le premier avion pour Alger, je ne me souviens plus très bien, mais il ne partait pas le même jour. Il fallait attendre le lendemain ou le surlendemain. À cause de la police et de l’état d’urgence, on s’est dit : « On va à Ghardaïa, une ville très touristique. Il y a plein de vols et on va prendre un avion de là. On ne traîne pas parce que, s’ils nous prennent… » On avait ce qu’on appelait un bon de sortie : cet individu est autorisé à rentrer chez lui à telle adresse, etc. Voilà…
La Constitution en Algérie… La Constitution pour laquelle j’étais dans la rue en octobre 1988, la Constitution de 1989 arrachée par le sang de dizaines et de centaines de jeunes — ces morts dont ce monsieur a reconnu qu’il était coupable… —, cette Constitution nous donnait le droit d’aller et venir dans notre pays. Ce pays pour lequel mes oncles sont morts, pour lequel mon père a milité et pour lequel cet homme-là n’a jamais milité, sauf peut-être dans les écoles militaires françaises et l’armée française qu’il a quittées en 1958 pour rejoindre les frontières, quand l’ALN a été décimée.
On pouvait donc rentrer chez nous. Je suis rentré chez moi, je n’ai pas chipoté, je suis rentré chez moi, j’ai pris l’avion de Ghardaïa. J’ai payé le billet cash, j’ai pris l’avion, j’ai pris le taxi, je suis rentré chez moi. Ma mère m’a vu, elle est tombée… Elle ne me reconnaissait pas, elle est tombée, j’étais un homme cadavérique, comme si je sortais d’Auschwitz. Mais non, j’avais été à quelques centaines de kilomètres du Sud de la France, en Algérie. C’est là ! L’Algérie… le gouvernement algérien qui a une représentation diplomatique en France et dont le président vient s’exprimer devant le Parlement ! Toujours est-il que, dans cette Algérie, j’ai subi cela. Je suis rentré… Il ne faut pas de problèmes… C’est fini pour toi, mon fils, c’est bon… !
Alger, c’était : on tue, on tue, le premier qui tue l’autre… Certains islamistes ont pris les armes, ont choisi la voix des armes et ils tuaient. Par contre, les militaires eux, pour une personne morte, ils en tuaient dix. Pour preuve : plus tard, en 1994, pour un officier tué en bas de chez moi, onze personnes ont été assassinées. Ces personnes étaient désarmées, menottées, elles ont été attachées comme des lapins sur une place et ont été assassinées par des militaires. Mon père avait écrit à Amnesty International un témoignage sur cette exécution sommaire, qui a été reproduit dans des rapports d’Amnesty International.
Je suis parti à Constantine pour changer un peu d’air et, début 1993, je suis revenu à Alger. Ils sont revenus me chercher parce qu’ordre a été donné — un haut gradé de la Sécurité militaire, un proche de la famille, nous l’avait déclaré —, ordre avait été donné de prendre tous les gens qui avaient fait les camps de concentration. Donc, il n’avait pas suffi qu’ils nous emmènent dans ces camps de concentration !
On avait appelé cela l’école du terrorisme. Sortant de là… Dans la justice vous connaissez le problème de récidive ! Les gens qui vont en prison, est-ce bien de les mettre en prison quand ils n’ont rien fait ? C’est vrai que ces camps de concentration ont servi… Certains ont dit : « Attends, moi on m’a pris une fois pour rien, je devais goûter à l’enfer du désert, la prochaine fois, on ne me prendra pas, ou on me prendra les armes à la main. » Certains ont dit cela, mais pas tous, une certaine minorité.
Toute cette jeunesse qui a été prise dans les rafles, qu’elle soit pour ou contre les islamistes ! Moi-même, je ne suis pas communiste, mais j’ai connu un communiste qui était avec moi dans le camp de concentration, qui avait été emprisonné parce qu’on n’avait pas trouvé son frère islamiste. J’ai connu des gens pris comme ça, parce qu’ils étaient dans la foule et qu’il y avait un ou deux barbus… Tout le monde était concerné. Des quartiers comme Bab-El-Oued, Les Eucalyptus, des quartiers populaires, ont beaucoup souffert, parce qu’on arrêtait, on arrêtait… C’était des quartiers qui avaient massivement voté pour le FIS.
