Les réseaux au pouvoir: Effondrement de l’Etat et prédation

Les réseaux au pouvoir

Effondrement de l’Etat et prédation

Omar Benderra, Confluences Méditerranée – N°45 Printemps 2003

Depuis le coup d’Etat militaire du 11 janvier 1992, les centrés de décisions effectifs en Algérie s’articulent exclusivement autour du haut commandement de l’armée et des services de sécurité. Le groupe restreint d’officiers supérieurs qui détient le pouvoir est constitué dés responsables au plus haut niveau de l’armée et d’un nombre très réduit de généraux «à la retraite». De fait, le coup d’Etat, en plaçant l’Algérie sous des lais d’exception, a asservi l’autorité civile – Président de la République, Assemblée, appareil judiciaire…- aux centres de décision militaires. Le contrôle de toute activité politique, économique ou sociale est exercé par des polices militaires, ne dépendant que des généraux qui les dirigent et de l’état-major de l’armée. Le rééchelonnement de la dette en 1994 a participé à la transformation de l’organisation du système politique algérien. En effet, la mise sous tutelle du FMI de l’économie marque l’abandon effectif et durable des prérogatives de puissance publique en termes de gestion économique, fiscale ou monétaire.

La disparition intégrale de toute forme de régulation politique aux deux niveaux institutionnel et économique traduit, selon une formule populaire pertinente, une authentique privatisation de l’Etat. Dans ses prérogatives d’administration publique et d’arbitrage, l’Etat, ou ce qu’il en reste, apparaît aujourd’hui comme la propriété des chefs en exercice de l’armée. Ces «décideurs» subordonnent tous les centres, acteurs, mécanismes et instruments de gestion sociale au contrôle de réseaux informels composés d’obligés et clients. Les individus qui constituent les relais économiques et sociaux du groupe de direction sont choisis par les services de sécurité, d’abord parmi les généraux à la retraite, ensuite parmi les civils en fonction de critères d’allégeance et de soumission.

La cooptation sur des bases claniques par des structures elles-mêmes caractérisées par le refus du droit et la médiocrité contribue directement à l’effondrement de l’Etat et à la démoralisation de la société. L’opinion perçoit ces modes de gestion par l’incompétence comme un des aspects d’une inexorable décomposition de l’Etat. En réalité, le recul de l’Etat au profit des réseaux est une option délibérée qui permet de contourner les obstacles à la captation maffieuse des ressources publiques. Dans ce système sans règles du jeu claires et pérennes, les décisions discrétionnaires échappent à toute reddition de compte. Le partage des dépouilles entre les différents secteurs du pouvoir réel peuvent s’opérer en toute opacité. Cette organisation en groupes d’intérêts qui repose sur la fraude systématique et le mensonge permanent détermine directement – dans un contexte de violence très largement instrumentalisée – l’effondrement moral de la société.

Ainsi, plus de onze années sous régime d’exception, de violence généralisée et d’ajustement structurel inopérant ont profondément modifié l’organisation des activités, transformant ainsi les modes de vie de larges secteurs de la société et renversant les hiérarchies caté­gorielles. L’organisation économique ancienne est morte, remplacée par des modes d’activité et de contrôle informels et délinquants de la circulation monétaire et des transactions, illustrée par la scandaleuse banqueroute du «groupe» Khalifa. A côté de ce conglomérat très médiatique, d’autres groupes privés apparaissent spontanément en affichant également un capital très faible, souvent constitué à crédit, démunis de tous fonds propres mais annonçant des chiffres d’affaires colossaux largement inexplicables.

Propagande aidant, l’observateur lointain peut avoir l’illusion d’une évolution positive des structures économiques. La réalité est différente : le secteur public est plus que jamais sous contrôle. Les entreprises publiques disparaissent quand elles ne valent plus rien aux yeux des différentes intermédiations financières et commerciales ou bien sont poussées à la faillite. Les réseaux de bureaucrates et d’hommes d’affaires qui ponctionnent de bout en bout le secteur public, de la chaîne d’approvisionnement en passant par la production jusqu’à la distribution organisent la faillite formelle des entreprises saines afin de répartir les actifs au plus bas prix.

