Neutralité, dites-vous ?

Neutralité, dites-vous ?

Samir Bouakouir, 21 juillet 2003

Alors que nos compatriotes sont plongés dans une tourmente infernale où s’enchaînent les drames, une fièvre s’empare d’un personnel politique, dirigeant ou non, à l’approche de l’échéance présidentielle de 2004. Avec une espèce de délectation morbide, chacun s’ingénie à imaginer des stratagèmes, où les manœuvre, les intrigues et les marchandages s’amplifient à mesure que l’échéance approche. Et il se trouve des esprits futés, prompts à extraire la vertu du vice, pour tenter de nous convaincre que cette frénésie est annonciatrice de lendemains qui chantent. Ces architectes du virtuel et ces prestidigitateurs professionnels qui ont à leurs actifs milles et une prouesse, semblent aujourd’hui mus par une seule obsession : celle de donner l’image d’un pays qui se normalise et qui a tourné la page d’une ère sanglante, même si subsistent ici et la quelques poches de desperados semant la terreur parmi les populations civiles essentiellement rurales.

Le bouillonnement actuel ne serait, dans leur optique, que l’expression, il est vrai quelque peu anarchique, mais néanmoins encourageant d’une vie politique démocratique. Les écarts enregistrés, les manquements à l’éthique, exagérés par ailleurs, sont à mettre sur le compte d’un apprentissage au demeurant inévitable.

Voila ce qui peut tenir lieu d’une lecture suggérée de l’intervention de Lamari qui place l’institution militaire à l’avant-garde du processus démocratique, allant jusqu’à revendiquer à la fois un Ministre civil de la Défense et la levée de l’état d’urgence, rejoignant ainsi les positions exprimées depuis longtemps par l’opposition !

Soit ! On serait en effet tenté de constater à travers les propos du chef de l’état major une évolution heureuse et salutaire d’une institution considérée alors comme le principal obstacle à l’émancipation démocratique du pays. L’échéance présidentielle servirait alors de test de vérité pour une Armée disposée selon les dires de Lamari à ne soutenir aucun candidat.

S’il ne faut pas limiter cette profession de foi à sa dimension tactique, à savoir le refus de cautionner la candidature de Bouteflika, il y a lieu tout de même de s’interroger sur ses soubassements stratégiques. A considérer évidemment que Lamari a exprimé la volonté de l’ensemble des décideurs, ce qui n’est pas du tout certain.

Ecartant d’emblée l’argument qui veut que l’Armée a décidé d’adopter une attitude de neutralité parce que, selon le verdict discutable de Lamari, l’islamisme violent ne constitue plus une menace pour l’ « ordre républicain ». Trop simple, et un tant soit peu expéditif, que cet argument qui singularise une séquence historique, et fait dater de janvier 1992 l’implication de l’Armée dans le champ politique, alors qu’il est un truisme d’affirmer que c’est l’Armée qui nomme et dégomme les présidents depuis Ben Bella.

L’une des raisons qui apparaît comme vraisemblable et qui peut expliquer les innovations constatées dans le discours de la « grande muette » se rapporte au souci de maintenir une cohésion interne. Le discours sur la professionnalisation et la modernisation, conforme par ailleurs aux exigences du 3ème millénaire, résonne autrement pour une Armée dont l’une des caractéristiques de base est l’hétérogénéité de sa composante. Les anciens clivages hérités de la lutte de libération, conjugués aux contradictions politiques et idéologiques actuelles, ont certainement porté un coup à sa cohésion interne. Pour preuve, la multiplication des dissidences en raison de « la prise en otage d’une institution par un cartel de généraux ».
La gestion et la maîtrise des équilibres entres les différentes fractions s’est avéré, au fil de la crise, un exercice aléatoire.

L’autre raison renvoie aux contraintes extérieures qui agissent puissamment et qui l’obligent à faire la preuve de sa non implication dans le jeu politique. Ces contraintes se résument essentiellement à l’environnement international et aux pressions exercées par les partenaires étrangers, l’Union Européenne en tête avec laquelle un accord d’association a été conclu ; les clauses incluses dans cet accord stipulent notamment le respect de la démocratie et des droits de l’homme.

