Algérie 1962-2004: Des rêves, des prisons et des assassinats
Algérie 1962-2004:
Des rêves, des prisons et des assassinats
Adel Chems-Eddine, Universite d’Alger, juillet 2004
« Je pense aux amis morts sans qu ’on les ait aimés
Eux que l’on a jugés avant de les entendre
Je pense aux amis qui furent assassinés
A cause de l’amour qu’ils savaient prodiguer »
Anna Greky : Algérie, Capitale Alger.
« Je n’ai jamais rien écrit qui ne se rattache de près ou de loin à la terre où je suis né. C’est à elle et à son malheur que vont toutes mes pensées. »
Albert Camus, Prométhée aux Enfers.
En septembre 1995, Omar Belhouchet, directeur du quotidien El-Watan, déclarait aux chaînes de télévision française, TF1 et Canal +, qu’il s’interrogeait sérieusement sur les assassinats d’intellectuels et de journalistes algériens, n’excluant aucune possibilité, y compris celle d’une responsabilité au sein du Pouvoir. Ce qu’on appelle communément la maffia politioco-financière, As-Solta, les Décideurs, les Janviéristes, le Cabinet Noir, ceux qui ont la science du KGB, de la CIA et de la Stasi réunis, ceux avec qui le FFS a toujours voulu négocier, ceux que Hicham Aboud a qualifié de Club des 11 Généraux, ceux qui passent leur temps à définir les moyens qui leur permettent de se maintenir au pouvoir, d’augmenter leurs fortunes et d’éviter le Tribunal Pénal International, ceux qui contrôlent les walis, les députés, et dictent leur conduite aux ministres, ceux que le lieutenant-colonel Mohammed Samraoui accuse d’avoir créé le GIA, ceux qui ne sont pas loin de disputer à Dieu le pouvoir en ce monde, du moins en Algérie, sont donc responsables de la disparition tragique d’un bon nombre d’intellectuels Algériens.
Cette déclaration donc du directeur d’El-Watan nous amène à nous poser un certain nombre de questions. Des questions qui, paradoxalement, nous tourmentent encore mais qui confortent des doutes sur les assassinats, entre autre, du dramaturge Abdelkader Alloula, l’écrivain Tahar Jaout et de l’universitaire Bakhti Benaouda. Des assassinats qui ressemblent en tout point aux méthodes de l’OAS lors de la liquidation de Mouloud Feraoun et de ses compagnons de l’Ecole Normale. Sauf que ces assassinats surviennent 32 ans après l’indépendance. Et 42 ans après, rien, absolument rien n’a changé. Les Algériens continuent de mourir, et en masse.
C’est dans ce contexte chaotique que deux romans, que nous jugeons représentatifs et descriptifs, ont vu le jour. Il s’agit en l’occurrence de l’oeuvre d’Assia Djebar « Vaste est la prison » (Albin Michel 1995) et du roman de Malika Mokeddem « Des rêves et des assassins » (Grasset 1995). Dans ces deux romans, qui ont été publiés la même année, en pleine guerre civile, s’entremêlent véritablement tragédies, passions et mutations de femmes. Allégoriquement, c’est aussi l’Algérie qui connaît un grand cataclysme.
« Vaste est la prison » et « Des rêves et des assassins,» sont deux romans qui explorent, par la triple approche autobiographique, historique et politique, l’Algérie profonde dans sa vie tumultueuse et meurtrie. Ces deux romans analysent les moeurs implacables, les régressions dangereuses et les violences qui endeuillent l’Algérie. Le récit de Malika Mokeddem s’ouvre sur les premières années de l’indépendance. Le début du roman est ainsi aussi le début de l’illusion et du désenchantement politique :
« La plupart des filles, nées comme moi à l’indépendance, furent prénommées Houria : Liberté ; Nacéra : Victoire ; Djamila : la Belle, référence aux Djamila héroïnes de la guerre. (…) Moi, on m’appela Kenza : Trésor. Quelle ironie ! Des trésors de la vie, je n’en avais aucun. Pas même l’affection due à l’enfance. Ce prénom me sied aussi peu que ceux appliqués aux libertés entravées, aux victoires asservies, et aux héroïnes bafouées. (…) Et à chaque rentrée des classes, je découvrais que des pères avaient retiré des Houria, des Nacéra et des Djamila de l’école pour les marier, de force. J’aurai du me méfier ! Je n’aurai jamais du croire que cet immense rêve collectif de liberté, qui embrasait tout le monde, allait contribuer à forger des hommes différents. Il portait déjà en lui ses discriminations. Des pères qui brisent l’avenir de leurs propres filles sont capables d’enchaîner toutes les libertés.
