La question du pouvoir et les limites de l’opposition démocratique en Algérie
Omar Benderra, Intervention Université de Saint-Denis- 6 mai 2004 , publié par Algeria-Watch, octobre 2004
L’Algérie est bloquée dans une phase pré-démocratique ou l’accès à la scène politique est réservé aux seuls thuriféraires du régime ; plus que jamais aujourd’hui l’exercice des droits citoyens est le privilège – l’exception – réservé aux clientèles du pouvoir. Cette réalité s’est imposée durant la guerre de libération sous deux contraintes à l’époque : d’une part par l’élimination physique du personnel politique par la guerre et la répression et d’autre part par la nécessité de disposer d’un appareil centralisé, hiérarchique et policier. La bureaucratie qui s’est installée depuis aux commandes de l’état, à Tunis historiquement puis à Alger, limitée aux rares lettrés de l’époque (en arabe ou en français) a ensuite, et en permanence, reproduit les mêmes formes d’organisation et le même appareil d’état. Pour être menée à bien cette reproduction bégayante a eu besoin d’instruments idéologiques, d’instruments économiques et de règles de gestion de la société.
Les instruments économiques n’ont pas manqué : dans la période qui a suivi l’indépendance, avec les biens vacants et propriétés nationalisées puis ensuite, notamment depuis 1973, avec le pétrole et gaz.
Cela signifie concrètement que depuis 40 ans la classe politique au pouvoir n’a pas besoin de négocier ses budgets avec les producteurs, les propriétaires et les salariés. Cette gestion rentière n’a été remise en cause qu’entre 1985 et 1994 au moment ou l’effondrement des prix du pétrole et le très fort service de la dette imposaient d’ouvrir le marché et de négocier avec les forces productives.
Au plan idéologique, la bureaucratie a capté l’héritage du mouvement national et de la guerre d’indépendance en se présentant comme une classe politique de libérateurs, faisant valoir le danger extérieur représenté par l’ancienne puissance coloniale et les voisins immédiats du pays tout en développant un chauvinisme autour des appareils d’état et de la menace sioniste. L’idée centrale étant de fabriquer l’image d’une citadelle assiégée en permanence dont la survie passe par la soumission unanime de la société à un ordre autoritaire.
Au plan des règles de gestion sociale, l’état d’urgence et les lois d’exception constituent la norme continue de régulation juridique de la société, sauf entre février 89 (la constitution de 89) et juin 1991.
La nature du pouvoir
Soumis à l’extérieur, corrompu à l’intérieur ; le système de pouvoir n’est rien d’autre qu’une sorte de féodalité prédatrice et inculte fondée sur le clientélisme. La bureaucratie prélève des prébendes les distribue à ses obligés et asservit le corps social ; elle empêche les conditions d’autonomie des organisations comme des individus. De fait, l’action continue du pouvoir consiste dans l’émiettement du front social et la désintégration de toutes les institutions et organisations manifestant des velléités d’autonomie. Le maintien du statu-quo étant sa seule perspective, elle n’a d’issue constante que dans la gestion des fausses contradictions et l’exacerbation des fractures sociales, linguistiques, culturelles et régionales. Ce pouvoir ne se situe pas dans les cadres institutionnels, il est aux commandes de structures policières qui instrumentalisent les institutions en dévoyant leur statuts à celui de simples appareils. Cet état de fait se vérifie de manière caricaturale dans le fonctionnement de la justice en Algérie, réduite selon une avocate des droits de l’homme à un appareil servile.
Cette organisation a pour effet d’étouffer les initiatives et de sur-représenter les dimensions les plus conservatrices de la société. Le débat – interdit – a pour conséquence de stériliser toute avancée et toute remise en cause du statu-quo, ceci dans tous les domaines. C’est ainsi qu’au plan économique, l’ouverture en trompe l’oil profite d’abord aux affairistes improductifs installés dans les groupes d’intérêts dirigés par les maîtres effectifs du pouvoir, au plan socio-culturel ce sont aujourd’hui les tenants de l’islam régressif qui dominent le débat (le statut insultant de la femme en est l’illustration la plus patente) et au plan politique les seules voix habilitées à s’exprimer sont celles qui couvrent les revendications populaires.