Privatisation ou non les personnels exclus du salariat ne retrouvent pas d’emplois et rejoignent la population active jeune au chômage structurel. Il n’y a en réalité que très peu d’investissements durables. Malgré les effets d’annonce, le climat des affaires n’incite pas à la confiance. Personne, y compris les businessmen qui profitent de la situation, ne se risque à investir. Les profits les plus élevés à court terme sont l’unique préoccupation de haut en bas de l’échelle d’activité. Le revenu par tête a diminué de moitié en dix ans alors que les réserves en devises augmentent démesurément et que la contrainte de l’endettement demeure menaçante dans l’éventualité d’un retournement du marché pétrolier. Les excédents budgétaires scandaleux sont affectés à de prétendus chantiers de plein emploi en éternel recommencement et dont le seul vrai objectif est la distribution de la manne publique aux réseaux.

Dans la PME privée du secteur concurrentiel indépendant des circuits contrôlés et dans les secteurs nombreux de micro-activités, le désinvestissement et la réduction d’activité sont l’unique option disponible. Cette attitude s’explique techniquement par la pression conjuguée de la baisse de la demande, du désarmement tarifaire et psychologiquement par l’absence de confiance dans une forme de gouvernement perçu comme un corps étranger, hostile et parasitaire.

La gestion politique, marquée depuis 1992 à ce jour par l’aventurisme interne et externe, a trouvé sa justification théorique au plan économique dans l’ajustement structurel que l’étranglement en matière de paiements a imposé en 1994. Ce discours est venu conforter des appareils d’État complètement dévoyés dans une gestion des affaires publiques réduite à la seule dimension sécuritaire. C’est ainsi que, même après l’achèvement en 1998 de l’absurde programme d’ajustement structurel (PAS) imposé par le «caritatif» ami du l’Algérie officielle, Michel Camdessus, Directeur-général du F.M.I., l’administration résiduelle continue d’appliquer mécaniquement des conditionnalités auxquelles elle n’est plus tenue.

La disposition à s’inscrire spontanément, automatiquement, et sans que nul ne le lui demande, dans la subordination à l’hégémonie néolibérale, constitue – surtout depuis 1999 – l’unique posture du régime. La ligne stratégique de Abdelaziz Bouteflika s’exprime dans l’alignement opportuniste au discours dominant dans les marchés internationaux, les gouvernements occidentaux et les institutions multilatérales. Le fait d’être rejeté par la société explique largement la préoccupation constante du régime à se placer sous protection externe. Il traduit l’état d’impotence et de paralysie complète d’une classe politico-médiatique sans substance. Ces fonctionnaires du vide ont pour mission impossible d’animer le néant institutionnel, de masquer l’absence de sens et de projet d’une «caste-Etat» en rupture avec la population. Ces jeux de rôle auxquels personne n’adhère ni ne donne le moindre crédit, pas même leurs figurants, confèrent aux représentations officielles un caractère d’irréalité uniquement démenti par la gestion policière hyper-violente de la société.

L’organisation de l’inefficacité
Les nouvelles configurations sociales séparent nettement les privilégiés – de moins en moins nombreux relativement – des salariés et entrepreneurs appauvris et marginalisés ; les classes moyennes en déshérence rejoignent progressivement dans la précarité et les expédients la masse croissante, déjà très majoritaire, du sous-prolétariat.

L’absence de perspective, le découragement et le rejet de toute autorité caractérisent un champ social abandonné. La jeunesse, en révolte et en rupture, est réduite à exprimer sa désespérance en réclamant des visas sur le passage d’un chef d’Etat étranger en visite à Alger. Sur fond de rapine brutale et de verrouillage hermétique de l’expression politique, la désespérance pousse à la délinquance et la radicalisation politique – à la recherche de nouvelles formes d’encadrement – s’installe dans la durée et se généralise.

