La persistance de l’économie rentière ou la malédiction du pétrole en Algérie
La persistance de l’économie rentière
ou la malédiction du pétrole en Algérie
Ahmed DAHMANI,
Economiste,
Maître de Conférences à l’Université Paris XI
Le Quotidien d’Oran, 28 janvier 2004
Avec son légendaire ton docte, le ministre des finances répète à l’envi que « l’économie algérienne se porte bien ». Et d’aligner un chiffre de 6,8% de croissance dont la fiabilité reste à démontrer. Il est vrai par ailleurs que les équilibres macroéconomiques se sont consolidés, que la dette extérieure est tombé en dessous des 20 milliards de $ et que les réserves de change ont atteint un niveau record de plus de 30 milliards de $. Cette relative performance de l’économie doit cependant être relativisée et surtout mise en parallèle avec un événement important : le quarantième anniversaire de la Sonatrach fêté avec le faste qu’il faut. Et pour cause. Selon son PDG fraîchement installé, « la Sonatrach a battu tous ses records de recettes avec un montant de 24 milliards $ pour l’année 2003 … le quarantième bilan est le meilleur de toute son histoire » . Voilà qui devrait calmer les ardeurs des partisans de la méthode Coué et autres mystificateurs et inciter les responsables économiques et politiques, notamment les candidats aux élections présidentielles, à engager le seul débat qui importe en termes de stratégie économique à moyen et long terme, celui de la nécessaire atténuation du poids de la rente pétrolière sur l’économie algérienne. Précisons à ce niveau qu’il ne s’agit nullement de répéter les discours incantatoires sur « l’après pétrole » ou « la nécessaire réforme de modernisation » du secteur des hydrocarbures. Le dernier projet avancé par le ministre de l’énergie, Chakib Khelil , soutenu par Bouteflika, durant l’automne 2001 visait à réformer le secteur des hydrocarbures en mettant fin au monopole de Sonatrach et en la libérant de la tutelle de l’Etat. Ce projet, aujourd’hui en veille, avait soulevé de nombreuses polémiques et de contestations, notamment du syndicat officiel, l’UGTA, occultant le fait que la véritable réforme est celle qui permettrait de dépasser à terme la spécialisation de l’Algérie dans la production et l’exportation des hydrocarbures et le caractère rentier de son économie qui s’est renforcé durant cette dernière décennie.
Durant près d’un siècle, l’Algérie coloniale a été spécialisée dans la production et l’exportation de produits primaires principalement vers la métropole. A partir de 1956, l’économie algérienne tend alors vers une autre spécialisation, la production et l’exportation d’hydrocarbures au profit de la puissance coloniale. Les dernières années de la colonisation et de la guerre de libération nationale sont d’ailleurs marquées par la volonté de la France coloniale d’assurer cette exploitation à son profit exclusif. L’élément essentiel du dispositif est le code pétrolier saharien . Ce code est repris in extenso par les « Accords d’Evian » de mars 1962 qui mettent fin à la guerre et ouvrent la voie à l’indépendance de l’Algérie. Le projet étatique de développement devait en principe infléchir cette tendance et éviter les « travers » de l' »import substitution » ou de « l’industrialisation par promotion des exportations ». En vain. Dans les faits, la spécialisation dans les hydrocarbures initiée par la colonisation à la fin des années 1950 va se poursuivre et de renforcer.
A la fin des années 1970 la tendance est maintenue alors que l’Algérie a déjà mis en œuvre trois plans de développement. Son économie est toujours dépendante de ses ressources naturelles. Seule évolution, l’agriculture a été remplacée par le pétrole, le sous-sol s’est substitué au sol. Et l’Algérie, autrefois pays mono exportateur de produits agricoles, devient mono exportateur d’hydrocarbures.
L’idée d’une impérieuse nécessité de restructurer l’économie, d’un ajustement des structures productives est évoquée dès le début des années 1980. « L’après pétrole » était devenu le slogan de référence. Dans la pratique, les mêmes tendances vont persister, les mêmes choix qu’antérieurement vont s’imposer. Le rééquilibrage entre secteurs, la dynamisation de l’agriculture et la réduction du poids des hydrocarbures ne sont pas atteints. Les choix opérés dans les années 1970 sont maintenus voire renforcés avec cette dérive particulièrement marquée au début des années 1980 où le pouvoir de Chadli va favoriser la consommation par une redistribution substantielle des revenus de la rente et l’importation massive de produits de consommation divers.
