Pétrole et Pouvoir en Algérie : les avatars de la gestion de la rente

Pétrole et Pouvoir en Algérie : les avatars de la gestion de la rente

Omar Benderra, Confluences Méditerranée n° 53, printemps 2005

« La nouvelle loi sur les hydrocarbures nous est imposée ». Devant un auditoire de syndicalistes costumés et de ministres naturellement admiratifs, le président Abdelaziz Bouteflika, explique benoîtement que la réforme du secteur des hydrocarbures répond à une injonction extérieure… Le plus intéressant est que cette déclaration soit prononcée le 24 février 2005, trente quatre ans après la décision « historique » de l’ancien président Houari Boumediene de nationaliser les hydrocarbures. Le 24 février est devenu depuis 1971 une journée de commémoration qui a servi à entretenir une mythologie nationaliste autour de l’entreprise nationale Sonatrach, en charge de l’exploitation, de la commercialisation et du transport des hydrocarbures, mais également exerçant un pouvoir régalien d’octroi de droits d’exploitations et de prospections aux entreprises étrangères. Source de rente – 97% des recettes en devises proviennent des exportations d’hydrocarbures – l’entreprise est sous la coupe directe du pouvoir, lequel entretient un esprit corporatiste au sein des personnels qui sont en général infiniment mieux lotis que le reste des entreprises publiques. L’humour frondeur des algériens a souvent produit des blagues savoureuses sur les avantages comparés d’être balayeur à Sonatrach ou au palais du gouvernement. Mais le trait n’est guère forcé quand il s’agit de faire une comparaison entre les revenus de l’encadrement de Sonatrach et ceux des autres entreprises publiques. Cet esprit Sonatrach, s’ajoutant à un contrôle policier strict, est devenu un moyen efficace de rétention de l’information. L’entreprise Sonatrach, « mère de toute la rente », a été couvée par le régime comme une poule aux œufs d’or. Pouvoir régalien et monopole sur les activités de production et de commercialisation permettent toutes les manipulations possibles des marchés, des prix, des flux financiers et des coûts de financements. Dans un pays où les choses finissent toujours par se savoir, Sonatrach continue jusqu’à ce jour d’être une sorte d’organisme particulier, auréolé de la réputation de centre névralgique dont dépend le présent et le devenir de la nation.

Mais du discours du 24 février de 1971 de Houari Boumedienne à celui du 24 février 2005, c’est tout autant l’évolution historique du secteur pétrolier que celle du pouvoir qui s’exprime. On bascule dorénavant d’un argument de souveraineté qui a prévalu pendant des décennies pour imposer et justifier la soustraction de l’activité pétrolière à toute forme de contrôle sur l’activité, la production et les recettes vers une ouverture du secteur qui menace directement l’entreprise Sonatrach. L’accroissement substantiel des revenus pétroliers – 31,5 milliards de dollars en 2004 – ne doit pas occulter le fait que l’entreprise a connu une véritable hémorragie de cadres et que le management de l’entreprise est frappé de sénescence. A tous points de vue, la mise en situation de concurrence frontale avec les entreprises étrangères n’est guère en sa faveur. C’est pourtant l’objectif de la nouvelle loi sur les hydrocarbures qui doit être adoptée courant mars 2005 durant la session du printemps d’un parlement aux ordres. La loi n’est contestée que par un très petit nombre de députés réputés trotskystes et chargés exclusivement de fournir un décor pluraliste.