Quelque chose était déjà détraquée dans le pays dès l’indépendance. Mais ça je ne le savais pas encore. » (Mokeddem, 28-30).
Ce constat est aussi partagé par Assia Djebar. Elle affirme qu’elle ne « pouvait s’empêcher de sentir approcher les nuages, s’annoncer les tempêtes. Le pays, me semblait-il, devenait un cargo ayant déjà amorcé le début d’une dérive en mer inconnue. » (Djebar, 59) Eh bien oui ! Tout a commencé dès l’indépendance. Et depuis l’indépendance, c’est bévue sur bévue. Et la situation socio-politique ne cesse de se dégrader. 42 ans de dérives incroyables. Où en sommes-nous? Quels chemins avons-nous parcourus ? A quels résultats sommes-nous parvenus ? Pour répondre à ces angoissantes questions, il est nécessaire de jeter un coup d’œil au rétroviseur de l’histoire même si le rappel des événements est triste à évoquer.
On a commencé par censurer l’histoire. Du temps de Boumediene, de Chadli, de Boudiaf, de Kafi, de Zerouel, et maintenant de Bouteflika, l’histoire a toujours été raconté d’une manière différente. On proscrit des noms et on se remémore d’autres, en fonction des desseins du moment et surtout de la conception conjoncturelle des choses et des hommes. On a eu droit à 42 ans « de mensonge sur notre identité. [42] ans de falsification de notre histoire et de mutilation de nos langues ont assassiné nos rêves. Font de nous des exilés dans notre propre pays. » (Mokeddem, 113) Le fait est qu’à présent on méconnaît notre histoire! On ne sait plus actuellement si c’est le 19 mars ou le 5 juillet qui correspond au jour de l’indépendance, on ne sait pas non plus si c’est le peuple qui choisit ses dirigeants ou si ce sont ces derniers qui choisissent leur peuple!
Chose est sûre, dèsl’indépendance on a établi la république des snipers. Cela a débuté, à l’instar du Maroc et de la Tunisie, par l’élimination physique des opposants politiques. Bourguiba assassine Salah Benyoucef en Allemagne en 1964 et Hassan II élimine Mehdi Ben Barka à Paris en 1965. Ainsi le sort de Mohamed Khider avait été scellé par ses assassins à Madrid en 1967. Tout comme en 1970, à Francfort, un commando Algérien avait pendu Krim Belkacem dans sa chambre d’hôtel. L’autoritarisme de Boumediene, et de ses épigones, n’a jamais eu à s’expliquer véritablement et ouvertement sur ces crimes politiques. La Camorra ne fait pas de déclaration à la presse!
La liquidation physique des opposant sur des terres d’asile en Europe n’effrayait point les potentats de la rive sud de la Méditerranée. Le régime Algérien est le dernier des régimes maghrébins à renoncer à la politique des assassinats des opposants en leur terre d’asile. Et ce fut le cas en Avril 1987 avec l’assassinat à Paris d’Ali Mecili. À présent le régime Algérien est dépassé par les grands nombres et ne peut se consacrer que très sporadiquement aux individus, comme dans le cas de Kasdi Merbah (assassiné en 1993) ou de Abdelkader Hachani (assassiné en 1999). Il faudra bien un jour faire toute la lumière sur ces meurtres politiques pour raison d’Etat. Mais, comme le note pertinemment C. de St-Evremond, «La raison d’Etat est une raison mystérieuse inventée par la politique pour autoriser ce qui se fait sans raison». Et cela au fond n’a pas changé en Algérie.
Il faut noter que l’ossature du pouvoir en Algérie est exclusivement formée par une caste d’individus jouissant de droits civiques illégitimes. Le pouvoir réel appartient à ceux qui disposent de la force publique dans ce système de caste à deux collèges. Cette catégorie sociale qui exerce le pouvoir « se comporte comme une féodalité improductive, excluant bourgeoisie entrepreneuriale, travailleurs organisés, et surtout la majorité des actifs marginalisés, des choix et des décisions. » (Ghazi Hidouci, Le Quotidien d’Oran, 2 Avril 2002).
L’Armée donc, est à la fois le pouvoir et l’opposition. Elle est aussi l’incontestable premier parti en Algérie. Il faut rappeler qu’en renversant Ben Bella un certain 19 juin 1965, Houari Boumediene a donné à l’armée un pouvoir qu’elle ne cédera plus. Et depuis, la vie politique du pays a généralement été marquée par les militaires: les colonels Houari Boumediene, Chadli Benjedid et Ali Kafi, les généraux Liamine Zeroual, Mohamed Betchine, Mohamed Touati, sans compter les plus réputés généraux-majors d’aujourd’hui: Khaled Nezzar, Mohamed Lamari, Mohamed Médiene Alias Toufik et Smain Lamari. C’est même un pays où de piètres mémoires de généraux aux « galons et plis des vêtements aussi raides que leur esprit » (Mokeddem, 44) constituent des best-sellers qui marquent la vie culturelle!