Une transition économique efficace n’a pas été possible faute de projet et d’un minimum d’institutions politiques autonomes et représentatives. L’échec est patent, profond, général. L’Etat, c’est-à-dire le contribuable, a perdu environ 3 milliards de dollars dans les opérations de liquidation des entreprises publiques menées de 1992 à 1996 et 6 milliards de dollars depuis 1990, sans compter les pertes dans le secteur bancaire. Les assainissements toujours répétés ont historiquement coûté à la société près de 20 milliards de dollars, partagés entre détournement interne, gaspillage et remboursement des dettes externes.

Les abandons, dans des conditions peu claires, des actifs de près de huit cents entreprises n’ont rapporté que 200 millions de dollars au trésor. Ceci, alors même que le remboursement des dettes et le financement des prolongements sociaux de ces liquidations ont coûté 3,5 milliards de dollars. Cette dilapidation gigantesque de biens publics n’empêche pas le programme de transfert réel au secteur privé des actifs publics d’être désespérément en panne an moins depuis 1998

Les transactions financières de cette ampleur, supportées par la société, sont extrêmement rémunératrices cependant pour les réseaux militaro-affairistes qui en bénéficient. A l’évidence, ce déséquilibre est favorable à ces milieux. Il vaut mieux pour eux que les opérations d’assainissement ne cessent jamais.

Dans un contexte de déliquescence de l’appareil gouvernemental et de sourds conflits d’intérêts rentiers autour du pactole, la situation demeure bloquée. La suppression des holdings publics, accusés de tous les maux, comme avant eux les fonds de participation, n’a rien apporté, au contraire. Elle a soustrait les faibles marges d’arbitrage possibles dans ces cas aux instruments de marché et a compliqué les régulations en les remontant au niveau administratif et politique. II n’y a de solution, ni d’alternative sérieuse que, précisément, dans l’abandon de la gestion bureaucratique discrétionnaire des actifs publics. Mais il n’est évidemment pas question, sans cette mécanique, il n’y a plus de courroie de transmission des ordres pour soustraire au trésor des revenus occultes.

C’est pourquoi, alors que l’on promet régulièrement de revisiter le dispositif au prix à chaque fois d’une crise gouvernementale, le contrôle prébendier du secteur public ne change pas de mains, les promesses ne sont pas tenues et le serpent continue de se mordre la queue depuis onze ans. Les opérations continuent de se dérouler dans l’ombre. Dans tous les cas, il s’agit au mieux d’un remake hors contexte de ce que tentaient vainement de faire les gouvernements Brahimi et Merbah à la fin des années 80 pour empêcher justement la transition vers le marché. Ne voit-on pas se reconstituer d’ailleurs en arrière-plan de la nouvelle fausse perspective, vieillies mais n’ayant rien appris les mêmes équipes de brainstorming et de montages systématiquement effondrés?

En attendant, le patrimoine des entreprises publiques est sérieusement compromis. L’endettement de l’industrie publique dépasse la valeur globale de ses actifs. Il est encore question d’un ultime – un nouveau «dernier» – assainissement formel du secteur public dépassant en valeur tout ce qui a déjà été englouti. Le même scénario va fonctionner pour une autre recapitalisation des banques sans qu’elles cessent de servir de comptoirs de financement à fonds perdus au profit de détenteurs de gros capitaux sans la moindre prise de risque. Le système bancaire et les appareils douanier et fiscal apparaissent ainsi pour ce qu’ils sont en réalité : les canaux stratégiques de l’accaparement illicite et du blanchiment. Les banques subissent, à la veille d’une hypothétique privatisation, une dégradation renouvelée des portefeuilles. En effet, les créances irrécouvrables continuent de s’accumuler tandis que les ressources permanentes et sûres font défaut du fait de la dégradation des niveaux d’activités des entreprises. Cette situation est renforcée par la politique monétaire qui continue de pénaliser sans justification le crédit moyen et long en dépit du désendettement certain du trésor.