Et bien sûr, on vient me chercher… J’ai vu les voitures de la gendarmerie se garer en bas de chez moi… La première chose à faire : j’ai eu le réflexe de prendre mon agenda, et ce n’était pas un agenda de terroriste, de Ben Laden, de X ou Y, c’était un agenda dans lequel il y avait le nom de mes copains et celui de mes copines. Je n’avais pas peur pour mes copines, mais pour mes copains. Vous comprendrez pourquoi : tout simplement, avec un agenda, j’avais peur qu’on torture des gens, comme ça, avec les noms des copains.
J’ai déchiré cela dans les toilettes, j’ai tiré la chasse et j’ai pris ma veste et ma carte d’identité. J’ai ouvert et ils m’ont dit, comme on m’a cité ici : « Mosbah Abderrahmane. » J’ai dit : « C’est moi, présent. » J’ai donné ma carte… Menottes, et on m’a emmené. On m’a emmené, on m’a mis dans leur voiture, derrière, dans le panier à salade. On m’a emmené à une première gendarmerie dans des 4X4 Toyota…
Plus tard, des terroristes ou, disons, d’anciens détenus de cette gendarmerie, d’anciens détenus y ont mis des bombes : un camion bourré d’explosifs. J’ai appris cela plus tard, j’étais en France. Je comprends pourquoi ! Je ne justifie pas, je comprends.
J’arrive ! Le portail s’ouvre et on me sort de là. Puis, on m’a dit : « Chkoun taaraf ? [qui connais-tu ?], tu vas nous dire tous ceux que tu connais. » Vous savez, le réflexe, la première chose, c’est de mentir, de dire : « Je ne connais personne. » Bien sûr, il y avait des islamistes, c’était l’Algérie de la débandade… Il y avait des islamistes qui partaient et qui décidaient… Il y en avait qui étaient torturés, notamment Saïd qui était avec moi dans les camps.
Avant, Saïd avait été pris au commissariat central d’Alger, torturé pendant treize jours. J’ai été le voir dès sa sortie. Ma sœur, qui est avocate, et mon père se sont démenés auprès du commissaire pour lui expliquer que ce petit bonhomme n’avait rien fait et pour le sortir de là. Saïd, après ça m’a dit : « Écoute, je ne te souhaite pas ça. Ton nom, je ne l’ai pas donné, j’ai donné d’autres noms… Ton nom, je ne l’ai pas donné, mais je ne te souhaite pas ça et je te conseille quelque chose. Si tu montes au maquis, tu viens me voir, je suis avec Saïd Makhloufi… » — c’était un responsable qui s’appelait Saïd Makhloufi, très connu, c’était un islamiste du FIS, un ancien officier. Il m’a dit : « Tu viens me voir, tu viens à l’AIS, tu ne vas pas avec le GIA… » Il connaissait très bien Chérif Gousmi et Djamel Zitouni que moi-même j’ai rencontré plusieurs fois avant ces événements-là, parce qu’il était voisin de mon quartier. Il connaissait très bien ces gens-là et il m’a dit : « Ne vas pas avec Djamel Zitouni, ne vas pas avec le GIA. » Il m’a dit : « Ce n’est pas normal, ils ont des armes et ils ont eu des armes trop rapidement. »
Quand je suis rentré à la gendarmerie, je me suis dit : si j’attrape Saïd, je l’égorge. Je savais ce qui m’attendait et je me suis dit que si c’était vraiment quelqu’un qui pensait à moi, il m’aurait pris avec un flingue pointé sur la tête et il m’aurait emmené au maquis. Quand je suis rentré à la salle de torture, ils étaient onze pour un petit bonhomme comme moi, désarmé, sans armes. Ils étaient onze !
Vous savez, M. le président, j’ai passé six ans de psychothérapie avec une dame merveilleuse, ici en France, qui s’appelle Hélène Jaffé. Je la remercie de pouvoir parler aujourd’hui devant vous. Avant, je ne pouvais pas ouvrir mon bec. Comme tous les Algériens, j’avais le bec bouclé.