Aujourd’hui, les généraux se référent à l’Armée comme étant El-Mouassassa (l’Institution) ou Salil-Djeich-Ettahrir-El-Watani (les héritiers de l’Armée de Libération Nationale) tout comme un anarchiste parle de Proudhon ou un chiite parle d’Ali Ibn Taleb: avec respect et obligeance. Les généraux persistent à penser que l’Armée doit évidemment rester l’unique parti du pays, un parti malléable et corvéable à merci, un parti facile à régenter parce qu’il est discipliné et fonctionne aux ordres, mieux que tout parti politique qu’il s’agisse du RND ou du FLN. Ces généraux, donc, sont les seuls maîtres du jeu. Ils sont géniteurs de présidents, concepteurs et fondateurs mais aussi saboteurs d’une multitude de partis « démocratiques » et « islamiques » arrangés pour la vitrine démocratique. Convaincus qu’ils sont de brillants dirigeants, et défendant leurs immenses intérêts, ils ont métamorphosé le peuple Algérien, l’ont réduit à une masse de zombies votante et consentante.
C’est dans ce parti cyclopéen aux couleurs kaki que les affaires du pays sont traitées. De ce fait, on a rendu l’existence d’authentiques partis politiques superfétatoire. As-Solta (le régime) conteste l’existence de partis politiques qui ont des projets viables, et qui rappellent aux Algériens que l’Algérie appartient à tous. Les intérêts de cette caste ne sont néanmoins pas ceux de l’Algérie. Loin de là. On peut même certifier que leurs intérêts sont la négation des intérêts du pays. On voit donc que la primauté du politique sur le militaire n’a jamais été d’une aussi brûlante actualité. Humiliée, méprisée, spoliée, rackettée, réprimée, ruinée, égorgée, explosée et inondée: voilà en-tout-cas l’état de la population Algérienne aujourd’hui. « Sous le règne des salauds, l’Algérie est devenue le théâtre de toutes les ignominies . . . [et] les Ninjas censés protéger le peuple, ne se préoccupent que de défendre les privilèges de l’Armée et de la caste des maffieux qui ne veulent pas perdre les rennes du pouvoir . . . Par quelle perversion la génération de l’indépendance s’est-elle transformée en hordes de l’aliénation et de la mort ? » (Mokeddem, 48-50).
C’est tout simple. Quand on remonte aux sources du pluralisme en Algérie, c’est à dire post-Octobre 88, on s’aperçoit qu’une demi-revolution a rapidement été fourvoyée et récupérée. Elle a permis au système, auquel elle s’était attaquée, de se ressusciter à travers une démocratie pastiche. Cependant il aurait pu y avoir changement en 1991 quand le Front islamique du salut (FIS) a remporté les législatives. Mais l’arrêt du processus électoral et démocratique en janvier 1992 a engendré une violence telle, que douze ans après on dénombre des milliers de morts. La victoire du FIS ayant érodé la légitimité du régime, les généraux utilisent la méthode répressive. C’est ce qui a poussé Bouteflika à déclarer, dans un moment de grande lucidité, lors de la rencontre de Crans Montana, en Suisse, en 1999, que « L’arrêt du processus électoral a été la première violence en Algérie. »
Boudiaf, dans l’habit du Messie, débarque à Alger en 1992. En ignorant tout de la réalité Algérienne, il a accepté de présider le Haut Comite d’Etat (HCE) – une structure créée par les « janviéristes » pour camoufler la « démission » de Chadli. Boudiaf s’est associé avec des hommes qui l’ont entièrement dupé mais il a aussi refusé de prendre en considération les appréhensions de ses anciens camarades comme Abdelhamid Mehri et Ait Ahmed qui ont vainement essayé de le mettre en garde. Pourquoi Boudiaf a donc privilégié la voie tracée par les « décideurs » et rejeté les conseils de ceux qui étaient opposés au coup d’état? Mystère. Et alors que des troubles sanglants embrasaient le pays, il répétait, sur la base de renseignements livrés par ses parrains, que dans un laps de temps réduit, il mettrait un terme à l’agitation politique et anéantirait les groupes armés.
