Algérie: La machine de mort – 1ère partie
Algérie :La machine de mort
Rapport établi par Algeria-Watch et Salah-Eddine Sidhoum, octobre 2003
1. La création et lorganisation de la « machine de mort »Lorsque, dès le premier tour des élections législatives du 26 décembre 1991, la victoire du Front islamique du salut (FIS) fut annoncée, un petit groupe de généraux, soutenu par une partie de lélite francophone, a mis en application un plan préparé depuis plus dun an et destiné à faire barrage au mouvement islamiste. Le coup dÉtat du 11 janvier 1992 a été officiellement motivé par le caractère avéré ou supposé antidémocratique de ce mouvement. Mais de nombreux témoignages concordants attestent que la véritable motivation des putschistes qui sétaient assurés de la bienveillance des chancelleries occidentales avant dintervenir était leur crainte dêtre balayé du pouvoir et de devoir rendre des comptes à propos de la répression sauvage des émeutes doctobre 1988 et de la grève du FIS de juin 1991. La machine qui allait se mettre en branle utilisera et exploitera tous les rouages de lÉtat. Mais avant dassujettir la justice, ladministration et les médias, cest lappareil sécuritaire qui connut une nouvelle extension. Le cur de ce dispositif nous allons y revenir en détail était constitué des services secrets de larmée, la redoutable Sécurité militaire (SM), devenue DRS (Département de renseignement et de sécurité) en septembre 1990 et dirigée par le général Mohammed Médiène (dit « Toufik ») et son second, le chef de la DCE (Direction du contre-espionnage) Smaïl Lamari (dit « Smaïn »). Dès janvier 1992, le DRS chapeaute et coordonne toute la lutte « antiterroriste », en collaboration avec le général Mohamed Lamari, commandant des forces terrestres au sein de létat-major de lArmée nationale populaire (ANP). Désavoué en mars 1992 par le président Mohammed Boudiaf, Mohamed Lamari reviendra au premier plan après lassassinat de ce dernier en juin 1992 : le général-major Khaled Nezzar, ministre de la Défense, lélèvera en juillet au grade de général-major en lui assignant comme objectif dorganiser les « forces spéciales » de lANP au sein dune nouvelle structure appelée CCC/ALAS (Centre de conduite et de coordination des actions de lutte anti-subversive), communément appelée CLAS ; en juillet 1993, le général-major Mohamed Lamari sera nommé chef détat-major de lANP, poste quil occupe toujours à ce jour. Les troupes régulières de larmée seront elles aussi totalement impliquées dans cette guerre livrée par le commandement militaire à la population, mais dans des formes plus classiques : opérations de ratissages, bombardements, protection de sites sensibles, etc. La gendarmerie nationale, comme corps de larmée, sera elle aussi partie prenante dans cette tragédie les témoignages de torturés lattestent sans aucune ambiguïté , même sil faut relever que le commandement de la gendarmerie na pas toujours approuvé les méthodes « éradicatrices » des « janviéristes ». Les unités dintervention spéciale de la gendarmerie, les GIR (Groupes dintervention rapide), joueront le rôle le plus actif dans la répression, en particulier ceux de la région dAlger, le GIR 1 (localisé à Chéraga) et le GIR 2 (localisé à Réghaïa), spécialement chargés de réaliser des exécutions extrajudiciaires. Quant à la police (DGSN, Direction générale de la sûreté nationale), corps dépendant du ministre de lIntérieur et non pas de celui de la Défense, elle a été totalement assujettie à la stratégie de « guerre totale » et placée, dans les faits, sous la direction du DRS. Enfin, à partir du printemps 1994, ce dispositif répressif sera complété par des milices de civils (qualifiés de « patriotes »), placées officiellement sous la responsabilité du ministère de lIntérieur, et qui joueront au fil des années un rôle croissant dans le déploiement de la terreur contre les populations civiles. Le DRS, centre et moteur de la machine de mortLe DRS est donc le nouveau nom de la Sécurité militaire (SM), la police politique du régime depuis 1962. Après une première réorganisation en novembre 1987, la SM a été restructurée une nouvelle fois le 4 septembre 1990 (prenant le nom de DRS, conservé depuis lors mais la plupart des Algériens parlent toujours de la « SM »), à linitiative des généraux Larbi Belkheir (alors chef de cabinet du président Chadli Bendjedid) et Khaled Nezzar (alors ministre de la Défense). Alors que la principale dentre elles dépendait auparavant de la présidence de la République, lensemble des branches du