Algérie :La machine de mort
Rapport établi par Algeria-Watch et Salah-Eddine Sidhoum, octobre 2003
Sommaire
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« Le pouvoir nest pas un moyen, il est une fin. [
] La persécution a pour objet la persécution. La torture a pour objet la torture. Le pouvoir a pour objet le pouvoir. « [Ce monde] est exactement lopposé des stupides utopies hédonistes quavaient imaginées les anciens réformateurs. Un monde de crainte, de trahison, de tourment. Un monde décraseurs et décrasés, un monde, qui, au fur et à mesure quil saffinera, deviendra plus impitoyable. Le progrès dans notre monde sera le progrès vers plus de souffrance. Lancienne civilisation prétendait être fondée sur lamour et la justice. La nôtre est fondée sur la haine. Dans notre monde, il ny aura pas dautres émotions que la crainte, la rage, le triomphe et lhumiliation. Nous détruirons tout le reste, tout. »
OBrien, tortionnaire et cadre dirigeant du Parti dOcéania, in George Orwell, 1984[1].
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Ce rapport, fruit denquêtes et de recueils de témoignages conduits depuis plusieurs années, est une première tentative de description des rouages de leffroyable « machine de mort », en large partie secrète, conçue et mise en uvre en Algérie depuis le coup dÉtat de janvier 1992, par une poignée dhommes, ceux que lon a appelés les généraux « janviéristes ». Pour conserver leur pouvoir et leurs fortunes nourries par la corruption, ces hommes les généraux Larbi Belkheir, Khaled Nezzar, Mohamed Lamari, Mohamed Médiène, Smaïl Lamari, Kamel Abderrahmane et quelques autres nont pas hésité à déchaîner contre leur peuple une répression sauvage, utilisant, à une échelle sans précédent dans lhistoire des guerres civiles de la seconde moitié du xxe siècle, les techniques de « guerre secrète » théorisées par certains officiers français au cours de la guerre dindépendance algérienne, de 1954 à 1962 : escadrons de la mort, torture systématique, enlèvements et disparitions, manipulation de la violence des opposants, désinformation et « action psychologique », etc.
Depuis des années, les organisations de défense des droits de lhomme, algériennes et internationales, disposaient déjà de centaines de témoignages de victimes de la torture, de familles de disparus ou de personnes exécutées sommairement, de milliers de noms de victimes. Ces témoignages permettaient dappréhender la dimension de la barbarie déclenchée avec ce que les autorités algériennes ont appelé la « lutte contre le terrorisme », de 1992 à ce jour : selon les sources, entre 150 000 et 200 000 morts, entre 7 000 et 20 000 disparus, des dizaines de milliers de torturés, plus dun million et demi de personnes déplacées, plus dun demi-million dexilés, des centaines de milliers dorphelins et dhandicapés.
Tous les observateurs de bonne foi savent donc, de longue date, que les graves violations des droits de lhomme commises par les services de sécurité ne relèvent pas de « dérapages » ou de « dépassements », comme la prétendu la petite minorité de politiques, journalistes et intellectuels tenants du pouvoir, qui ont apporté une légitimité idéologique à la politique d« éradication ». Une politique, il faut le souligner, qui na pu perdurer jusquà ce jour que grâce à la complicité dune partie de la communauté internationale, avec la France au premier rang : sans cette « bienveillance », lhorreur dans laquelle a sombré chaque jour un peu plus la majorité de la population algérienne naurait pu sétablir en mode de gestion de la société, balayant tous les acquis sociaux et imposant le diktat dune petite caste militaire uniquement soucieuse dassurer sa pérennité à coup de passe-droits, de chantage et de violences.
Dès 1994, en effet, la presse internationale a publié quelques témoignages courageux de membres des forces de lordre, policiers et militaires, qui, guidés par leur conscience, ne pouvaient plus cautionner la folie barbare dun quarteron de généraux. Mais ils ont vite été étouffés : une propagande bien orchestrée par la police politique algérienne (le DRS, ex-Sécurité militaire), secondée par certains milieux algériens et français barricadés dans des schémas simplistes, a réussi à faire croire à lopinion publique internationale que la guerre qui se déroulait à huis clos en Algérie relevait de la résistance des « démocrates » contre un « terrorisme islamiste barbare ».