Je peux vous dire une chose, cela fait huit ans que je suis en exil et il y a quelque temps j’ai demandé à ma famille de revenir. Ils ont contacté la Sécurité militaire, un officier de la Sécurité militaire en Algérie… J’ai dit : « J’ai arrêté toute politique ; au début, j’ai milité dans les droits de l’homme, ici en France, mais maintenant, non, c’est bon, je retourne chez moi ! » Mais là… Ce monsieur qui m’a appelé, là (il désigne Habib Souaïdia), lui ne le sait pas. On a fait appel à moi et j’ai dit : je vais parler pour Saïd, je vais parler pour Yacine qui, lui, est mort à la prison de Serkadji, où il y a eu un massacre, où cent personnes ont été exécutées comme des bêtes . Sa mère est allée l’identifier, elle ne l’a pas reconnu parce qu’ils ont été massacrés au napalm dans la prison…
Quand je suis rentré dans cette salle de torture, il y avait onze personnes, dont deux personnes de la Sécurité militaire. Bien sûr, vous vous demandez comment je les ai reconnus. Mais quand on est algérien, on les sent ces gens-là, ils avaient des lunettes Ray Ban noires. Ils ne touchaient pas à la bête, ils étaient là, leur présence suffisait pour diriger non pas les débats mais les ébats. Ces gens qui m’ont torturé, je serais prêt à les reconnaître, ils n’étaient pas cagoulés comme d’autres l’ont fait plus tard, ils n’étaient pas cagoulés.
Le chef de la gendarmerie, le brigadier m’a dit : « Déshabille-toi ! » Je me suis exécuté. J’allais vers la mort, je ne sais pas mais j’y allais, ce n’est pas cela qui allait me retenir, cela ne servait à rien. Il fallait goûter à la chose, elle était là. Je me suis donc exécuté. Je n’ai pas enlevé mon pantalon parce que je n’avais pas de slip ; j’avais des irritations à cause des élastiques et je ne mettais pas de slip. J’avais un pantalon, un jean, sans slip dessous. Il m’a dit : « Tu enlèves tout, sinon je vais le faire. » J’ai dit : « Je ne peux pas, je n’ai pas de slip, parce que je ne peux pas mettre de slip. » Il a dit : « Vous voyez, c’est un islamiste, ils sont tous pareils, ils ne mettent pas de slip. » Quand j’ai enlevé mon jean — ce n’était pas un Lévi-Strauss, mais un jean de marque qui s’appelait Complice —, il a dit : « Complice ! »
Et puis ils m’ont mis par terre, menotté, mains derrière le dos, serré très fort, menottes aux pieds. Ils m’ont couché. Ils se sont mis à plusieurs sur moi. Il y avait les menottes qui me rentraient dans la chair, dans l’os. Ils se sont mis à plusieurs. Le chef de la gendarmerie — ce n’était pas un subordonné, c’était le chef, le brigadier — m’a mis le chiffon… Voilà la fameuse scène du chiffon… Il me l’a introduit dans le bec ouvert, et avec une bouteille, ils l’ont glissé. Là, vous avez une boule, un chiffon qui prend l’eau, qui se remplit et qui laisse passer, passer, passer… Au bout d’un moment, cela vous rentre dans les narines et vous coulez, cela rentre dans les poumons, partout, et vous coulez. C’est la même sensation que lorsque vous coulez. Quand j’étais gamin, une fois, il est arrivé que j’ai failli couler. C’était la même sensation. Vous coulez.
À un moment, je ne voyais plus rien, c’était le noir, un rideau noir s’était abattu sur moi. C’est comme si on m’avait enfermé dans un sac en plastique noir. J’étouffais, je me débattais comme un chien, je cherchais quelque chose, je cherchais quelque chose, je cherchais à passer de l’autre côté… Je cherchais la mort. C’était un moment extrême où la seule chose qui pouvait me sortir de cette souffrance, de cette douleur inimaginable — je ne peux pas vous décrire cette chose atroce —, la seule chose, c’était la mort.
À un moment, on vous enlève cela et vous revenez, vous revenez et vous vous débattez. Mais vous êtes lié, vous ne voyez rien, vous avez l’impression que cela va dans tous les sens. La douleur, n’en parlons pas, c’est incroyable… Et plusieurs fois cette chose-là… jusqu’à l’évanouissement.