DRS a été placé sous la responsabilité du ministre de la Défense le général-major Khaled Nezzar a occupé cette fonction du 25 juillet 1990 au 11 juillet 1993 ; lui succédera le général Liamine Zéroual, futur président de la République et ministre de la Défense jusquau 15 avril 1999 ; le président actuel, Abdelaziz Bouteflika, cumule également les deux fonctions. Depuis septembre 1990 et jusquà ce jour (octobre 2003), le DRS dont le siège est situé à Delly-Brahim, dans la banlieue ouest dAlger est dirigé par le général-major Mohamed Médiène, dit « Toufik ». Il est constitué de trois directions principales, dont deux disposent de centres de torture sinistrement renommés : la Direction du contre-espionnage (DCE), dirigée depuis septembre 1990 jusquà ce jour par le colonel (puis général) Smaïl Lamari, dit « Smaïn », issu de la SM (DCSA) ; et la Direction centrale de la sécurité de larmée (DCSA), dirigée depuis septembre 1990 à fin 1999 par le colonel (puis général) Kamel Abderrahmane (issu de larmée de terre ; il a été muté depuis à la tête de la 2e région militaire, à Oran). La Direction centrale de la sécurité de larmée (DCSA)De la DCSA dépendent le Centre principal militaire dinvestigation (CPMI) de Ben-Aknoun, dans la banlieue dAlger (dirigé de 1990 à 2001 par le colonel Athmane Tartag, dit « Bachir »[1]), ainsi que ses antennes dans les six régions militaires, les centres militaires dinvestigation (CMI, fusionnés à partir de mars 1993 avec les CRI de la DCE voir ci-après pour devenir les CTRI). Le CPMI, de 1990 au coup dÉtat de janvier 1992, a joué un rôle essentiel (en concurrence avec la DCE) dans la manipulation du FIS ; à partir de janvier 1992, il sera un des principaux centres de torture et de liquidation dopposants. Certains de ses éléments formeront aussi un escadron de la mort (connu selon certains comme « unité 192 »), chargé initialement de lélimination dofficiers « récalcitrants » et qui étendra plus tard, à partir du printemps 1993, son action à lélimination de civils « démocrates », dont la mort sera attribuée aux GIA (groupes islamiques armés). La Direction du contre-espionnage (DCE)Le siège de la DCE se trouve au « Centre Ghermoul ». Cest la DCE qui contrôle le Centre principal des opérations (CPO), localisé à Ben-Aknoun dans une caserne appelée « Centre Antar » et chargé des actions illégales du DRS (y compris, là aussi, la manipulation des groupes armés islamistes). Et, à partir de juin 1991, la DCE est également responsable, dans les faits, du Poste de commandement opérationnel (PCO, initialement appelé COB, Commandement des opérations de base), situé dabord à Aïn-Naâdja (siège du Commandement des forces terrestres), puis, à partir davril 1992, à la caserne de Châteauneuf : le PCO est chargé de coordonner laction du DRS, de la police et de la gendarmerie, de collecter des renseignements et de mener des actions de contre-insurrection pour le commandement. Par ailleurs, la DCE dispose de relais situés dans chacune des six régions militaires, les CRI (centres de recherche et dinvestigation), qui fusionneront en mars 1993 avec les CMI de la DCSA pour devenir les CTRI (centres territoriaux de recherche et dinvestigation). Les CTRI joueront un rôle majeur, surtout à partir de 1994, dans la manipulation des groupes armés islamistes contrôlés par le DRS et dans les arrestations, tortures et liquidations de dizaines de milliers de civils (dans des assassinats le plus souvent attribués aux islamistes, mais dont beaucoup figurent aujourdhui sur les listes de « disparus »). Les plus sinistrement célèbres sont ceux de Blida, de Constantine et dOran, sur lactivité desquels nous reviendrons. La Direction de la documentation et de la sécurité extérieure (DDSE)La troisième branche principale du DRS est la DDSE, dont la direction a été confiée le 4 septembre 1990 au général Saïdi Fodhil (issu de larmée de terre), dit « Abdelhamid ». En désaccord avec la sauvagerie de la répression, il sera démis de ses fonctions en juillet 1994 (à linstigation de Smaïl Lamari) pour être nommé commandant de la 4e région militaire ; il sera assassiné (dans un « accident de la route ») le 4 juin 1996. En 1994, il a été remplacé à la tête de la DDSE par le général Hassan Bendjelti, dit « Abderrazak » ou « Hassan Tetouan » ; ce dernier sera à son tour remplacé par le général Rachid Laalali, dit « Attafi », toujours en poste à ce jour. La DDSE, en principe, na pas été engagée dans la répression extrajudiciaire en Algérie même. Mais, à partir de lété 1994, sous le contrôle