Depuis 2000, sauf pour ceux qui ont délibérément choisi, quelles quen soient les raisons, de rester aveugles à lévidence, ce mensonge nest plus admissible. À la lumière de nouveaux témoignages émanant de lintérieur même du système de répression[2], il a bien fallu reconnaître que les violations commises par les services de sécurité étaient massives. Et quune partie de la violence attribuée aux islamistes a été en réalité planifiée et exécutée par le DRS. Cette manipulation de la violence islamiste a atteint son paroxysme au moment des grands massacres de 1997 et 1998. Ce qui, il faut le souligner avec force, ne disculpe en rien les islamistes qui se sont rendus coupables de crimes et de violences : quils aient ou non été manipulés, ces criminels devront, eux aussi, rendre des comptes un jour et être jugés. Mais à ce jour, faute de témoignages fiables et denquêtes indépendantes, il reste malheureusement très difficile détablir précisément leurs responsabilités cest notamment pour y parvenir que les organisations de défenses de droits de lhomme réclament depuis des années une commission denquête indépendante. En revanche, même si beaucoup reste à faire pour préciser les responsabilités, les informations recoupées et présentées dans ce rapport permettent dès aujourdhui daffirmer avec certitude que le petit groupe de généraux organisateurs de la violence dÉtat sest rendu coupable dexactions qui, au regard du droit international, relèvent de crimes contre lhumanité.
Cest ce dont ce rapport entend rendre compte, en proposant une première étude de lorganisation de cette « machine de mort » étude qui devra nécessairement être complétée ultérieurement. Nous avons choisi ici, en effet, de mettre dabord laccent sur la pratique généralisée de la torture, en la documentant de la façon la plus précise possible. Car, du fait de sa pratique « banalisée » par les forces de sécurité depuis 1962, elle est en quelque sorte au fondement de la folie meurtrière qui se déchaînera trente ans plus tard, caractérisée par le mépris absolu de la vie humaine et du corps des adversaires supposés (assimilés, quils soient islamistes ou non, à des « infra-humains »). Une folie qui prendra bien dautres formes, causant des dizaines de milliers de morts : exécutions extrajudiciaires de masse, généralisation des « disparitions », manipulation de la violence islamiste pour la réalisation de massacres de masse, etc[3]. Ces crimes sont caractéristiques dun terrorisme dÉtat très particulier, dessence totalitaire, conçu et mis en uvre par les hauts responsables de larmée et de la police politique.
Dans une première partie, nous expliquons la structure de lappareil répressif qui existait déjà en partie avant janvier 1992, et qui sera développé et « perfectionné » après cette date, au-delà de lentendement. La deuxième partie détaille les diverses formes de tortures employées, répertoriées grâce aux témoignages de victimes recueillis par le Dr Salah-Eddine Sidhoum, par Me Mahmoud Khélili ou publiés dans divers ouvrages[4]. La troisième partie est une synthèse des informations disponibles à ce jour sur les centres de détention secrets des forces de sécurité : dans pratiquement tous ces centres quil sagisse de ceux du DRS, des commissariats de police, des postes de gendarmerie ou de gardes communales , les détenus ont été systématiquement torturés et, très souvent, exécutés. Pour la première fois, est établie ici une liste (non exhaustive) dune centaine de ces centres ; et, pour les plus importants, sont présentées des informations précises sur les responsables de ces lieux, les chaînes de commandement dont ils dépendent et les pratiques qui y règnent.
Enfin, en annexe, on trouvera : a) un tableau (annexe n° 2) comportant trois cents cas de torturés, avec lindication des dates et lieux de leur détention, du corps de sécurité responsable, des formes de torture et des séquelles subies tableau permettant une vue densemble de ce phénomène ; b) une compilation de plus de cent témoignages (annexe n° 3) illustrant la monstruosité de ces pratiques et la souffrance endurée par les victimes.
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