Dans cet environnement, l’instrument financier reste bien évidem­ment des plus archaïques. La modernisation de l’activité bancaire, toujours urgente et prioritaire mais tout à fait théorique, représente le vrai serpent de mer des programmes de transition vers le marché. Entre 1991 et 1999 le Trésor a injecté l’équivalent de 45% du PIB dans les banques publiques pour des opérations de recapitalisation et de rétrocession des mauvais crédits. Le Trésor est de nouveau contraint sous la pression des créanciers de devoir repayer aux banques sur le long terme 200 milliards de Dinars de créances non recouvrables, d’effacer 40 milliards de dettes et de recapitaliser immédiatement les banques pour 20 autres milliards afin de les rendre présentables pour un éventuel rachat. A nouveau, près de 10% du PNB, soit l’équivalent d’un an de production agricole, vont être consacrés à cette opération qui risque fort, faute d’un vrai changement des règles du crédit, de connaître le même sort que les assainissements précédents.

Chaque fois que l’assainissement a en effet été réalisé en amont, la précarité des banques s’est trouvée alimentée en aval par la gestion discriminante, laxiste, incontrôlée, du crédit et l’accumulation toujours renouvelée de créances douteuses sans que le contrôle du propriétaire, le Trésor, ou de la Banque d’Algérie, légalement responsable, n’ait été exercé. La proportion des créances douteuses, y compris pour les privatisations déjà réalisées, a fait monter les ratios des pertes sur prêts à plus de 60%. Dans ces conditions, la rétention des crédits et les taux d’intérêts exorbitants ne pénalisent que les entreprises réellement productives qui abandonnent régulièrement leurs activités. Les entreprises fictives sur lesquelles sont adossés les prêts et les transactions, et qui font faillite ensuite, sont en croissance continue. La centrale des risques, prévue par la loi pour surveiller la distribution et la performance du crédit, n’a, bien entendu, jamais été mise en place. On peut donc légitimement s’interroger sur l’utilité d’un nouvelle restructuration sans évaluation des responsabilités et qui ne peut pas s’installer dans une perspective de rationalisation effective

L’inefficacité de l’intermédiation des banques et le refus de faire fonctionner les instruments de contrôle de la politique financière et de ses performances sont en effet au centre des problèmes de l’échec du modèle économique réel. Cette question est certes un sujet permanent de débats dans les appareils politico-administratifs, en particulier depuis 1994 et la mise en place des conditionnalités du PAS. Cependant, les enjeux et les implications sont de toutes parts soigneusement tus. Cette omerta contribue évidemment à empêcher la mise en place des changements appropriés. A partir de 1994, le rééchelon­nement a fourni directement et indirectement 21 milliards de dollars de ressources financières transitoires officiellement destinées à financer la transition vers une économie cohérente et également réduire le chômage. A ces financements importants organisés par le F.M.I., il faut ajouter les rentrées inattendues émanant de la hausse des prix pétroliers. Les prix pétroliers ont été de 15% supérieurs aux prévisions établies lorsque le PAS a été mis en place en 1994. Ainsi, en plus des 21 milliards de financements externes, la Banque d’Algérie a enregistré 17 milliards de dollars supplémentaires pour financer la transition. En d’autres termes, l’Algérie a obtenu deux fois plus de financements qu’il était envisagé par le F.M.I. pour garantir le succès du passage à l’économie de marché.

En déduisant l’augmentation des réserves non utilisées de 20 milliards de dollars à ce jour, force est de constater que le système financier a utilisé au moins 18 milliards de dollars (soit l’équivalent d’un tiers du PNB en 2002) qui n’ont pas été efficacement transformés dans l’économie, puisque la production a stagné, voire reculé, et que le niveau d’endettement est toujours coercitif. C’est l’illustration la plus patente de l’absence totale de leadership, de capacité de gestion et de contrôle des capitaux qui frappe d’incapacité l’appareil économique et institutionnel.

La gestion discrétionnaire de privilèges financiers sans contrepartie et l’allocation des prébendes au niveau de l’arbitrage central sont les deux pathologies du système militaro-policier. Les entreprises fictives sur lesquelles sont adossés les prêts et les transactions et qui font faillite ensuite dépasse 70% depuis 1995. Est-il alors utile d’évoquer la fraude fiscale largement facilitée par la mise sous le coude depuis 1992 de la réforme du système fiscal ?