Tous les gouvernements successifs agissent dans le sens de la persistance d’une économie de rente. Même le programme du gouvernement Hamrouche (libéralisation de l’activité économique et encouragement de l’effort productif) n’évoque pas de restructuration économique ou de redéploiement effectif des activités économiques. Le retour à l' »ère bénie » des hydrocarbures est ensuite clairement affichée par Ghozali et Abdeslam, Premiers ministres successifs. Le premier se distingue par l’offre de vente du plus grand gisement pétrolier en exploitation, Hassi Messaoud. Le second tente de redynamiser un projet de valorisation des hydrocarbures (Valhyd) datant des années 1970. Les gouvernements qui vont se succéder suivent dans les faits la même démarche, font les mêmes projections, tracent les mêmes perspectives. La réaffirmation incantatoire de la nécessité des réformes économiques, de l’ouverture et de la libéralisation ne bouleversent en rien le principe du maintien de la spécialisation de l’Algérie dans la production et l’exportation des hydrocarbures . Ce principe est même renforcé avec l’accord avec le F.M.I. sur le programme de stabilisation dont l’un des soubassements théoriques est justement la spécialisation dans le cadre des avantages comparatifs.
La libéralisation entamée vers la fin des années 80 et accentuée par les programmes d’ajustement structurel (PAS) n’a pas induit une dynamique de croissance, d’investissements et d’emplois, ni impulsé une quelconque restructuration économique. En fait, l’économie algérienne a depuis longtemps révélé ses faiblesses structurelles que les politiques de libéralisation, avec ou sans conditionnalités, n’ont ni dépassé ni résorbé. Ils les ont plutôt accentué. En particulier, le poids du secteur des hydrocarbures ne cesse de progresser dans la production globale comme le montre le tableau suivant :
Part des hydrocarbures dans le PIB
1995 | 1996 | 1997 | 1998 | 1999 | 2000 |
29 % | 33 % | 34 % | 26 % | 31 % | 44 % |
Source : http://www.ons.dz
La fiscalité pétrolière demeure déterminante pour le budget de l’Etat et dépasse maintenant les 60 %. Elle vient renforcer le caractère rentier de l’économie où, rappelons le, la circulation interne de la rente passe essentiellement par les dépenses publiques. Elle n’a pas favorisé la mise en place d’un système fiscal efficace et a renforcé le caractère archaïque du secteur financier dans lequel, les banques publiques (dominantes) ont accumulé des créances douteuses représentant « un véritable danger pour la sécurité nationale » (dixit A. Benachenhou, ministre des finances ).
Paradoxalement, l’extension du secteur des hydrocarbures demeure l’objectif majeur des pouvoirs publics. L’allocation des ressources financières s’opère toujours en faveur du secteur des hydrocarbures au détriment des autres activités économiques. Ainsi pour la période 1997-2001, le programme d’investissement dans le secteur des hydrocarbures mobilise 19,1 Mds $ soit l’équivalent pour les autres secteurs de toute la décennie 1990 . La nouvelle option stratégique est celle du gaz naturel. L’Algérie est le deuxième fournisseur de l’Union Européenne (UE), 22 % des quantités importées (31 % pour la France). Pour augmenter ses capacités d’exportation, trois projets sont retenus : la rénovation et l’extension des unités de liquéfaction d’Arzew (Ouest) et Skikda (Est) (1,5 Milliard $), le doublement du gazoduc transméditerranéen Algéro-tuniso-italien (300 millions $), enfin la réalisation d’un deuxième gazoduc transméditerranéen Algéro-maroco-espagnol (1,5 milliard $). En 1992, 33 milliards m3 ont été exportés, autour de 60 milliards m3 à partir de 1996. A la différence du pétrole dont l’exploitation présente moins de contraintes techniques et économiques, le gaz présente plusieurs inconvénients. Les procédés techniques d’exploitation (liquéfaction, transport) sont complexes et difficilement maîtrisables. L’économie du gaz exige des financements considérables comparés à celles du pétrole. Le système des chaînes de liquéfaction et plus encore des gazoducs rive le fournisseur à un nombre restreint de clients qui ne sont pas interchangeables et devient ainsi ligoté par ses contrats.
