Madjid Bencheikh: « Il y a absence de force alternative au pouvoir »

Entretien avec Madjid Benchikh, ancien doyen de la faculté de droit d’Alger

« IL Y A ABSENCE DE FORCE ALTERNATIVE AU POUVOIR »

Dépêche de Kabylie, mercredi 16 juillet 2003

La nature du pouvoir algérien a fait l’objet de plusieurs études et analyses. L’origine de son immobilisme n’est plus un mystère : la confusion des règles du jeu est doublée de l’emprise de l’institution militaire qui ne parvient pas à libérer l’espace public. La société civile est privée d’espace d’expression, donc de son destin.

Madjid Benchikh, ancien doyen de la faculté de droit d’Alger et ex-président d’Amnesty International, actuellement professeur à l’université de Cergy-Pontoise (région parisienne), explore à son tour le « mystère algérien », dans son livre « Algérie : un système politique militarisé » qui vient de paraître chez L’Harmattan.
Construit sur un long rappel de l’histoire récente de l’Algérie et de la décennie de crise terroriste, il réévalue certains événements majeurs et relativise -au risque de déplaire aux Hamrouchiens parmi lesquels il compte nombre d’amis- bien d’autres. Il esquisse une critique « raisonnée » de la presse algérienne et constate le déficit démocratique au sein même des partis de l’opposition.

Votre livre fait le constat d’un bocage général de l’Algérie. Un livre lucide et désabusé à la fois.
Madjid Benchikh : La raison est simple : Les Agériens n’ont aucune perspective politique à laquelle se raccrocher. Pour continuer à espérer. Ceci est le résultat d’un système politique bloqué et sans chef. L’armée est au centre du système, mais n’arrive pas à assurer les impulsions nécessaires.
Cette situation de blocage produit un certain malaise à l’étranger également. Au point que même l’opinion internationale finit par délaisser la crise algérienne. L’illusion de changement née d’octobre 1988 n’est plus qu’un souvenir. La démocratie de façade ne pouvait déboucher que sur un tel blocage, tant le pouvoir politique n’est pas convaincu de la nécessité de changer de mode de gouvernement.
En fait, ces événements étaient une manœuvre du système lui-même pour se sortir de l’impasse dans laquelle il était. Conclusion : l’impasse est toujours là. Les réformes engagées par le gouvernement Hamrouche ne sont pas si exceptionnelles que veulent le faire croire leurs défenseurs. Elles étaient mal gérées et conduites par des hommes auxquels le peuple ne s’identifiait pas.
Mouloud Hamrouche a certes amorcé un début de mutation, notamment par la mise en place d’une presse pluraliste et des réformes économiques et commerciales. Mais ces réformes n’ont pas chamboulé la logique du système. Les islamistes ont été les premiers à profiter de ses réformes, le commandement militaire avait pris peur. La victoire du FIS aux législatives avortées de 1991 l’a poussé à stopper le processus. Depuis, l’Algérie ne finit pas de s’enfoncer dans la crise.

Vous rappelez l’absence de culture démocratique et l’inexistence de grands partis politiques démocratiques. L’issue de la fausse ouverture démocratique était donc à prévoir ?
L’échec était surtout inscrit dans la démarche du pouvoir politique. Ce qui ne nous empêche pas de nous interroger sur l’absence de grands partis démocratiques. J’explique cela par le fait que ce ne sont pas les partis d’opposition qui ont été à l’origine de la décision du commandement militaire d’ouvrir le champ politique. Les événements d’octobre 1988 ne sont ni l’œuvre du FFS, ni du PAGS, ni d’aucun autre parti politique. Le projet islamiste ne pouvait d’ailleurs déboucher que sur la violence et l’interruption du processus d’ouverture.
L’ancrage populaire des partis démocratiques et la multiplication des associations sont nécessaires à la construction d’une démocratie. Or ce projet a toujours été combattu par le pouvoir. Celui-ci n’est pas seulement contre les islamistes politiques, mais il est également contre une démocratie authentique.