Entraîné dans une spirale d’éradication absolue, il opta pour une démarche résolument antidémocratique. Ayant longtemps été l’hôte du Roi du Maroc et s’inspirant d’un discours de Hassan II où il préconisait d’éliminer le quart de la population du Royaume pour sauvegarder l’ordre établi, Boudiaf a ainsi déclaré que s’il fallait interner 20.000 Algériens dans les camps de concentration du Sahara pour sauver l’Algérie, il le ferait « sans état d’âme. » Ceci était la confirmation qu’il avait peu d’estime pour les libertés individuelles. Car comment peut-on sauver un pays en privant 20.000 personnes de leurs droits élémentaires ? Boudiaf avait ainsi adopté les thèses de ces parrains. Il viola les droits des citoyens et repoussa toute idée d’une Algérie démocratique. Mais quelques mois plus tard, en juin 1992 à Annaba, Boumaarafi surprenait Boudiaf. Un androïde des services secrets qui agit, lui aussi, « sans état d’âme. » Et comme le note Assia Ddjebar, « Désormais, sur cette terre, le danger a une odeur. » (Djebar, 343)
Coïncidant avec la parenthèse Boudiaf, l’Algérien moyen découvre l’ampleur de la corruption. L’affaire Hadj Bettou, ce notoire contrebandier de Tamanrasset, et accessoirement prête-nom pour certains pontes algérois, a défrayé la chronique. Un autre exemple très révélateur de cette rapine à ciel ouvert est relaté par Belaid Abdeslem, l’ancien chef du gouvernement (juillet 92 – août 93). Interviewé par des journalistes lors du forum hebdomadaire d’El-Youm sur l’affaire de l’accord du gazoduc trans-méditerranéen (Algérie – Italie) révélée à Rome au moment ou il dirigeait le gouvernement, Belaid Abdeslem a rappelé que selon la Justice italienne un versement de US $32 millions a été effectué dans le cadre de la conclusion de cet accord. Quand il a demandé que le gouvernement réagisse, « cela n’a pas plu au sein du pouvoir, » affirma-t-il. En exposant cette affaire au Président Zeroual, ce dernier lui aurait rétorqué : « Je ne vois pas ce qu’il y aurait à faire. » Sans commentaire !
Il indique aussi que le général Touati, conseiller politique auprès du général Khaled Nezzar, « après avoir consulté le directeur du Trésor public français, Claude Trichet, a émis des réserves concernant mon programme. » Ce même Touati désapprouva la mesure de suspension du journal Liberté, appartenant au magnat Isaad Rebrab qui avait bénéficié d’une ligne de crédit de US$ 200 millions sans pour autant s’acquitter de ses impôts qui s’élevaient à 600 millions de dinars (US$ 7.5M). On voit donc à travers cet exemple édifiant, un général de l’Armée s’immisçant dans le négoce! Si partout ailleurs, ce sont les grands hommes et les grands talents qui sont donnés aux grands secteurs de leurs compétences, en Algérie, ce sont les grands secteurs qui sont donnés à de petits individus; souvent sans relief et sans compétences reconnues.
De même, comme le note le chercheur Luis Martinez,
« Le régime transforme son apparente faiblesse en rente géopolitique au niveau international : la peur d’une éventuelle victoire des islamistes est le moyen le plus efficace d’engranger des soutiens financier extérieurs. Les aides tombent des 1994, surtout sous la forme d’un rééchelonnement de la dette extérieure, accompagnées d’un programme d’ajustement structurel lourd de conséquences sur la population. Cet argent est utilisé non pas pour des investissements productifs, mais pour consolider les réseaux clientélistes du Pouvoir. » (La guerre civile en Algérie, Karthala, 1998, p.125).
Le Rapport 2002 de Transparency International montre que la corruption s’est aggravée par rapport à l’enquête menée en 1999. Russes, Chinois et Sud-coréens payent des commissions aux gouvernants des pays en développement. Les secteurs les plus concernés sont essentiellement la construction, l’armement et la défense. Et lorsqu’on note les nombreux contrats en matière de construction signés avec les Chinois, au détriment des entreprises de construction locales, et l’achat d’équipement militaires russes d’une valeur de US$ 2,5 milliards, on peut en déduire qu’en Algérie le pouvoir mène à la richesse.
Un autre exemple de corruption est relaté par l’ex-DAS (directeur des affaires sociales) de la wilaya d’Oran. Il révèle, lors de son procès, toutes les affaires scabreuses de trafic de drogue, de blanchiment d’argent, et il accuse nommément le Commandant en chef de la 2eme région militaire, le général Kamel Abderrahmane, de faire partie d’un réseau de trafic de cocaïne. Quand au Directeur de l’Institut National de Police Criminelle, il a déclaré au Quotidien d’Oran (18 Mars 2002) que « rien n’interdit le blanchiment d’argent en Algérie. » On peut donc injecter des milliards dans des comptes bancaires et dans des investissements sans que personne ne demande des comptes ou des explications sur la provenance de cet argent. Tout baigne dans un réel vide juridique voulu et entretenu!