En bout de course, la bureaucratie se réduit à sa seule dimension de police clanique chargée de gérer le désordre structurel pour maintenir son hégémonie sur la société.
Comment une opposition peut elle se manifester ?
Comment influencer ce pouvoir, leitmotiv de l’action politique autonome ?. L’opposition en Algérie, démocratique ou non, (il faut s’entendre sur les mots), ne connaît des conditions favorables d’émergence qu’ à condition que l’un ou l’autre des instruments cités venait à faire défaut : entre 1988 et 1992, c’est comme on l’a vu l’instrument économique qui s’est modifié, la légitimité idéologique a été récupérée par les islamistes et par d’autres mouvements (berbère, étudiant, octobre 88) et a quitté l’appareil d’Etat. C’est alors que les oppositions ont pu trouver un terrain d’action. Cet ensemble a permis l’ouverture démocratique (1989/91) qui a permis de supprimer temporairement et partiellement le troisième instrument – juridique – de contrôle social (abrogation des lois d’exception et mise en veilleuse de la police politique).
Depuis le coup d’Etat janviériste, la même classe politique a récupéré la rente économique, a réinstallé l’état d’exception, et a adapté sa propagande idéologique au discours dominant des années 90 : lutte contre l’Islamisme armé mais soutien permanent à tous les archaïsmes (islamique ou non), promotion d’une modernité de façade se réduisant au mimétisme de l’Occident et ouverture de l’économie à l’affairisme parasitaire.
L’opposition réelle, celle qui agit sur le contrôle démocratique des trois instruments, ne peut émerger sans être éliminée.
Le pouvoir utilise pour cela, les techniques éprouvés des systèmes totalitaires :
le refus d’autorisation d’existence (en agissant par la politique sécuritaire et de terreur, les moyens financiers, les lois d’exception)
la dénaturation systématique du message de l’opposition réelle (contrat de Rome) en créant de pseudo-mouvements d’opposition et une fausse presse indépendante, en utilisant l’infiltration policière et la corruption sur une large échelle, en décrédibilisant, y compris par l’élimination physique les militants sincères …
l’enfermement du débat politique autour de la seule question du terrorisme.
Il réussit ainsi à affaiblir et isoler les oppositions à l’intérieur et à l’extérieur et à récupérer graduellement ceux et celles qui ne s’opposent pas sur le fond, c’est à dire sur la nature du régime.
L’action politique autonome est donc très difficile, à la pleine satisfaction d’un système obnubilé par l’idée de refermer la parenthèse ouverte en octobre 1988. L’expression des malaises sociaux ne s’exprime plus que par l’émeute.
Quelles perspectives ?
Dans ce contexte peu enthousiasmant , le pouvoir algérien bénéficie d’un soutien international déterminé par les intérêts bien compris et la confusion autour de l’anti-terrorisme : la scène politique est strictement verrouillée. Il est donc nécessaire aujourd’hui pour tous ceux qui pensent qu’un avenir démocratique est possible en Algérie de maintenir la veille critique et la construction intellectuelle d’alternative sociale et politique crédibles.
L’irrésistible effondrement de l’Etat augure de lendemains très complexes, loin d’être résolue par des artifices sans prise sur la réalité, la crise algérienne s’aggrave chaque jour. Il importe à ce stade d’envisager la formation de réseaux d’animation du débat politique sur les questions concrètes, l’analyse et l’information de l’opinion sur les conditions et opportunités de modification des équilibres politiques . En effet, les déséquilibres structurels de la société algérienne ne peuvent en rien être améliorées par un système d’un autre âge se situant à contre-courant de l’évolution historique mondiale.
Omar Benderra
Paris – Mai 2004