Les exportations hors hydrocarbures stagnent donc à un niveau modeste et le secteur des hydrocarbures demeure le facteur essentiel de l’insertion internationale de l’économie algérienne, une tendance apparue dès les 1ères années de l’indépendance et que les politiques de libéralisations menées depuis la fin des années 80 ont renforcé.
Part des hydrocarbures dans les exportations (%)
1970 | 1975 | 1980 | 1985 | 1990 | 1995 | 1998 |
69,0 % | 92,0 % | 97,0 % | 98,0 % | 97,0 % | 93,5 % | 97,0 % |
Source : http://www.ons.dz
A l’aube du 21ème siècle, l’économie algérienne conserve les principales caractéristiques héritées des années 1970 et même de la dernière phase de la colonisation. Une économie spécialisée principalement dans la production et l’exportation des hydrocarbures que les diverses initiatives (lois sur les hydrocarbures de 1986 et surtout de novembre 1991, l’option « gaz ») viennent conforter. Globalement, l’appareil économique demeure composé de deux grands ensembles. Le premier se réduit à la branche des hydrocarbures, le second regroupe toutes les autres branches de l’économie. Celles ci sont quasi exclusivement tournées vers le marché intérieur mais dépendent pour une large part de l’extérieur pour leurs approvisionnements. Dans une situation de quête perpétuelle de devises pour assurer leurs approvisionnements, la répartition de la rente constitue alors leur préoccupation stratégique. Elles forment un outil de production protégé, consommateur de devises et peu performant qui n’arrive pas à satisfaire la demande interne. L’ajustement est réalisé par le recours aux importations de toutes natures grâce à la rente pétrolière. La branche des hydrocarbures qui assure l’essentiel des exportations de l’Algérie constitue le principal moteur de l’économie. C’est cette branche qui lui procure la quasi totalité de ses ressources extérieures en devises et qui, de fait, la maintient dans la catégorie des pays mono exportateurs. Le prix du pétrole demeure la variable déterminante de la politique économique de l’Etat. Chaque année, le budget, le programme des importations, le volume des différentes subventions, etc., sont calculés en fonction du prix du pétrole. Ses fluctuations, notamment quand elles sont à la baisse, peuvent être lourdement ressenties et provoquer de graves problèmes économiques et sociaux.
La question de la restructuration de l’appareil économique, d’une atténuation de l’emprise de la rente sur le fonctionnement global du système économique et social n’ont jamais reçu un traitement méthodique. En fait, il n’y a jamais eu de mise en œuvre d’une alternative résolue et crédible à l’économie rentière. Le pouvoir d’Etat, les principaux centres de décision politique ont toujours rejeté une telle perspective. Et la question essentielle qui se pose dans le cadre d’une économie rentière comme l’Algérie est vers quelle type d’économie de marché s’orienter, une économie basée sur les activités de redistribution et de circulation ou une économie de production. Le choix qui a été fait par le pouvoir d’Etat ces dernières décennies est celui du maintien, voire même du renforcement de l’économie de rente. Tant que la rente énergétique existe, que les conditions de son contrôle et sa gestion ne changent pas, le pouvoir d’Etat ne paraît pas disposé à engager un processus de réformes réellement radicales et profondes menant à terme à une économie de production diversifiée, concurrentielle et ouverte dans le cadre du marché . L’économie de rente sera donc renforcée quitte à en modifier certaines modalités et règles de gestion en associant d’autres niveaux subalternes et quelques cercles privés. Et de fait, les politiques de dérégulation et de libéralisation économiques n’ont fait que perpétuer le système de monopoles et les comportements rentiers des agents économiques. La privatisation des actifs publics se réduisant alors au déplacement des centres de contrôle et de décision des activités et revenus liés à la rente de l’Etat vers le privé. Les perspectives de ces dernières années viennent confirmer ces tendances profondes avec cette fois ci l’appui du FMI. Le développement économique se réduit à un renforcement de la spécialisation et de l’insertion internationales fondées sur la dotation initiale des facteurs et le statisme des avantages comparatifs. Se retrouve ainsi conforté un pouvoir d’Etat accroché à la préservation des intérêts matériels et symboliques de ses membres dans l’attente d’un accroissement des revenus de la rente.