Parallèlement à la corruption, ce cancer qui ronge l’Algérie, la violence politique a fait des ravages que les « janviéristes », par leur aveuglement, n’ont jamais imaginés. Aujourd’hui on a atteint plus de 200.000 morts selon les ONG et la presse. On a même eu droit à une pratique infâme digne des républiques bananières de l’Amérique du Sud : les escadrons de la mort. Selon la dirigeante du Parti des Travailleurs (PT) Louisa Hanoune, l’ancien Chef de l’Etat, Liamine Zeroual, avait confirmé leur existence durant une rencontre officielle. Il s’agissait notamment de l’OJAL (Organisation des Jeunes Algériens Libres), qui avait projeté de s’en prendre aux islamistes soupçonnés de collaborer avec les groupes armés.
Ces escadrons de la mort ont pu voir le jour et jouir d’une totale impunité grâce à la complicité indéfectible et agissante du courant dit « moderniste et républicain » qui avait applaudi le coup d’état, pourvu qu’il empêchât les « intégristes » d’arriver au pouvoir par les urnes. Cette organisation paramilitaire avait aussi trouvé un soutien sans faille dans les milieux éradicateurs, particulièrement depuis que leur figure de proue, Redha Malek, alors chef du gouvernement, avait déclaré que « la peur doit changer de camp. » Cette déclaration a été faite à Oran, lors des funérailles du dramaturge Abdelkader Alloula en 1993.
Très peu de gens osaient faire le lien entre les escadrons de la mort et les putschistes. Mais grâce aux témoignages des parents des victimes de disparus, et grâce aux témoignages saisissants d’anciens officiers déserteurs, comme Habib Souadia et Mohamed Samraoui; on sait maintenant que plusieurs structures des services de sécurité ont procédé à des rapts. C’est le cas de quelques « chefs de guerre, » des fraudeurs et des fripouilles de petite dimension, comme Haj Maghfi ou le maire de Relizane, Haj Ferguene, qui a été formellement accusé d’enlèvements et d’assassinats. Même Noureddine Ait Hamouda, membre très actif du RCD, a été mis en cause dans l’assassinat de Matoub Lounes.
Ainsi les « décideurs » ne sont jamais mis en cause directement quand les Algériens sont fauchés par la mort. Notamment quand ils meurent en masse. C’est devenu la tradition funeste depuis les évènements d’Octobre 1988. Non-assistance à population en danger. Ceci s’est produit à Bentalha et s’est reproduit à Bab-el-Oued. A Bentalha, aux environs d’Alger le 22 Septembre 1997, l’hécatombe a duré 5 heures et a engendré plus de 400 morts. A Bab-el-Oued le 10 Novembre 2001, le déluge a été fatal pendant les 3 premières heures. A Bentalha, comme l’atteste le récit de Nesroulah Yous, l’Armée a pris position à quelques dizaines de mètres des habitations assiégées avec des blindés et des ambulances, 30 minutes après le début de l’invasion « terroriste ». Il fallait donner l’ordre d’intervenir. Il n’a jamais été donné. Les militaires ont même empêché les voisins de porter secours. Lors des inondations de Bab-el-Oued, les autorités dites compétentes auraient du communiquer d’urgence l’injonction de barricader les accès au Frais Vallon, pour sauver de la noyade plus d’un millier de personnes. Ca n’a jamais été fait.
En justifiant l’abandon de la population qui se faisait massacrer à Bentalha ou qui se noyait à Bab-el-Oued, les militaires avancent les mêmes énormités. Dans son premier livre, le Général Nezzar évoque l’impossibilité d’intervenir de nuit à Bentalha car les ruelles étaient minées. De son côté, le Général Fodil Chérif, Commandant en Chef de la 1ere Région Militaire, soulignait que les secouristes ne pouvaient se déployer à Bab-el-Oued à cause de la crue et des embouteillages. A Bentalha et à Bab-el-Oued, c’est toujours la faute à la nature du terrain! A Bentalha et à Bab-el-Oued, la population était livrée à elle-même. A Bentalha et à Bab-el-Oued, les « secouristes » n’ont pu faire leur travail que lorsqu’il n’y avait point de risque! Ceci démontre l’impunité totale des « décideurs », car ils ne sont jamais mis en cause directement quand la vie des Algériens est en danger de mort.