Le phénomène de diffusion de la corruption a connu une expansion massive avec l’émergence puis l’inflation de structures d’intermédiation politique, paramilitaire et administrative nouvelles. Les appareils d’État, devenus progressivement inopérants dans le contexte de l’ajustement structurel sous régime policier, vont changer de statut. Ces appareils passent de centres d’organisation ou de construction d’alliances pour le partage des prébendes dans l’économie «administrée» ancienne, à celui de structures subordonnées aux réseaux de prédation et de capture dans l’économie «structurellement ajustée». En d’autres termes, l’Algérie est passée, dans un contexte de très grande violence, d’une économie dirigée, bureaucratiquement administrée, de type socialiste, à une sorte de pseudo-privatisation sans droit qui a consisté à transférer les monopoles publics d’entre les mains de bureaucrates aux ordres vers des groupes d’intérêts dirigés par des hommes d’affaires strictement encadrés. Dans cette organisation ces appareils sont directement insérés dans les réseaux dans une logique d’affermage.

En effet, les groupes d’intérêts ne peuvent évidemment aboutir à cette appropriation privative des biens publics et des appareils d’Etat sans l’implication permanente de l’ensemble des appareils. La protection est assurée par la hiérarchie policière et militaire qui contrôle le gouvernement, l’administration chargée de l’application du droit économique et social commun ainsi qu’évidemment la justice. C’est le sommet effectif de cette hiérarchie qui est naturellement au centre de la toile. Aucun détournement ni privilège, à aucun niveau du réseau tissé par ses relais, ne peut lui échapper. Comme l’araignée, le commandement effectif est sensible à toutes les vibrations sur la toile même si les «décideurs» ferment les yeux sur les corruptions subalternes pour mieux les asservir. C’est cette organisation de la confusion qui prévaut sans faille depuis 1991 dans le cadre de l’Etat d’urgence et des lois d’exception. Elle a trouvé un discours «théorique» comme on l’a vu, depuis 1994, dans les accords avec le FMI et souhaite désespérément acquérir une nouvelle virginité au nom de l’association avec l’Europe et avec les États-Unis dans la lutte contre le terrorisme.

Quels sont les mécanismes de fonctionnement de l’organisation du désordre? La garantie suprême de fonctionnement de cette organisation se situe dans les lois d’exception justifiées par la situation sécuritaire Dans un tel contexte. le corrompu et le corrupteur national ou étranger, agissent sans prendre de risques. La gestion de la subversion permet d’éviter l’association des mouvements sociaux aux catégories diverses de privilégiés dans les arbitrages inévitables en vue de maintenir les équilibres entre réseaux et groupes d’intérêts associés sous le seul contrôle d’appareils d’Etat totalement opaques.

Cette évolution est favorisée depuis le milieu des années 80 par un glissement générationnel qui se traduit par une modification de la culture des hiérarchies militaro-policières. Avec le temps, les officiers issus du mouvement national et de la guerre d’indépendance disparaissent ou sont marginalisés ; ils ne sont plus aujourd’hui que des faire-valoir convoqués à chaque célébration «historique». Les officiers de l’ALN prépondérants au sommet des appareils jusqu’à la fin des années 70 se sont révélés incapables de faciliter l’émergence d’une relève, civile, policière ou militaire, susceptible d’assurer une transition moins heurtée.

A l’inverse, ces cadres ont cédé progressivement la place, pour le moins par absence de vision stratégique, mais aussi parce qu’ils étaient enferrés dans d’inavouables compromissions, la corruption et les démissions successives, à une génération de féodalités issues de l’armée, des polices et d’un personnel politique aux ordres, n’ayant aucune vocation de service public. La direction de ce groupe, les «janviéristes», en référence à l’expulsion-démission de Chadli Benjedid le 13 janvier 1992, est incarnée par l’inusable chef de cabinet présidentiel le général Belkheir. Entouré de quelques seigneurs de la guerre, ce groupe se trouve en réalité aux commandes du réseau dominant depuis le début des années 80.