En réalité, derrière un argumentaire construit autour de l’impératif pour l’Etat de reprendre ses prérogatives de souveraineté et de décharger Sonatrach de ces servitudes, l’entreprise risque à terme de ne pas résister. Officiellement et publiquement, il n’est pas question de « privatiser » Sonatrach mais en devenant une entreprise comme les « autres », celle-ci pourrait dans le futur ne pas déroger au régime général et devenir privatisable. Après tout la donne serait plus claire ; ce régime remettrait le pays dans l’état ou il l’a trouvé en 1962, année de l’indépendance. Mais ce qu’il faut noter est que de la vision « souverainiste » à celle de « l’ouverture », on retrouve la même logique politique et les mêmes caractéristiques dans la gestion du secteur des hydrocarbures. La première est que secteur pétrolier a constamment échappé à un contrôle extérieur au premier cercle du régime. Un consensus sans cesse reconduit au sein du pouvoir conforte cette soustraction durable du secteur pétrolier à la reddition normale de comptes et au droit commun. Même les représentations politiques mises en place par le régime ne sont pas autorisées à demander des comptes sur la gestion de Sonatrach. La création de deux nouvelles structures assumant les prérogatives de souveraineté – Ces prérogatives seront dévolues à deux agences, l’Autorité de Régulation des Hydrocarbures et l’Agence nationale pour la valorisation des ressources en Hydrocarbures (ALNAFT) – maintient un contrôle du pouvoir tout en libérant l’exploitation du secteur des hydrocarbures de la démarche propre à l’entreprise Sonatrach. Dans le but d’attirer les entreprises étrangères déjà fortement présentes, la nouvelle loi remet en cause le système de partage de production de 51/49%. Les entreprises étrangères faisant des découvertes ont droit à des contrats de production d’une durée de 30 ans et peuvent disposer d’un minimum de 70% des hydrocarbures découverts.

Il convient de revenir sur la manière dont été imposée la nouvelle loi sur les hydrocarbures et les raisons internes au pouvoir qui ont suscité initialement des « oppositions » en apparence irréductibles au sein des appareils politiques du pouvoir. Lancée aux débuts de l’année 2001, le nouveau projet de loi sur les hydrocarbures avait suscité des réactions hostiles au sein de l’appareil syndical UGTA, mais aussi au sein de l’ancien parti unique le FLN. Chose surprenante, même le RND (Rassemblement National Démocratique), un parti créé de toute pièce par l’administration et que dirige l’actuel chef du gouvernement s’est opposé publiquement à la remise en cause du système de partage de la production de 51/49% qui prévaut actuellement. Le Forum des Chefs d’Entreprises qui regroupe des entrepreneurs privés, issus de la nomenklatura du régime, publia même un texte très doctrinaire, quasiment de facture « anti-impérialiste », accusant les initiateurs du projet de « lâcher la proie pour l’ombre ». Les entrepreneurs privés allant même jusqu’à reprocher au ministre de l’énergie, Chakib Khelil, de pousser à la surexploitation des gisements et d’obérer le sort des générations futures. L’alarmisme a été poussé à tel degré que l’on pouvait légitimement craindre que l’Algérie soit dans la position, dans un futur proche, de recourir aux importations pour couvrir ses besoins en énergie. Pour la première fois, en Algérie, des partis politiques, le syndicat et même des entrepreneurs privés semblaient s’investir sur un champ qui était jusque-là le domaine réservé du pouvoir. L’ampleur apparente de cette contestation amena d’ailleurs le président de la république à retirer le projet de loi. Le secteur des hydrocarbures serait-il soudain devenu un terrain où les appareils politiques et les associations syndicales ou patronales étaient habilités à exprimer un point de vue voire de négocier ? Les plus optimistes le pensaient, mais les observateurs avertis n’y voyaient qu’une expression d’un conflit interne au régime qui ne portait pas sur le fond de la réforme. Ces derniers notaient à juste titre, que même après le retrait du projet de loi, le ministre de l’énergie, membre important du cénacle présidentiel, continuait de promettre à ses interlocuteurs étrangers la mise en application de sa réforme. Le retrait du projet de loi en 2002 à la suite des contestations émanant des appareils liés au régime coïncidait en réalité avec une période d’hésitation autour du renouvellement du mandat de Bouteflika. Même s’il n’a pas été suivi par ses pairs, l’ancien chef d’état-major de l’armée, le général Mohamed Lamari était notoirement réticent quant à la reconduction de Abdelaziz Bouteflika, encourageant notamment l’ancien premier ministre Ali Benflis à se présenter aux élections présidentielles. Contrer l’adoption de la loi sur les hydrocarbures visait clairement à empêcher Bouteflika d’en faire un atout vis-à-vis des capitales étrangères – le regard que portent Washington, Paris et à un degré moindre Bruxelles – est depuis l’origine un élément primordial pour le régime. Les élections présidentielles se sont tenues et Bouteflika a été reconduit avec un score soviétique. Le général Lamari a d’ailleurs tiré les conséquences de sa mise en minorité en démissionnant de son poste. Le conflit interne autour du poste de président ayant été résolu, la loi sur les hydrocarbures a été immédiatement exhumée. Sans la moindre résistance de ceux qui étaient montés au créneau au cours des années 2001-2002. La gestion du secteur des hydrocarbures reprenait son statut de domaine réservé. Les appareils politiques s’alignent sans la moindre hésitation ni murmure. Le gouvernement d’Ahmed Ouyahia fait mine de sauver la face à l’UGTA en engageant des discussions fortement médiatisées autour de la question. Et sans surprise, l’appareil syndical qui bénéficie – en toute illégalité – d’un monopole de la représentation dans les discussions avec les pouvoirs publics est devenu un ardent défenseur de la loi après avoir été « convaincu » par les arguments du chef du gouvernement.