La tragédie qui a frappé Bab-el-Oued a confirmé les veuleries du Pouvoir. Elle a aussi étalé au grand jour le vide institutionnel et social que connaît le pays depuis des lustres. En d’autres termes, l’Etat Algérien est dans l’oued. La tragédie qui a frappé Bab-el-Oued a exposé la déprédation des valeurs humaines par une poignée de flibustiers. La tragédie qui a frappé Bab-el-Oued est aussi le contrecoup de la Hogra. La tragédie qui a frappé Bab-el-Oued est la séquelle d’un régime absolutiste et méprisant. Car comment peut-on édifier de très belles villas pavillonnaires avec sauna, piscine et jacuzzi tout en jouxtant des Pavelas sans eau courante et où s’entassent des dizaines de traîne-misères; des parias dans leur propre pays ? Comment ceux qui ne sont pas loin de disputer à Dieu le pouvoir en ce monde pensent pouvoir vivre dans des Nirvana à quelques encablures seulement de l’enfer ?
En fait, des ONG tels Amnesty International, la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH), et Human Rights Watch, estiment que beaucoup d’états n’ont aucun respect pour les droits de l’homme, en plus ils ont des comportements répréhensibles vis-à-vis de leur population, à commencer par une bonne partie des 53 membres de la commission des droits de l’homme de l’ONU : l’Arabie Saoudite, l’Algérie, le Bahrain, la Chine, la Syrie, le Kenya, Cuba, le Vietnam, etc. Ces pays identifient les défenseurs des droits de l’homme à des terroristes pour renforcer leur répression. Dans son mémo adressé à la 58eme commission des droits de l’homme à Genève, la FIDH affirme que « dans un climat ou l’impunité est la règle, non seulement les auteurs des violations des droits de l’homme ne sont pas inquiétés, mais ce sont les défenseurs des droits de l’homme eux-mêmes qui se trouvent poursuivis par la justice. Depuis le 11 Septembre et sous le fallacieux prétexte de lutte anti-terroriste, plusieurs états font la chasse à leurs opposants. Le procès de Mohamed Smain, responsable de la section de Relizane de la LADDH (Ligue Algérienne de Défense des Droits de l’Homme) est à cet égard exemplaire. » Les accusés d’assassinats massifs ont la protection officielle de la justice.
Jamais pareil scandale dans les annales de la Justice Algérienne. Cela s’est passé à Relizane. Des familles de disparus qui, preuve à l’appui, montrent à l’inamovible juge dans la salle d’audience les kidnappeurs des leurs, c’est à dire le groupe de Haj Ferguene, l’ex-maire, et des repentis du GIA qui défendent les ex-patriotes et soutiennent que les enlèvements et les charniers étaient leur affaire. Pour rappel Haj Ferguene est accusé d’être responsable de 97 cas de disparition sur les cas recensés à Relizane entre 1994 et 1998. Notons qu’il y a eu 7200 cas de disparition recensés à ce jour par les associations, mais 4880 cas seulement selon les autorités. De son côté, Bouteflika avait avancé le chiffre de dix mille disparus, alors que son ministre de l’Intérieur, l’indécrottable Yazid Zerhouni, ne cessait de rappeler que leur nombre s’élevait à quatre mille. Cependant, Ali Yahia Abdenour, Président de la Ligue Algérienne de Défense des Droits de l’Homme (LADDH), a déclaré lors d’une conférence de presse, tenue à Oran, que le nombre de disparus se situe « entre quinze mille et vingt mille » tout en précisant que « seuls les services de sécurité peuvent en donner le nombre exact ».
Faut-il signaler que tous les gardiens de la République et les adeptes de la laïcité étaient ni intègres ni respectables? Faut-il signaler aussi que la fin ne justifie nullement tous les moyens? Certains «républicains» ont béni et le coup état et la répression qui s’en est suivie. Ils ont soutenu le régime au détriment d’une solution juste et démocratique. Ils ont aussi cautionné ce qu’ils reprochaient à l’islamisme politique. L’histoire retiendra un jour que certains ne se sont pas trompés uniquement de société; mais ils se sont trompés d’époque. Car on ne guérit pas la maladie on cassant le thermomètre. Et comme l’a bien souligné Mary Robinson, ex-Haut Commissaire des Nations Unis pour les Droits de l’Homme : « nous devrions nous intéresser aux causes profondes du terrorisme. » Ceci suppose que toute la lumière soit faite sur la question des charniers de Relizane et d’ailleurs.
C’est dans ce contexte tragique que les confessions accablantes des généraux français Massu et Aussaresses sur la torture et les exécutions extrajudiciaires ont crée un abattement au sein du Pouvoir. Tous les Algériens l’ont constaté. Réticence aussi claire que l’eau de roche car, entre la Bataille d’Alger (1957) et les événements de Kabylie (2001), nos Khaled Massu et nos Lamari Aussaresses ont torturé, exécuté sommairement et ont fait disparaître des milliers d’Algériens.