L’intermédiation diversifiée, l’ancienne ayant fait allégeance et la nouvelle installée par la direction du putsch, occupe les positions stratégiques dans tous les secteurs marchands, contrôle les patrimoines publics, la production et le crédit en passant par l’immobilier et les marchés publics. L’accaparement est devenu l’unique ciment, le gage de solidarité des privilégiés pour la survie du régime. Le nombre de ceux qui sont au-dessus des lois s’accroît au fur et à mesure qu’enflent les effectifs des forces de sécurité et que se mettent en place les décisions de fausse libéralisation du commerce, de fausses privatisations et de vrai démantèlement des services publics.

Depuis 1999, le chef de l’Etat placé dans la précipitation d’une fraude caricaturale n’a pas hésité, pour se crédibiliser et éliminer pour le compte de ses commanditaires les clientèles couvertes par la gestion Zéroual/Betchine, à faire mine de reconnaître à plusieurs reprises publiquement que la corruption est au sommet du pouvoir. De fait, le président «installé» a ainsi fondamentalement mis à mal le voile de camouflage officiel de décideurs qui avancent toujours derrière des comparses. L’argument vaut également pour ce président, en tant que marionnette consentante, et pour ceux qui le manœuvrent, en tant que responsables réels. Depuis, les plumes autorisées osent, comme on le voit aujourd’hui dans la presse autorisée comme dans l’édition, aller plus loin que la dénonciation de la corruption des trabendistes, des émirs du GIA ou autres fonctionnaires subalternes.

Dans ce discours renouvelé, les corrompus ne sont plus cette mafia politico-financière aux contours indistincts, qui, agissant dans l’ombre, transgresse les règles publiques, en dépit de la bonne volonté d’autorités toujours compétentes, mythe commode usé jusqu’à la corde et servi ad nauseam pour leurrer les belles âmes et fourvoyer l’opinion dans de fausses pistes, à l’instar de celle au bout de laquelle Boudiaf a perdu la vie. L’ère de la prétendue irresponsabilité collective des décideurs est révolue. Cette mystification qui sert encore aux exécutants dociles et aux clients des véritables auteurs de la prédation ne peut plus cependant être reprise de façon mécanique à l’occasion de chaque tentative de ravalement de façade du régime. Les chefs de réseaux sont identifiés et leurs noms connus de l’opinion.

L’Algérie vit depuis si longtemps une telle situation d’arbitraire structurel brutal qu’il n’est plus possible, en effet, de réduire la corruption à une distorsion de «gouvernance» ou à de faibles capacités de gestion et d’information. Cette interprétation trompeuse est développée à bon escient dans le discours économiste «savant» du régime; il s’agit – de fait – d’une sorte d’hommage servile de la corruption intellectuelle bureaucratique à la corruption économique. Ces justifications relèvent le plus souvent d’un choix délibéré d’«élites» pseudo-critiques du système en place; il n’est en réalité question pour ces dernières que de refuser de livrer ce qu’elles savent pour éviter le risque de prendre parti et d’assumer les implications politiques et morales de leurs analyses. In fine, ces élites à l’encan ont le souci d’actualiser leur offre de service «revisitée» dans l’éventualité du renvoi de Bouteflika. Ces postures et procédés émergent systématiquement à chaque fois que le thème de la corruption refait surface dans le discours politique, la littérature officielle et la presse privée.

La stérilisation actuelle de l’économie et les règlements de comptes oui la caractérisent en permanence s’expliquent par les conditions d’application d’un droit néo-beylical, dans lequel l’administration réduite à sa plus simple expression n’exerce plus que sa capacité de nuisance. En réalité, toute transaction frauduleuse, si minime soit-elle, ne peut se concrétiser que si elle est couverte par l’autorité militaire et/ou policière à n’importe quel niveau. L’enrichissement garanti et protégé doit nécessairement trouver sa source dans un passe-droit octroyé par ces hiérarchies. C’est un privilège institutionnel sous forme d’octroi régalien qui récompense à tous les niveaux l’action pour la survie et la consolidation du régime, quelle que soit la transaction visée, importation, exportation, marché public, privatisation.