Relativement plus « digne », le Forum des Chefs d’Entreprise a évité de se prononcer sur la question. Le paradoxe de 2002 a pris fin avec la réélection de Bouteflika, le consensus de fond du régime sur la mise en œuvre de la nouvelle loi prévaut à nouveau. Second élément, le secteur pétrolier et les revenus qui en découlent jouent un rôle central dans l’état des relations entre les clans et les groupes d’intérêts qui composent le régime et entre ce dernier et la société. Au nom d’un principe de souveraineté à géométrie variable, la rente pétrolière est gérée de manière systématiquement opaque. Cette opacité qui permet d’assurer une redistribution inégale de la rente entre la société en général et les composantes du pouvoir. Il est loisible de constater et de montrer que l’échec du développement économique tient moins à la contrainte financière qu’à des choix d’investissements désastreux et à un mode de gestion aberrant. Mais on peut aussi faire un lien direct entre le mode d’asservissement de l’Etat par le système militaro-policier et l’utilisation de la rente pétrolière et les conflits durables mais toujours présents entre l’Etat et la société, et également –surtout ?- des conflits larvés entre les différents clans et groupes du pouvoir. L’irruption de la contestation populaire amorcée en 1986 et exacerbée lors des émeutes sanglantes d’octobre 1988 a suivi de manière quasi-mécanique la chute des revenus pétroliers. Celle-ci explique également l’exacerbation des antagonismes au sein du régime. A l’issue de ces évènements, le parti unique, le FLN, a servi de victime expiatoire apparente à des recentrages au sein du système. L’ampleur du ressentiment social, amplifiée par les accusations de détournements de 26 milliards de dollars, allait servir aussi bien à la montée de la mouvance islamiste qu’à une tentative réformatrice de l’intérieur du pouvoir. On peut également relever que la violence enclenchée avec l’arrêt du processus électoral en Janvier 1992 qui donnait une large victoire au FIS allait connaître un pic d’exacerbation en 1994 avec une situation de cessation de paiement et une tentative de contrôle totalement bureaucratique des dépenses d’importations menée par l’ancien chef de gouvernement Belaid Abdesselam au nom de « l’économie de guerre ». La création d’un « comite ad-hoc » pour les importations va susciter des attaques en règle de la part des appareils du régime pour au bout du compte aboutir au limogeage de Belaid Abdesselam dont l’échec allait servir de justification au recours au FMI et à la mise en œuvre du plan d’ajustement structurel. Comme on peut le constater, le niveau des recettes pétrolières détermine de manière fondamentale l’état des rapports entre la société et le pouvoir d’une part et entre les groupes d’intérêts et les clans au sein du pouvoir.
