Ne pas affaiblir la bataille des idées
POINT DE VUE
Ne pas affaiblir la bataille des idées
El Watan, 31 juillet 2004
El Hadi Chalabi et Khaled Satour ont sévèrement critiqué le sens politique et médiatique donné à «la mobilisation autour de Mohamed Benchicou considérée comme ayant pour objectif le recyclage des criminels». Certains peuvent déplorer le style de leur intervention, mais une sonnette d’alarme est toujours stridente, c’est sa fonction, sans cela elle serait inutile. Le plaisir de faire mouche ne va pas sans une certaine injustice. Il est normal et sain qu’il y ait un débat franc, ouvert, constructif, ce qui est signe de vitalité et de force.
Mais il faut éviter de porter sur le plan des personnes, un débat qui se situe et doit demeurer sur le plan des principes des droits de l’homme. Il ne faut pas affaiblir ni affadir la bataille des idées. Il ne faut pas revenir sur les fautes commises par les uns et par les autres, par les autres de préférence, quand il s’agit des droits de l’homme. Chacun de nous ferait mieux de se critiquer soi-même, et de chercher en quoi il a été manquant. Ce serait sans doute moins agréable, mais plus efficace. L’autocritique est un trait des hommes libres et cultivés. La synthèse la plus difficile est celle des tempéraments. Le débat est cause d’enrichissement et de progrès, mais quand il s’abaisse au niveau de la polémique, de la surenchère et des excès, de la hargne, de la rogne et de la grogne, il relève plus d’un état pathologique et de l’obsession que de la raison. Il est des hommes comme des oiseaux, ils ne volent pas tous à la même hauteur. Tous les Algériens sont pour les droits de l’homme, particulièrement ceux qui les violent le plus. Hommage du vice à la vertu. Les Algériens, en général, se détestent entre eux, se détestent d’un camp à l’autre, et se méprisent à l’intérieur de chaque camp. Les arguments de Chalabi et de Satour, s’ils les ont convaincus, ne sont pas convaincants. Les militants algériens des droits de l’homme, tels les grands fauves, chassent souvent en solitaires, mais ne se dévorent pas entre eux, et se rapprochent devant le danger. Les principes intangibles des droits de l’homme ne peuvent être ni perturbés ni détournés de leur mission principale qui est la défense de toute personne humaine privée de sa liberté et de ses droits. Les arguments développés par Chalabi et Satour ne relèvent pas de la logique des droits de l’homme, dont la règle d’or est de ne pas accuser ou persécuter un détenu, mais de le défendre. Toute violation des droits de la personne humaine est une perversion et conduit au dépérissement du droit. Défendre «l’homme, tout homme et tout l’homme», selon l’expression de Jean-Paul Sartre, seulement parce qu’il est homme et qu’à ce titre il a des droits, est un impératif. Quand les droits de l’homme sont bafoués, on ne cherche pas à savoir si la victime est un démocrate, un éradicateur ou un islamique. Il n’y a pas deux vitesses dans le traitement de la répression, et le poids des victimes ne peut varier selon leur origine sociale ou leur engagement politique. Il ne faut pas choisir les victimes de l’arbitraire et de l’injustice à défendre, mais les défendre toutes. Il existe chez les militants de la LADDH une tendance naturelle qui les porte à être avec les faibles contre les puissants, avec les opprimés contre les oppresseurs, du côté des victimes, de toutes les victimes contre les bourreaux, ainsi qu’une dimension de générosité qui les pousse à lutter pour plus de liberté pour chaque homme, plus de solidarité entre les hommes. Même s’il s’agit du destin d’un seul homme, a-t-on le droit de ne pas crier à l’injustice ? La LADDH n’a pas cédé au penchant de l’indignation sélective. Elle a défendu les prisonniers de toutes les couleurs politiques de l’arc-en-ciel, en se basant sur trois principes universels des droits de l’homme : pas de tortures, une instruction à charge et à défendre, un tribunal indépendant. Il n’est pas inutile de rappeler le manifeste de la Ligue française des droits de l’homme lors de sa création en 1898 : «A dater de ce jour, toute personne, dont la liberté sera menacée ou dont le droit sera violé, est assurée de trouver près de nous aide et assistance.» Benchicou est jugé non pas sur ce qu’il a dit et fait durant un récent passé, mais sur son attitude durant la décennie écoulée. Il n’a pas considéré les injustices frappant les islamistes comme une violation grave des droits de l’homme. S’il faut comprendre et suivre le combat qui a lieu au sein du pouvoir, en revanche, il ne faut rien espérer d’aucune des coteries qui s’entre-déchirent.