Au moment ou Aussaresses assassinait froidement des résistants comme Larbi Ben M’hidi, Nezzar, caporal dans l’Armée Française, ralliait sans peine l’ALN aux frontières. Après l’indépendance, il a maté, au nom de la République, les jeunes émeutiers d’Octobre 1988, et toujours au nom de la République, il a décidé arbitrairement avec ses comparses d’annuler les élections de décembre 1991 et de réprimer sauvagement les opposants. Aujourd’hui, Massu et Khaled Nezzar sont deux généraux insolents. Ayant servis dans la même Armée coloniale, les deux hommes ont beaucoup de choses en commun. Tous les deux ont cassé du « Larbi », et tous les deux publient leurs mémoires, et en assurent le lancement dans le même pays, la France, et dans la même capitale, Paris.
Et c’est à Paris que ça casse. Nezzar, soutenu par l’écrivain Rachid Boujedra (un grand éradicateur devant l’Eternel) et de Ali Haroun (ancien de la Fédération de France et l’éminence grise du « cabinet noir »), se rend au Centre culturel algérien à Paris, beaucoup plus pour redorer le blason de l’Armée que pour louer les qualités de son livre, Echec à une régression annoncée (Editions Publisud, 2001). Il faut noter que le moral de l’Armée a été considérablement sapé suite à la sortie des livres de Nesroullah Yous, Qui a tué à Bentalha ? (La Découverte, 2000) et de Habib Souadia, La Sale Guerre (La Découverte, 2001). Sur le point d’être arrêté à Paris pour crimes contre l’humanité, il fuit, en pleine nuit, vers l’Algérie où il est toujours un des hommes forts du système.
Toutefois, l’autoritarisme de certains potentats du Tiers-monde n’est plus permis. De nouvelles règles se sont substituées aux anciennes. La chute du mur de Berlin, la désintégration du bloc de l’Est, « la fin de l’histoire » comme dirait Fukuyama, et la mondialisation sont le prélude à une nouvelle ère. Désormais l’impunité des tyrans au nom d’une certaine « souveraineté nationale » n’est plus de mise. On devrait méditer, d’une manière ou d’une autre, le sort réservé à Saddam, et décrypter clairement les dernières prises de position de Kaddafi. Le Tribunal pénal international est devenu l’épée de Damoclès. Et tant que nos dirigeants continuent de rejeter un système démocratique viable, on adhérera à toute initiative qui nous débarrasserait de cette vermine qui saigne notre pays.
Néanmoins, l’écroulement des Twin Towers a quelque peu changé la conjoncture psychologique. L’arrogance et l’infatuation des « décideurs » ont refait surface grâce à un retournement sémantique. Selon George Bush et Gondoleeza Rice Les « défenseurs de la liberté » qui ont cassé de l’islamisme n’avaient pas tort ! Et c’est ainsi que le 11 septembre a rendu le régime Algérien « plus démocratique ». Mais les conjonctures c’est comme le vent, elles tournent très vite. Déjà Guantanamo et l’invasion de l’Irak ont compromis la solidarité et l’indulgence que les USA ont récoltées après le 11 septembre.
Et à la veille du 40eme Anniversaire de l’Indépendance, Nezzar se rend discrètement devant un juge Français pour être entendu sur sa plainte contre Habib Souaïdia qui avait accusé les généraux d’être responsables des violations des droits de l’homme durant les années 90. C’est donc un magistrat français qui aura à trancher sur la plainte du général. La portée d’un tel geste juridico-politique est grave. 40 ans après l’indépendance, c’est un véritable transfert de pouvoir qui est ainsi effectué, étant donné que la justice est le symbole de la souveraineté d’un pays. Et c’est l’un des hommes forts du système politique algérien, le Noriega local, un général de l’Armée algérienne qui se met à la disposition de la justice française. En acceptant le verdict de la justice française, il a accepté de facto, l’emprise et la mainmise de l’état français sur l’Algérie. 40 ans après l’indépendance, et par son geste irresponsable, Khaled Nezzar nous a renvoyé à la case de départ.
Indépendance, dites-vous? « Aujourd’hui au terme de [12 années] de morts obscures, de morts souillées, dans la ténèbre de luttes fratricides. Comment te nommer désormais, Algérie ! » (Djebar, 345) Et pour paraphraser les deux romancières, Assia Djebar et Malika Mokeddem, je dirai tout simplement que le Pouvoir a fait de l’Algérie une vaste prison, et, par la même occasion, il a assassiné les rêves de tout un peuple qui n’aspirait qu’à vivre dignement et en paix dans son pays. « Vaste est la prison qui m’écrase, d’où me viendras-tu délivrance ? » (Djebar, 237).