Et puis ils m’ont réanimé. Bien sûr, je commençais à donner des noms, mais ma tête n’était pas présente pour donner des noms, parce que ces idiots, ces gens abjects, même dans la chose la plus abjecte, la torture, j’ai eu l’intime conviction qu’ils ne savaient pas faire. S’ils avaient su faire, peut-être en respirant… Voilà, vas-y donne tout ce que tu peux, respire, donne tout ce que tu peux, tu t’en fous, ce n’est pas ton problème, ce n’est pas ta vie, le FIS, etc., ce n’est pas ton truc… Mais ils ne vous laissent pas le temps, tout simplement. Ce n’est pas une question de courage. Le courage, ce que j’appelle un mécanisme, vient après, quand vous vous dites : tout cela pour rien ! Je vais les tuer, je vais les tuer… Pourvu que je sorte… Je sors, je les tue…
Et plusieurs fois cette scène du chiffon. Je suis resté quarante jours dans ce poste où j’étais dans un cachot, à l’isolement, dans le noir absolu. Je suis resté trois jours entiers sans boire, sans manger. Je déféquais dans un coin de la cellule et j’étais amené à boire mon urine.
Et puis on revenait me prendre pour encore me torturer avec cette histoire de chiffon. Je vous épargne les détails des coups de massue, des coups de bâton, etc. J’ai appris que j’étais resté quarante jours. J’avais un infime esprit qui me guidait et je comptais les jours. Je savais qu’un jour passait quand le matin il y avait un bruit spécial, quand le grand portail de la gendarmerie s’ouvrait. C’était cela un jour et je mettais une croix sur le mur de la cellule.
J’ai compté trente jours, j’en étais persuadé, mais on m’a dit que j’avais été là quarante jours. C’est vrai, entre ma date d’entrée et ma date de sortie, c’était quarante jours. Il y a dix jours qui sont perdus de ma mémoire. Je me souviens d’un vague vertige, c’est tout. J’ai cherché si j’avais été piqué, s’ils m’avaient mis un produit. Rien du tout… Je ne me souviens pas. Il y a dix jours que cet homme-là me doit. (Il regarde Nezzar, les yeux dans les yeux, et le montre du doigt.) Parce que c’est lui qui a dirigé toute cette chose atroce. C’est lui qui a ordonné cette chose atroce. C’est rien dix jours quand il y a 200 000 morts en Algérie, mais pour moi c’est important. Je ne veux pas d’argent, je veux savoir ce qu’ils m’ont fait pendant ces dix jours. Je veux savoir, c’est le fait de ne pas savoir qui me torture.
Je sais qu’on m’a sodomisé, je sais qu’on m’a introduit un bâton dans l’anus. Je sais que j’ai crié : « Maman ! Putain !… » Parce que quand une mère vous met au monde, pour ça ! Vous savez, je n’ai jamais cru que je pourrais espérer avoir un enfant… Faire l’amour, je ne sais pas vraiment faire parce que je ne sais plus, cela fait partie de ces séquelles. Je n’ai jamais cru que j’allais vivre parce que j’ai vu la face négative de ce monde, comme un cliché.
Ces gens-là, ils sont nuisibles pour l’environnement humain, il faut les isoler, il faut les soigner. Je ne dis pas qu’il faut leur faire ce qu’ils m’ont fait.
Dans la salle.- Il faut les tuer !
M. Mosbah.- Non Monsieur, je suis contre le crime, je ne dis pas comme ont dit ces personnes. Je dis que pour combattre la barbarie, on ne peut pas user des mêmes armes que la barbarie.
Me Bourdon.- Quelques mots, vous avez accepté de témoigner…
M. Mosbah.- Je ne parle pas pour moi, c’est fini, je parle pour les gens qui sont morts pour rien. Saïd, quand il a pris les armes, ce gamin, il ne voulait plus être torturé. Moi, je vais vous dire, j’ai eu la chance d’avoir un père qui m’a mis le visa dans la main. Je suis arrivé en France et j’ai subi une ablation de la vésicule biliaire et une opération sur le colon. Aujourd’hui, je souffre encore de vertiges. Mais j’ai eu cette chance que lui n’a pas eu et si moi, je n’étais pas venu en France, j’aurais pris les armes moi aussi… Je remercie la République qui m’a ouvert sa porte quand j’ai frappé à sa porte. Mon père m’a appris la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen où il est dit : « Nul ne sera torturé. » La République m’a ouvert ses portes et je remercie la République.