de fait du général Smaïl Lamari (chef de la DCE), ses agents à létranger ont été impliqués dans la surveillance et lintimidation des opposants exilés. Le Groupement dintervention spéciale (GIS)Le DRS dispose également dune unité dintervention (initialement composée de trois cents hommes environ), le Groupement dintervention spéciale (GIS), créé en 1987 sur le modèle du GIGN français. En 1992, le GIS était commandé par le commandant Hamou, remplacé en 1993 par le commandant Hamidou, lui-même remplacé en 1994 par le colonel Abdelkader Khemene. Les « ninjas » du GIS, vêtus duniformes noirs, joueront un rôle important dans la « lutte antiterroriste », leurs brigades dintervention étant installées dès 1992 dans plusieurs points névralgiques de lAlgérois. À partir de 1994, le GIS sera renforcé en intégrant des paracommandos spécialement formés. La police sous les ordres du DRSEn avril 1992, une nouvelle structure était créée à linitiative du général Larbi Belkheir (à lépoque ministre de lIntérieur, puis éminence grise avant de devenir conseiller du président Abdelaziz Bouteflika en 1999) : lOffice national de répression du banditisme (ONRB). Officiellement placé sous la direction de la police (Direction générale de la sécurité nationale, DGSN), lONRB a été basé dans la caserne de la police de Châteauneuf (qui est aussi une école de police), dans la banlieue ouest dAlger. LONRB était constitué dunités spéciales dintervention de la police (des « ninjas », portant un uniforme bleu) et de la gendarmerie, ainsi que déléments du GIS (Groupement dintervention spéciale), dépendant directement du DRS, qui étaient chargés notamment des opérations secrètes (création de faux maquis, infiltration de groupes armés, création de groupes comprenant de vrais islamistes mais dirigés pas des membres du GIS, etc.). Au même moment, en avril 1992, le PCO (Poste de commandement opérationnel, chargé comme on la vu de la coordination de laction répressive des différents services de « sécurité ») fut également transféré de Aïn-Naâdja à Châteauneuf et rattaché à la DGSN alors que, dans les faits, tous ces organismes étaient contrôlés par le DRS et agissaient sous la direction du chef de la DCE, le colonel Smaïl Lamari. Lobjectif, selon lex-colonel Samraoui, était notamment de faire croire à lopinion internationale « que la lutte contre lintégrisme islamique nétait pas menée par les services et par larmée, mais par la police[2] ». En réalité, comme le rapporte par ailleurs le « Mouvement des officiers libres » (MAOL), « toute personne arrêtée par les membres du PCO (police, gendarmerie et DRS) était interrogée par les éléments du DRS ; et principalement par les membres du Centre Antar détachés ou dépêchés sur les lieux de linterrogatoire, auquel pouvaient assister les éléments des autres forces. Cest ainsi que les éléments de Smaïn Lamari ont servi de professeurs de la terreur aux autres[3] ». Dailleurs, lONRB, dirigé par le commissaire Tahar Kraa, secondé par les commissaires Mohamed Issouli et Mohamed Ouaddah, dépendant donc en principe de Mhamed Tolba, le directeur général de la Sûreté nationale, sera dissous dans les faits trois mois après sa création (même si les appellations ONRB ou « brigades de répression du banditisme » continueront à être utilisées par la suite pour désigner le PCO et ses antennes). Tous ces commissaires continueront à « opérer » au PCO placé, jusquà ce jour, sous le contrôle direct du général Smaïn , recevant leurs ordres des généraux Toufik, Smaïn et Belkheir. Les forces spéciales de larmée organisées au sein du CCC/ALASLa disparition en juillet 1992 de lONRB coïncide avec le retour aux commandes du général Mohamed Lamari, chargé par le général-major Khaled Nezzar, ministre de la Défense, de mettre en place la nouvelle structure de « lutte contre le terrorisme », le « Centre de conduite et de coordination des actions de lutte anti-subversive » (CCC/ALAS, ou, en abrégé, CLAS), qui deviendra opérationnel en septembre 1992 (il était installé au siège du commandement des forces terrestres, à Aïn-Naâdja). Cette structure était composée dunités des « forces spéciales » de lANP et déléments du DRS. Au début, le CLAS regroupait trois régiments de parachutistes (le 4e et le 18e RAP, le 12e RPC), un bataillon de police militaire (le 90e BPM) et un régiment de reconnaissance (le 25e RR). Des éléments du Groupement dintervention rapide de la gendarmerie (GIR) et de la DCSA étaient également mobilisés pour encadrer les opérations de ratissage effectuées par ces « hommes de lombre ». Le CLAS était initialement placé sous la direction du général-major Mohamed Lamari, assisté notamment des colonels Brahim Fodhil Chérif, Amar Belkacemi et Hamana (après la nomination de Mohamed Lamari à la tête de létat-major de lANP en juillet 1993, la direction du CLAS sera confiée au général Saïd Bey ; nommé en mai 1994 à la tête de la 1re région militaire. En mars 1993, lorganisation territoriale du CLAS a été restructurée, avec la création de « secteurs opérationnels » couvrant plusieurs wilayate, dont chacun chapeautait localement la police, la gendarmerie, un détachement de lANP et plus tard des milices. Tous les services de sécurité devaient se plier aux ordres des « rambos » des unités du CLAS, qui agissaient dans le secret et dans limpunité totale. Les militaires des forces spéciales dépendant du CLAS travaillaient étroitement avec ceux du DRS. Certaines unités dépendaient conjointement de ces deux commandements. Dans chaque région militaire, les éléments des CTRI (dépendant du DRS) collaboraient étroitement avec ceux du CLAS, procédant ensemble à des ratissages, des arrestations, les interrogatoires et pratiquant la torture. Mais aussi, ils créèrent des escadrons de la mort, comme lOJAL (Organisation des jeunes Algériens libres, créé au CTRI de Blida fin 1993), dont la mission était de terroriser la population par la liquidation physique de dizaines de personnes. En 1992, au moment de la mise en place de la « machine à broyer lêtre humain », toutes ces forces chargées de répandre la terreur ne représentaient guère plus de 5 000 hommes. Ces effectifs seront ensuite progressivement augmentés et plus que doublés (notamment par intégration au CLAS, à partir de 1995, de nouvelles unités des forces spéciales : 1er et 5e RPC, 85e et 93e BPM), et ils disposeront des meilleures armes et du matériel le plus performant. Lorganisation du secretIl est essentiel de souligner que les organigrammes de ce « noyau dur » du dispositif de répression sont restés, tout au long de ces années, très largement secrets (ce nest que par le recoupement de témoignages de militaires et policiers dissidents que les informations précédentes ont pu être synthétisées). Par ailleurs, les opérations de répression elles-mêmes ont été le plus souvent menées de façon quasi clandestine, avec des moyens sophistiqués pour tenter deffacer toute trace des violations systématiques des droits humains. Cette organisation de lopacité explique que, souvent, les chaînes de commandement officielles ne correspondent pas à la réalité du terrain (au point quil nest pas rare, par exemple que des officiers du DRS puissent donner des ordres à des officiers de lANP de grade supérieur). Seuls les quelques généraux au cur du pouvoir sans discontinuer depuis 1992 (essentiellement les généraux Larbi Belkheir, Mohamed Lamari, Mohamed Médiène, Smaïn Lamari, Kamel Abderrahmane, Brahim Fodhil Chérif) ont une vision densemble des méthodes illégales (en particulier la manipulation des groupes armés islamistes) employées par les différentes composantes de la « machine de mort » quils ont déployée contre la population. Cest ce qui explique aussi que de très nombreux exécutants des basses besognes du DRS et du CLAS (quil sagisse de militaires ou dagents placés à la tête et au sein des groupes islamistes) aient été liquidés : ils en savaient trop. De plus, afin de garantir la solidarité dans le crime des responsables impliqués et le bon fonctionnement du « plan déradication », les structures décisionnelles ont été très largement organisées selon des critères dallégeance, de compromission, de clientélisme et de régionalisme. Comme dans dautres dictatures militaires, le terrorisme dÉtat doit en effet saccompagner du secret pour garantir une certaine impunité aux principaux responsables impliqués et surtout pour les commanditaires. La torture est ainsi employée dans tous les lieux darrestation et de détention, mais la liquidation à une « échelle industrielle » se fait en général dans des lieux précis, tous contrôlés par le DRS. Et lextermination de ladversaire est une opération plus ou moins centralisée : à côté de quelques centres du Constantinois et de lOranais (de préférence les CTRI), cette machine est surtout concentrée dans ceux, très nombreux, de lAlgérois, comme nous le verrons plus loin. [1] Il a été nommé général en juillet 2003. [2] Mohammed Samraoui, Chronique des années de sang, op. cit., p. 191. [3] MAOL, « LArmée nationale populaire, vérités », <www.anp.org>, juillet 2000. |