La dictature des réseaux est à la source du désordre structurel, de l’instabilité politique chronique et de la permanence des lois d’exception. Elle se manifeste simultanément au niveau de l’ensemble des appareils de décision et de souveraineté de l’Etat, englobant tous les niveaux et toutes les missions, alimentant ainsi la division entre les groupes d’intérêts qui assurent le leadership effectif au niveau du pouvoir. En l’absence de règles et de projet, il n’y a plus en effet que les rapports de force qui permettent de gérer au jour le jour des réseaux de prédation devenus trop vastes et trop complexes.

La période post-ajustement est caractérisée par l’aggravation des comportements rentiers des acteurs économiques du fait des conditions inversées de mise en oeuvre du Pas. De plus, les conditions politiques d’une rupture des rapports de force dans le pouvoir en faveur de formes de compétitions productives susceptibles de soutenir le changement demeurent contrariées par le verrouillage politique.

Les modalités de la prédation sont complexes ; si l’acte de corruption prend ainsi toujours la forme d’une extorsion, s’agissant d’un séide du régime, ou d’un détournement sous menace, s’agissant d’un intermédiaire «agréé» dans les appareils d’Etat, les courroies de transmission sont variées et les sous-réseaux économiques parallèles proli­fèrent. Cette complexité synonyme de confusion est nécessaire pour garantir l’anonymat des commanditaires et permet également l’introduction dans les circuits des organisations criminelles nécessaires aux opérations de blanchiment, fuite et recyclage des capitaux.

La compréhension du phénomène passe ainsi par la prise de conscience de l’existence et la localisation du centre de gravité d’une pyramide dont les sommets constituent les trois obstacles solidaires que sont la corruption financière, la corruption politique et la corruption de la justice. La gestion de ce centre du système en crise est l’œuvre exclusive des membres de la hiérarchie militaire et policière détenteurs uniques de l’autorité réelle. Toute autre autorité est un leurre ou, comme on le voit dans la parade de gouvernements insignifiants depuis juin 1991, une mascarade inconséquente où le grotesque le dispute au criminel. Les affairistes et les politiques apparents ne sont que des associés mineurs couverts par une garantie de l’impunité et du rapport de forces avantageux ; leur marge de manœuvre ou d’autonomie est nulle.

La société bâillonnée, dépouillée de ses attributs citoyens, est contrainte par la terreur et l’arbitraire. Elle supporte le poids de l’ajustement sans contrepartie pendant que les acteurs des marchés internationaux, profitant de son absence, imposent leurs conditions à un Etat subordonné, impotent et sans voix. Le projet de loi libéralisant les hydrocarbures en optant pour le régime de la concession puis à moyen terme pour la privatisation de la Sonatrach – finalement «gelé»- est une illustration patente de cet «à-plat-ventrisme d’Etat».

A l’évidence, il n’est pas raisonnable d’imaginer que la modernisa­tion et l’efficacité économique puissent être atteintes dans ces conditions. Même le F.M.I. – traditionnellement très complaisant avec le régime – en vient à constater sans ambages dans son rapport le plus récent (13 mars 2003) la stérilité et l’absence complète de réformes en dépit du discours et des capacités financières très favorables. Il est faux de penser que ceux qui confisquent le pouvoir et monopolisent les privilèges puissent être intéressés à abandonner les rémunérations faciles des commissionnements illicites pour prendre le risque de se constituer en courant social entrepreneurial acceptant la sanction du droit et du marché. Cela ne correspond pas aux intérêts à court et moyen terme des putschistes, de leurs associés en Algérie et à l’étranger. Si le régime venait à envisager par nécessité l’ouverture politique comme il a été tenté de le faire après les révoltes d’Octobre 1988, il y a dix ans, ses dirigeants effectifs savent par expérience qu’à y perdraient à coût sûr leur pouvoir.