Et comme chaque année, depuis près d’un demi-siècle, le 5 juillet revient. Mais la mémoire collective a nettement effacé les réminiscences de cette date charnière dans la continuité historique du peuple Algérien. On ne fête plus le 5 juillet comme certains peuples fêtent le 4 juillet ou d’autres qui fêtent le 14 juillet. Force est de reconnaître que les Algériens sont tellement blasés qu’ils ne s’identifient même pas à l’acte libérateur de leurs aînés. Vingt deux mille cadres Algériens ont quitté l’Algérie, et deux millions d’Algériens ont demandé et d’obtenu la nationalité Française. Faut-il les en culpabiliser ? Que représente le 5 juillet pour les Algériens d’aujourd’hui ? Quel sens délivre-t-il à son écrasante majorité, la jeunesse ? La jeunesse d’aujourd’hui a en face d’elle trop de mauvais exemples. Le patriotisme, l’amour du pays et la reconnaissance du sacrifice suprême ont été profanés. Il y a eu un véritable détournement de sens et de richesses.
L’indépendance a formellement délivré le peuple de l’oppression coloniale, mais une autre chape de plomb allait contenir l’ardeur du peuple vainqueur. Les frères allaient tyranniser et massacrer d’autres frères. On est passé des colons aux colonels. Et 42 ans après l’indépendance, cette réalité pose, sérieusement, le problème de la carence des structures de l’Etat fonctionnant constamment comme des outils de coercition. Héritant des structures de l’Etat colonial, les nouveaux dirigeants de l’Algérie indépendante, n’interrogeant nullement les lieux douillets de leur nouveau pouvoir, reproduisent les mêmes agissements et les mêmes attitudes du colonisateur, adoptant même sa propre image.
42 ans après la libération du joug colonial, les jeunes Algériens se sentent tout aussi colonisés que leurs aînés par des oppresseurs d’un autre genre. Et ce n’est pas le scrutin ou plutôt le montage du 8 avril 2004 qui va changer grand-chose. Cette élection ne serait, en effet, que le résultat d’un ‘deal secret’ assurant à Bouteflika un second mandat, étant entendu que tout continuera comme avant. Car la « démocratie » en Algérie a ceci de cocasse: elle choisit et parfois nomme d’abord son président et le fait élire ensuite par des urnes hautement performantes en termes de victoires assurées. Ministres en poste impunément voleurs et détourneurs, députés et sénateurs prédateurs, sont tous de purs produits de cette haute technologie électorale que seul l’administration algérienne sait maîtriser.
42 ans après l’Indépendance, et avec une économie, exclusivement, prise en charge par la rente pétrolière, un chômage endémique, des pratiques politiques excluant au stade de la pratique concrète, toute parole différente, le présent est toujours amer. « Ils ont fait de nous des gens qui ne peuvent aujourd’hui, pour s’exprimer, qu’avoir recours à l’émeute. » Car incendier des mairies et des structures de l’Etat formel, est une preuve de l’absence de communication entre les gouvernants et les gouvernés et une mauvaise gestion de la société. Non écoutés, les jeunes Algériens se révoltent en usant des seules armes à leur disposition: la rue et les pierres. Cette explosion populaire est vécue comme une résistance à la violence de l’Etat. Bloquer une route est, aux yeux d’un jeune homme au chômage ou d’un ouvrier congédié, une sorte d’affirmation et de défi de l’autre, c’est-à-dire le Pouvoir.
42 ans après l’Indépendance, les jeunes Algériens ne croient plus aux idéaux martelés pendant des années par les différents pouvoirs illégitimes qui ont eu à gérer le pays. Qu’ils soient instruits, analphabètes, issus de milieux aisés ou démunis, la majorité des moins de 30 ans ne pense qu’à l’exil. Tous espèrent partir et laisser ce pays à ceux qui l’ont ruiné. C’est l’une des graves conséquences de la perversion de l’histoire de ce pays que ses dirigeants ont désormais divisé en deux parties : la Nomenklatura, classe des privilégiés, et le peuple, ces damnés de la terre.
42 ans après l’Indépendance, on attend toujours un authentique Octobre. Un Octobre qui tarde certes à venir mais qui viendra sûrement, où l’on finira avec cette Algérie des colonels-colons. Une Algérie ou le journaliste et le caricaturiste doivent aller en prison pour avoir écrit l’évidence. Une Algérie où Salima Ghozali, Ali Yahya Abdennour, Abassi Madani, et Hocine Aït Ahmed sont toujours infréquentables. Disons-le sereinement : l’Algérie d’aujourd’hui est l’Algérie des impostures. L’Algérie d’aujourd’hui ne peut être ni républicaine, ni démocratique ni populaire. L’Algérie d’aujourd’hui est un immense Goulag.