Le combat pour la liberté et la justice est engagé
Notre action en faveur des prisonniers, particulièrement les trois journalistes, El Ghoul Hafnaoui, Mohamed Benchicou et Ahmed Benaoum, est inspirée par les deux thèmes, de liberté et de justice. Il ne faut pas se prêter au jeu des petites phrases, car en fixant l’attention sur la personne de Benchicou, on oblitère gravement le débat. Ce n’est ni par l’évocation stérile de querelles personnelles, ni par les procès d’intention que nous défendrons la liberté qui est une exigence humaine fondamentale, l’essence même de l’homme. Quand deux fractions de l’opinion sont sur des rails à voie unique, elles risquent de se télescoper si elles vont en sens contraire. Il est toujours émouvant le moment où un homme, Benchicou pour le nommer, dit non au confort intellectuel et matériel pour affronter l’ordre établi par souci de justice et de liberté. Un homme est en prison parce qu’il a voulu être cohérent avec sa conscience qui lui dictait de s’engager dans la voie de la vérité et de la justice, en dénonçant la répression et la corruption. (A suivre)
POINT DE VUE / Ne pas affaiblir la bataille des idées (Suite et fin)
El Watan, 1 août 2004
On ne peut faire un choix et refuser d’en payer le prix. La liberté, proie du Pouvoir, ne fait que se débattre et appeler au secours. Nous n’avons fait que répondre à son appel. La seule alternative qui nous est laissée pour la défendre est de mobiliser l’opinion nationale et internationale. Disons clairement notre volonté de la protéger, et nous serons écoutés, compris, suivis. L’existence d’un idéal de justice et de liberté à défendre, ce sont là les deux conditions de survie de la société. La liberté et la justice sont trop précieuses, trop fragiles, trop menacées, pour ne pas chercher à les protéger et à les défendre. La liberté ne mourra pas en Algérie, car tant de femmes et d’hommes se sont mobilisés pour la sauver. Il est vrai que la voie de la liberté est minée par les pièges du Pouvoir, est encombrée par les obstacles placés par les amis. Il faut s’inscrire en faux et avec détermination contre les critiques hâtives et inexactes de ceux qui condamnent l’action menée à l’intérieur et à l’extérieur du pays en faveur des journalistes qui expient dans les prisons leur croyance en la liberté et en la justice. Le combat est comme le football : si vous ne descendez pas sur le terrain, vous êtes sûr de perdre ; si vous y allez, vous n’êtes pas sûr de gagner, mais vous avez l’honneur de vous être battu. Il vaut mieux perdre en se battant que perdre sans se battre. Dans l’affaire Benchicou, la LADDH a affiné trois valeurs : respect de la personne humaine, défense de la liberté et des droits humains, indépendance de la justice. Assurer à la personne humaine sa dignité et la protéger de la répression et de toutes les injustices sont le sens de notre combat. Personne ne doit dénaturer la signification de ce combat. Nous ne saurions accepter que soit injustement contestée et dépréciée, dans l’analyse de la présente conjoncture, l’œuvre accomplie au service de la dignité de la personne humaine. Nous n’avons pas vaincu, mais nous avons gagné, car le droit à la liberté de l’expression, qui débouche sur le droit à l’information, et le droit à la liberté de la presse sont à l’ordre du jour et portés sur la scène nationale et internationale. Sont coupables par la pensée, la parole et l’action ceux qui ne sont pas intervenus pour défendre la liberté et la justice. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. L’Algérie a besoin de tout cerveau, capable de penser à autre chose qu’à soi-même.
La justice
Tout dans le procès de Benchicou est étrange et incompréhensible : les circonstances et la date de l’inculpation, les charges retenues, le contenu de l’acte d’accusation. Il était évident que tôt ou tard Benchicou serait l’objet d’un jugement ou plutôt d’une vengeance. En intentant un procès politique bâclé et grossier, le Pouvoir a montré hâte d’éliminer un adversaire qui constitue une menace pour lui. Mais ce qui frappe, ce sont moins les accusations sans fondement portées contre Benchicou que l’attitude du Pouvoir qui ne s’entoure d’aucune précaution juridique pour sauver les apparences. La perversion du système judiciaire a éclaté au grand jour dans ce procès. Toute la politique judiciaire définie par une chancellerie qui déraille repose sur la négation des droits humains. Le Pouvoir est inspiré par les concepts de revanche, de punition et de vengeance. La justice a été bafouée par des juges qui auraient dû concourir à la faire respecter. Les magistrats ont abandonné la cause des libertés et trahi la justice. Le juge n’est pas un fonctionnaire. Il est au service de la justice et non du Pouvoir. On ne saurait oublier les services que les avocats ont rendus et rendent à la cause de la justice. Ne pas cautionner une caricature de justice, quelles que soient les positions politiques prises par Benchicou, et, surtout, si nous ne les partageons pas, est un droit et un devoir.
Pas de liberté pour les ennemis de la liberté
El Hadi Chalabi et Khaled Sator ont repris à leur compte la formule de Saint Just : «Pas de liberté pour les ennemis de la liberté», qui a ouvert la voie à tous les excès, toutes les déviations, et a révélé par la suite ses fruits empoisonnés qui expliquent la logique de l’exclusion, qui n’est pas une opinion, mais un crime. Saint Just a choisi la terreur. La démocratie a choisi la liberté. Cette idée «pas de liberté pour les ennemis de la liberté», qui interdit la liberté pour ceux qui pensent autrement, nous donne froid dans le dos, et de très nombreux Algériens partagent ce frisson.
Par Me Ali Yahia Abdennour
Président de la Ligue algérienne
pour la défense des droits de l’homme