Que faire ?
Continuer à lutter, à travers, par exemple, des associations représentatives, comme je le disais. La démocratie ne peut être qu’une construction de longue haleine. Elle sera d’autant plus laborieuse que l’autoritarisme a longtemps régenté la société. Ceci laisse des empreintes durables sur de larges franges de la société.
Par ailleurs, des intérêts et des fortunes se sont constitués au sein et autour du système. Personne ne peut promettre un changement radical ou immédiat. Ce n’est pas réaliste et le peuple ne croit plus à ce genre de promesses. Il est vrai qu’on ne peut pas écarter de graves crises au sein du système.

Vous êtes juriste, mais vous jugez le débat juridique inutile.
Tenter de comprendre le système politique algérien à travers une étude purement juridique est voué à l’échec. Ainsi, on ne trouvera qu’un seul article dans la constitution relatif à l’armée, alors que c’est elle qui détient la réalité de la décision politique. C’est ce que j’appelle la perversion du système constitutionnel.
L’analyse du système politique algérien passe par l’étude de sa genèse et de son fonctionnement. L’armée est le véritable centre du pouvoir depuis la mainmise de l’armée des frontières de Boumediene sur le pouvoir. Contrairement à l’ex-Union Soviétique, ce n’est pas le parti unique qui décidait, mais le commandement militaire.
Les civils qui sont au pouvoir ne sont là que pour servir de paravent, car ce sont les militaires qui gouvernent réellement. Ils décident en dernier ressort de tout ce qui est stratégique pour le pays, même s’ils confient la gestion à des cadres civils.
Personne ne conteste cette histoire. C’est pourquoi j’ai pensé qu’il fallait l’écrire avec le plus de sérieux possible, et une certaine modération. Le but n’est pas d’accuser quiconque, mais d’analyser le système.

Il est inutile de se positionner sur le terrain juridique ?
Le droit est nécessaire. Les Algériens dont les droits sont bafoués ont intérêt à se référer à leurs droits. Ils ont besoin de lois et de règlement pour s’en servir. Au moment où l’on n’a rien, on a besoin de s’accrocher au droit. Les droits de l’Homme sont à la fois un idéal et un instrument de lutte.
C’est le cas en ce qui concerne la revendication de Tamazight.
Obtenir que Tamazight soit une langue nationale est déjà une avancée. Insuffisante, mais c’est un premier pas. La vraie revendication est de faire de Tamazight une langue officielle, pratiquée partout notamment dans les tribunaux et les écoles.
C’est dommage que ce problème n’ait pas trouvé de solution quarante ans après l’indépendance. L’inscription de Tamazight comme langue nationale n’est pas inutile. Il faut s’en servir pour appuyer la revendication de son officialisation. C’est la même chose pour les droits syndicaux et la liberté de la presse.
La mutation du système politique algérien passe, pour vous, par sa démilitarisation…
Il faut démilitariser le système et en finir avec la police politique, c’est à dire la sécurité militaire. Il y a eu quelques articles dans la presse sur le sujet, mais de manière très épisodique car le sujet est très sensible.
En fait, pour aller vers un processus démocratique réel il faut que l’armée accepte de supprimer la police politique. Tant que nous n’aboutirons pas à cela nous ne pourrons pas éviter les manipulations.
N’ayant pas d’existence officielle pour agir dans le champ politique, elle ne peut agir que de façon opaque et par manipulation. Tant qu’existera la police politique la manipulation demeurera comme une méthode de gouvernement.

Comment y parvenir ?
Il faut continuer à lutter pour une transition démocratique à travers la mobilisation pacifique. Il faut constituer des partis politiques, des syndicats et des associations autonomes du pouvoir.

