Du sens des valeurs et de leur détournement

Du sens des valeurs et de leur détournement
A propos de l’affaire Benchicou

Par El Hadi Chalabi et Khaled Satour, Algeria-Watch, 12 juillet 2004

L’emprisonnement de Mohamed Benchicou est sans aucun doute une atteinte à la liberté individuelle. Mais la liberté de la presse ne s’en porte pas plus mal en Algérie. Ni mieux. Elle n’existe pas. La mobilisation sans précédent déclenchée ces derniers temps par voie de pétitions multiples n’est qu’un faux-semblant de plus, vide de tout enjeu sérieux en rapport avec la situation réelle des droits de l’homme.

On mobilise des forces de protestation nombreuses, des forces contenues, économisées pendant de nombreuses années, comme s’il n’y avait pas eu jusqu’à ce jour matière à les mettre à contribution, et que la situation des doits humains en Algérie venait soudain de rebondir, frappée d’une atteinte exemplaire et inédite.

Instruit-on ce faisant le procès de douze années de torture, d’enlèvements suivis d’assassinats, de massacres? Y fait-on la moindre allusion, ne serait-ce qu’en passant, pour dire que le pouvoir n’en est pas, avec Benchicou, à son coup d’essai. Non point certes : ce serait trahir le directeur du Matin, dénaturer son « combat », désavouer la « presse indépendante » algérienne toute entière.

Car c’est de crimes contre l’humanité qu’il s’agit, c’est-à-dire de cette guerre totale contre les populations à laquelle ne suffisent pas les moyens de la violence policière et militaire, qui mobilise nécessairement toutes les ressources, depuis l’administration jusqu’à la justice, en passant bien sûr par les médias. Une guerre qui ne se mène qu’avec la mystification et la désinformation, qui doit associer les secteurs de la société qui pèsent de leur poids symbolique, y compris et surtout ceux que l’on peut représenter comme indépendants du pouvoir : les intellectuels et la presse. Et c’est dans cette mesure et dans cette mesure seulement que la presse algérienne a été une presse indépendante : pour garantir son apport spécifique à la machinerie du crime.

Peut-on dès lors pétitionner pour Benchicou au nom de la liberté de la presse et supposer, ce faisant, que le traitement fait par le Matin des événements des années écoulées était du journalisme, qu’il s’opérait dans le pluralisme de la presse et non pas dans le champ de la connivence et de la division des tâches afférente au crime de masse ? Que par exemple c’est par un choix légitime d’éditorialiste que Benchicou a dénoncé la torture d’Ausaresses pendant la guerre d’indépendance, celle de Zerhouni il y a trente ans et celle de Bouteflika aujourd’hui, en justifiant sans sourciller par la doctrine de la « lutte anti-terroriste » la torture subie par des milliers de personnes tout au long de la dernière
décennie (Voir par exemple l’éditorial du 19 mai 2004) ?
Doit-on au moins pétitionner au nom de l’indivisibilité des droits et libertés et affirmer ce faisant sa grandeur d’âme ? Pas lorsqu’on a le sentiment net que cette mobilisation vise selon toute vraisemblance à trahir ce principe et à entériner le caractère sélectif des droits de l’homme. Pas lorsqu’on est convaincu que c’est de la sorte l’exclusion de toute appartenance juridique d’une partie de nous-mêmes Algériens, stigmatisée comme des « infrahumains », qui continue, dans ce fractionnement violent de la communauté par lequel s’est enclenché le crime contre l’humanité et que celui-ci paraît dès lors se perpétuer, d’une manière insupportable, sous couvert d’une protestation en faveur de la justice.

On le voit bien, en effet : dans le tintamarre de la mobilisation pour Benchicou, le silence de toujours sur les crimes du pouvoir demeure total. C’est un silence consubstantiel à cette protestation elle-même, animée par des journalistes qui ne sauraient abjurer leurs engagements – ceux de l’intéressé lui-même.

Pas plus que sur celle relative à la « régularité » de l’élection présidentielle, ni sur toute autre à venir par laquelle le pouvoir persistera à vouloir faire tourner le débat autour de ses enjeux et de ses combines, ce n’était donc pas sur cette revendication qu’il convenait d’opérer une jonction avec des forces se découvrant en lutte contre le régime et qui, nous interpellant au nom des « valeurs », en opèrent un détournement lourd de sens, pour assurer, au prix d’une falsification de procédure, le recyclage des criminels. Au nom des valeurs, fait justificatif inattendu et non moins idéal pour les criminels, on veut susciter un syndic collectif affecté à la liquidation de la demande de justice. Nous pensons quant à nous que ce sont les acteurs qui font les valeurs et qu’il faut veiller sans cesse à remettre celles-ci dans le bon sens : la tête en haut.