Il convient aussi de préciser que la corruption et les transferts privatifs de rente ne se situent pas dans les exportations d’hydrocarbures comme c’est le cas pour des pays pétroliers africains mais dans les importations permises par les revenus pétroliers. La nomenklatura algérienne a prospéré à l’ombre du monopole sur le commerce extérieur et des commissions occultes qu’il génère. La tentative réformatrice au sein du régime allait d’ailleurs se heurter de plein fouet à ces puissants intérêts. La mise en place d’un observatoire du commerce extérieur et le recours à un bureau d’études français dirigé par Gus Massiah et Raymond Benhaïm allait être l’occasion d’une virulente campagne de presse versant dans un antisémitisme sordide accusant le ministre algérien de l’économie d’être de « mère juive » et de livrer le « pays à Israël ». Ce qui n’avait pas gêné outre mesure les moralistes hexagonaux habituellement sourcilleux quant il s’agit de dérapages antisémites. Outre cette tentative de déblayer la jungle maffieuse qui continue d’enserrer le commerce extérieur, le gouvernement réformateur a tenté en 1990 de promouvoir une action de transparence dans le secteur pétrolier. Il s’agissait d’aboutir à une circulation efficace de l’information, d’associer les parlementaires, le fisc et les contribuables au contrôle des revenus, d’assurer la meilleure mobilisation des recettes.. Ce projet ambitieux et novateur s’appuyait sur une série de mesures comme la certification trimestrielle, dès octobre 1992, des recettes pétrolières de l’Etat par un Cabinet d’audit indépendant de réputation internationale, la soumission systématique des comptes financiers de Sonatrach à un audit conduit annuellement par un Cabinet de réputation internationale, sélectionné par le ministère des finances et les Fonds de Participation de l’Etat, selon les procédures compétitives communes de choix. Les conclusions de ces audits devaient être publiées fin 1992. Le groupe des réformateurs prévoyait également l’adoption et la mise en œuvre avec l’aide de la Banque Mondiale d’un plan de restructuration du secteur pétrolier séparant clairement les missions de service public, exercées par un établissement public, des missions économiques exercées par des entreprises de la concurrence, agissant par contrat public, sous contrôle parlementaire, avec l’établissement public. Un programme d’action de l’établissement public, issu des rapports d’audit de la Sonatrach (années 1992-93), devait être présenté au parlement issu d’élections libres, au plus tard en 1994.
Ces projets d’évolution du secteur pétrolier disparaissent avec la chute du gouvernement de Mouloud Hamrouche en juin 1991. La tentative de remise en cause du statu-quo qu’il menait créait de violentes tensions au sein du régime. Elle était aggravée par la montée de la contestation islamiste dont la direction a été instrumentée en vue de remettre en question le processus démocratique et de mise en œuvre des réformes économiques.
Au demeurant l’adhésion politique à cette initiative de transparence dans le domaine des hydrocarbures a été alors pratiquement nulle dans tous les appareils de la classe politique, toutes tendances confondues… Les courants représentés dans la bureaucratie d’Etat l’avait considérée comme totalement « irréaliste » et « aventureuse». Prétendre mettre la gestion des hydrocarbures dans le domaine public était encore plus difficile à admettre, même « culturellement » que de songer à réformer l’armée, la police politique ou la justice. Oser rompre avec la pratique de l’utilisation du secteur des hydrocarbures comme source centrale du contrôle du pouvoir financier, n’arrangeait personne au sein des tenants du régime. Et on peut dire sans risque qu’un contrôle citoyen réel du secteur pétrolier dépend totalement d’une démocratisation réelle qui n’est pas à l’ordre du jour. Les revenus des hydrocarbures sont le carburant fondamental du régime, levier diplomatique par excellence, ils lui permettent d’entretenir des paix sociales relatives tout en assurant des redistributions au sein des clans pour maintenir sa cohésion. Celle-ci est d’ailleurs mise à mal durant les périodes de chute des revenus. Aujourd’hui, le renchérissement des prix du pétrole – les recettes ont été selon les chiffres officiels de 31,5 milliards de dollars en 2004 soit plus de 30% par rapport à 2003 – permettent d’occulter la crise qui a travaillé le régime mais également la société au cours de la dernière décennie. Le pouvoir algérien en use politiquement pour tenter de se reconstituer une base sociale. L’effet est strictement limité en raison du fonctionnement erratique et corrompu d’une administration coupée de la population. Cette dernière, consciente de l’aisance financière du pays n’arrive pas à admettre qu’aucun espoir ne lui soit permis dans un pays disposant de telles ressources, recourre avec une constance frappante à l’émeute. Mais pour le régime, la priorité est de reconquérir une respectabilité internationale largement écornée par les atteintes massives aux droits humains au cours de la guerre civile. Le 11 septembre 2001 a été à cet égard une aubaine miraculeuse pour le régime algérien. Mais c’est dans le domaine des hydrocarbures que cette respectabilité finit de s’acheter. En abandonnant la démarche de préservation des intérêts des générations futures à travers la nouvelle loi sur les hydrocarbures, le régime s’attire plus sûrement les soutiens qui comptent dans les capitales occidentales. Les hydrocarbures continuent d’assurer leur fonction politique fondamentale : assurer la pérennité du régime.