Comment expliquez-vous le silence des défenseurs des droits de l’homme sur ce qui se passe en Algérie ?
Je suis toujours en relation avec les organisations de défense des droits de l’homme et je garde mes convictions dans ce domaine. On ne peut pas dire qu’elles sont silencieuses sur l’Algérie. Humain Right Watch, Amnesty international et la Fédération internationale des droits de l’homme ont chacune publié plusieurs rapports.
C’est surtout la presse étrangère qui parle de moins en moins de l’Algérie. Ceci d’abord en raison de la diminution de la violence, donc il y a moins d’informations sensationnelles. L’autre raison est l’absence de force alternative pour prendre le pouvoir. Les gouvernements européens défendent d’abord leurs intérêts. Par conséquent ils n’encouragent pas ce qui pourrait apparaître comme une contestation du pouvoir algérien. C’est la raison d’Etat qui l’emporte sur les droits de l’homme.

Vous attaquez la presse algérienne. Peut-elle agir autrement dans le système que vous décrivez ?
Je n’attaque pas la presse. J’analyse sa place dans le système. Elle est le cœur du système.
La presse est essentielle et indispensable à l’existence d’un débat démocratique.
Sans une presse libre, il n’y a pas de transition démocratique. La fin du monopole sur la presse a suscité un espoir vite déçu. Il y a plusieurs raisons à cela. Evidemment, la montée de la violence est au cœur de cette évolution.
Comme les autres secteurs de la société, la pluralité de la presse n’est pas le fruit d’un combat des journalistes et des forces démocratiques.
Il y a des journalistes qui reconnaissent que la presse ne peut véritablement être libre tant qu’existe la police politique. Le problème ne se situe pas au niveau des journalistes individuellement.

Les revendications d’un certain nombre de journalistes différaient certes du projet de Mouloud Hamrouche en 1989, mais on ne peut pas dire que personne ne revendiquait une presse libre.
Vous avez raison. Il y avait des journalistes dans les organes de la presse publique qui aspiraient à une presse libre. Ceux-là aussi ont été déçus. L’espoir a été déçu parce que le pouvoir surveillait de près l’évolution du secteur, mais aussi parce que beaucoup de journalistes étaient formés dans la presse du parti unique.
La critique adressée aux dirigeants politiques est valable pour la presse aussi.

Que reprochez-vous à la presse d’aujourd’hui ?
De nombreux journalistes jouent un rôle positif pour l’existence d’une presse alerte, critique. La majorité de la presse algérienne présente un niveau technique et un contenu plus riche que de nombreux journaux de la presse régionale française, par exemple.
Mais si l’on analyse d’un point de vue objectif le rôle de cette presse, ons aperçoit qu’elle n’a jamais eu les moyens de s’exprimer (moyens matériels et cadre juridique libre). Le traitement de l’information sécuritaire est soumis à une censure stricte. On ne peut pas avoir une presse réellement libre dans ces conditions.
Parfois, des journalistes courageux ont eu des démêlés avec la justice la hiérarchie militaire. Les questions sensibles sont de ce fait traitées avec beaucoup de prudence.

La faute ne revient donc pas à la presse algérienne.
Absolument pas. Cette situation est la conséquence objective de la nature et du fonctionnement du système politique algérien.
La presse algérienne, grâce au courage d’un journal ou la détermination d’un journaliste, s’attaque à certains sujets sensibles, mais elle ne s’aventure pas au delà de certaines limites. Il y a des lignes rouges. C’est ce qui s’est passé au sujet du massacre de Relizane. C’est bien la presse qui a incriminé des personnes proches du pouvoir. La suite lui a donné raison, mais elle n’a pas osé aller plus loin.
Ce qui n’est pas le cas dans l’affaire Betchine où les journaux ont joué leur rôle de révélateurs d’une crise au sein du système. Une fois Betchine écarté du pouvoir, la recherche de la vérité est retombée. Les journalistes savent qu’il est impossible d’aller au delà de ce qu’on a voulu rendre visible. On ne peut pas demander aux journalistes algériens d’être des héros. C’est pourquoi je n’attaque personne. Je me contente de décrire le système. En fait, la presse, malgré ses limites, est plus vitale pour la construction de l’espace démocratique. Elle essaye de donner une âme à une démocratie qui n’a pas de corps. Sa mission est difficile et ambiguë.

Entretien réalisé par Arezki Benmokhtar