L’après-11 septembre que d’aucuns avaient perçu comme propice à une caution internationale à la politique d’éradication menée depuis le 11 janvier 1992, n’a pas pour autant permis de lever les soupçons qui pèsent sur l’implication de l’Armée ou de certains secteurs de l’Armée dans des tueries collectives. La menace d’une traduction devant les juridictions internationales place incontestablement les principaux décideurs de l’Armée dans une position défensive qui les incite à faire en permanence la démonstration de leur volonté de ne pas entraver l’action de Bouteflika. La grogne exprimée vis-à-vis de Bouteflika trouve ici son explication première. Il est avéré que celui-ci, censé servir de bouclier face aux attaques extérieures, comme l’a insinué Lamari, a plutôt tenté d’exploiter cet état de fait pour s’imposer comme un président à part entière. Et comme le chef incontesté de l’Armée ; le souvenir du régime de Boumedienne l’inspirant davantage que celui d’une séparation du politique et du militaire.

Les risques qui pèsent sur la cohésion interne de l’Armée, et les conséquences graves pour le pays d’une éventuelle implosion, à terme, ainsi que les pressions internationales devraient inciter les chefs militaires à réviser radicalement leur position. La neutralité vis-à-vis des présidentielles de 2004 ne saurait signifier un acte de rupture avec les pratiques anciennes. La prise de conscience chez les décideurs de la nécessité d’un changement du système passe inéluctablement par un retrait graduel, certes, mais effectif du champ politique. Ce qui, faut-il le souligner, n’est pas incompatible avec la poursuite de la lutte anti-terroriste.

Cette exigence, le retrait, salutaire pour le pays et pour l’Armée, ne transparaît pas dans les propos du Lamari. Il ne suffit pas de prétendre que l’Armée ne se mêle pas de politique pour convaincre. L’Armée a confisqué le pouvoir suite à un processus qui a historiquement débuté par l’exécution de Abane Ramdane, et c’est par le biais d’un processus qu’elle restituera la décision politique aux civils.

Si la levée de l’état d’urgence peut être considéré comme un élément positif, elle ne constitue pas à elle seule un élément accréditant une volonté de désengagement politique. En tant qu’acte isolé, qui ne s’enchaîne pas à d’autres, il ne signifierait d’ailleurs pas grand-chose. En effet, dix ans d’état d’urgence sont davantage venus à bout des déjà maigres espaces démocratiques, que du terrorisme.

Faut-il rappeler cette constante qui veut que pour les tenants du pouvoir un islamiste dompté est préférable à un démocrate intransigeant ? N’a-t-on pas opposé, dans les années 70 et 80 les islamistes aux mouvements de gauche ? Il ne faut surtout pas s’étonner, ou ruer dans les brancards, quand Lamari imagine un Djaballah président. Elle participe de la même stratégie dangereuse qui a consisté à doper le FIS pour annihiler toute alternative démocratique. Avec les conséquences tragiques que l’on connaît.

On comprend mieux pourquoi la levée de l’état d’urgence ne « constitue pas un problème » pour Lamari ou Djouadi. La déstructuration de la société, l’usure et la démoralisation des élites démocratiques, l’emprise de l’Administration et de ses multiples réseaux politico maffieux qui bénéficient d’une impunité totale, sont autant de facteurs qui garantiront demain une personnalité proche du sérail à la tête de la magistrature suprême.

Que se soit Bouteflika, s’il se résigne à être un « trois quart de président »-, ou une autre personnalité-joker, la présidentielle ne sera en définitive qu’une échéance de trop dans un pays ravagé par les violences et les misères de toutes sortes.

La non implication de l’Armée dans cette échéance risque d’apparaître comme une fumisterie et une supercherie, tant les appareils omnipotents du pouvoir sont étroitement contrôlés par les officines de la police politique. Les rebuffades d’un Benflis, les menaces d’un Ouyahia, les élans auto dithyrambique d’un Djaballah ne serviront qu’à pimenter ce mauvais plat qu’on veut nous ingurgiter !

La vérité est que le retrait de l’Armée du champ politique, terme que n’emploie pas Lamari, exige une transition démocratique qui permettra, avant la tenue d’élections, de définir en les constitutionnalisant les principes et les règles à respecter, et de construire les instruments d’une participation effective de la population à la vie politique et sociale. La démocratie ne se résumant pas à l’isoloir, nécessite des espaces de liberté et des cadres d’organisation politique autonomes. La prise en charge de la société par elle, en dehors des carcans artificiels imposés, révèlera des capacités et des potentialités insoupçonnés.

Il n’est pas exagéré de dire que la majorité de nos concitoyens aspirent à la modernité et au progrès, et à jouir des mêmes droits que ceux des nations développées. Il est temps de se débarrasser du « spécifisme culturel » et de l’ « économisme », les deux principales matrices idéologique de l’autoritarisme.

Samir Bouakouir
Cadre du FFS
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