C’est donc simultanément à partir de ces niveaux qu’il faut envisager, en cette onzième année de la torture, des disparitions et de régression, les conditions d’une sortie honorable du drame algérien d’une possible dynamique de modernisation et de dépassement rapports internes et externes d’extorsion et d’exploitation qui caractérisent l’économie stérilisée. Ces obstacles qui entretiennent les corruptions et les liens que les détenteurs internes et externes de pouvoir entretiennent pour bénéficier du vrai pouvoir de décision doivent être aujourd’hui la préoccupation centrale en vue de la remise on état d’un minimum de gestion publique. C’est alors que pourront être définies de véritables conditionnalités praticables et dessinés des programmes crédibles de croissance, sans mettre en cause d’aucune façon la logique de marché concurrentiel, mais plutôt en la sauvant. Tout examen partiel ou analyse de surface n’a pour effet, en définitive, que de systématiquement conforter les mystifications élaborées au cœur des vrais lieux de pouvoir en Algérie; l’expérience l’a montré…

C’est pour toutes ces raisons que les catégories qui auraient pu accomplir de véritables modernisations et pérenniser les réformes vers l’économie de marché – classes moyennes productives laborieusement constituées, encore faibles et fragiles, encadrement syndical et technicien du secteur public, salariés du secteur social, liées par l’exigence de survie -, sont marginalisées, empêchées de s’organiser et écartées du champ politique. De façon générale, le savoir-faire de toutes les formes de compétences sociales et scientifiques est bridé, la responsabilité exclue parce qu’ils font courir un danger mortel à une citadelle en ruine assiégée de toutes parts, du fait de ses excès d’injustice et de corruption.

Au-delà des prismes idéologiques, la crise algérienne apparaît ainsi comme le résultat d’un accaparement de l’Etat par une dictature dont les seuls relais sont des réseaux de prédation. Ces réseaux seuls bénéficiaires de la confusion et du désordre, en s’opposant à toute tentative de réforme, ne font que préparer les conditions de leur éviction violente du corps social. Le blocage politique, la stagnation économique et le recul social se traduisent par la dégradation continue et insupportable de la situation du plus grand nombre. Le verrouillage du champ politique, les manipulations criminelles – à l’instar de celles nées en Kabylie – augurent des convulsions à venir, du drame sans cesse renouvelé, vécu par une population aux étonnantes capacités d’endurance.

En onze années de sang et de régression, le régime a utilisé toutes les stratégies possibles, les plus tortueuses et les plus cruelles pour nier la société et imposer l’arbitraire. Mais tous les subterfuges et tous les faux-fuyants aboutissent à la même impasse, à la stérilité et au recul. En Algérie, le problème central, source de toutes les convulsions, n’est pas d’ordre économique ou technique, il est politique. Ce qui est en cause c’est une dictature brutale relayée par des groupes d’intérêts avides et sans scrupules. Ce système a trouvé dans la guerre contre l’islamisme armé la justification à toutes ses exactions et tous ses abus. Il reste, en dépit de tous les amalgames et de toutes les manœuvres, que la lutte anti-subversive est vaine et illusoire quand les centres de reproduction des subversions se situent au cœur même des appareils de pouvoir. Le dilemme n’est pas dans l’impossible choix entre une obscurantiste, totalitaire, de l’islam et des généraux corrompus tout aussi totalitaires. La société algérienne plurielle existe, des courants politiques très divers la traversent comme toute société vivante. Bâillonnée et violentée, cette société refuse, par la résistance passive et l’indifférence aux gesticulations du pouvoir, le désordre et la tyrannie L’émergence d’une société démocratique est la condition fondamentale préalable au retour à une économie efficace, à la libération des initiatives créatrices. La seule véritable sortie de crise passe par la reconnaissance de la primauté du droit, le respect de l’expression citoyenne et des institutions réellement représentatives.

Omar Benderra est un ancien président de banque publique, chargé de la négociation de la dette extérieure de l’Algérie par le gouvernement réformateur (1989/1991). En exil en France depuis 1992, il y est consultant – Membre du Centre For North African Studies, Cambridge University. Dernier article paru : «Économie Algérienne 1986/1998: les réseaux aux commandes de l’Etat», in La Méditerranée des Réseaux, sous la direction de Jocelyne Cesari, Maisonneuve & Laroche, octobre 2002.