M. Stéphan, président.- Merci. Avez-vous d’autres questions ?
Me Bourdon.- Ultime question pour ce qui me concerne : M. Mosbah, pourquoi est-ce que vous acceptez de témoigner pour M. Souaïdia ?
M. Mosbah.- Maître, vous êtes français. Vous savez, c’est dur de naître algérien et avec ces gens-là qui détiennent l’Algérie, c’est très dur, c’est un supplice. Je témoigne pour cet homme, même si je n’ai pas peur pour lui, pour le principe. Je voulais revenir, mon père a quatre-vingt-deux ans, bientôt il passera l’arme à gauche et c’est pour cela que je veux rentrer en Algérie… Je ne vais pas voir mon père mourir, je ne vais pas l’enterrer !
Je viens témoigner pour l’honneur de cet homme, cet homme qui a osé affronter ce qu’on lui a fait faire. Il aurait pu être mon tortionnaire. Pour ma part, je lui pardonne parce qu’il a eu le courage d’affronter son passé et il a eu le courage de dire ce qui pour un être humain est répréhensible.
Il a eu le courage de dénoncer, non pas peut-être pour les gens qui ont déjà subi, pour les gens qui en sont morts, mais pour les milliers de disparus, qui sont encore disparus en Algérie, c’est-à-dire dans les cachots, les gens qu’on continue à prendre. Dernièrement, un des témoins de cette fameuse plainte a eu son fils kidnappé par la Sécurité militaire. Moi-même, j’ai eu des membres de ma famille… Je le fais pour tous ces gens-là parce que l’ignominie continue et on n’oserait pas croire que ce qui s’est passé ici, avec un certain Hitler, continue à se passer partout dans le monde.
Bien sûr, l’Algérie… On n’est pas la maison Vivendi, on n’a pas des actions qui intéressent le monde, on est un petit pays… Mais je peux dire que malheureusement l’Algérie a été pour la France ce que le Chili a été pour les États-Unis. Malheureusement, ces gens ont bénéficié de milliers d’intellectuels parce que c’est un régime corrompu et corrupteur. En Algérie, pour s’en sortir, si on n’a pas des entrées on ne peut pas avoir de logements, de travail… Ces gens ont défendu ce régime. Malheur pour eux, malheur pour les milliers de gens qui sont morts de façon inutile…
Le petit Saïd a pris les armes comme cela, pour se battre… Des gens sont devenus fous… Parce que quand vous sortez de là et que vous êtes prêt à tuer, vous êtes dans les mains de n’importe qui, qui vous fait faire n’importe quoi. Moi, j’étais prêt à tuer, je m’étais préparé à cela. Il m’est resté une infime lueur d’espoir, c’était la France. On me disait : « Tu vas partir en France. »
Et avant de venir, ils étaient encore venus me chercher, trois jours avant d’arriver en France ! On reprenait les gens qui étaient libérés… J’ai été jugé par la cour spéciale d’Alger, un tribunal d’exception dont les premières audiences ont été tenues avec des juges en cagoules et dont Me Vergès a su détailler comment ce tribunal d’exception a été copié sur les tribunaux d’exception qui étaient instaurés en France pendant la deuxième guerre . J’ai été jugé par ce tribunal d’exception qui a été créé avec la signature de cet homme, qui faisait partie du HCE à l’époque, une présidence collégiale !
Donc je témoigne pour les autres, pas pour moi. Et même si on me dit « attention, tu mets en danger ta famille », j’ai déjà mis en danger ma famille. Je n’en parlerai pas, ce n’est pas l’objet de ma présence. On me dit inconscient, mais je vais dire une chose : quand on a vu ce qu’on a vu, et quand un homme comme cela ose en parler, je suis choqué, profondément choqué de venir en tant que témoin de la défense et non pas en tant que témoin de la charge. Je suis choqué qu’en France, un pays où il y a près de deux cents ans un certain Victor Hugo s’étonnait que la torture se pratiquait encore dans son siècle, cet homme puisse être relâché après être venu ici, secrètement en France, plaider son innocence, blanchir je ne dis pas l’armée algérienne — il ne vient pas en porte-parole de l’armée algérienne —, mais blanchir ses compères, tous ces généraux, avoir une feuille de route pour les dix ans à venir ! Je suis profondément choqué.