La loi rétrécit leur champ d’action : Sale temps pour les ONG

La loi rétrécit leur champ d’action : Sale temps pour les ONG

El Watan, 10 décembre 2015

Coincées par la loi 12-06, les associations éprouvent les pires difficultés pour continuer à activer.

En ce vendredi après-midi, le Rassemblement Action Jeunesse (RAJ) reçoit Habiba Djahine, réalisatrice et poétesse, venue présenter son nouveau recueil de poésies, Fragments de la maison. Sont présents une vingtaine de jeunes, pour la plupart des habitués de l’association. La rencontre a lieu au siège du RAJ, devenu par la force des choses l’unique endroit où des activités peuvent être organisées sans passer par la case «autorisation». Car face aux tracasseries administratives et aux refus systématiques des autorités, les associations utilisent, dans leur grande majorité, leurs locaux pour continuer à exister.

Pour la plus turbulente des associations, les choses ont bien changé. Il est loin le temps où le RAJ pouvait, par une simple demande, utiliser le temps d’une rencontre un amphithéâtre de la faculté d’Alger pour débattre de la «liberté de la presse» ou célébrer le 5 Octobre en organisant une grande exposition sur la place des Martyrs d’Alger avec en clôture un concert de musique chaâbi suivi par plusieurs centaines de jeunes.

Cette année, quand le RAJ a célébré le 27e anniversaire des événements d’Octobre, ils n’étaient qu’une poignée de militants à avoir fait le déplacement. Après avoir scandé quelques slogans, déposé une gerbe de fleurs, le petit groupe s’était dispersé dans l’indifférence générale. «Toutes les associations sont dans une situation difficile, reconnaît Abdelouahab Fersaoui, le président du RAJ. Nous sommes face à un pouvoir qui empêche toute forme de mobilisation et s’échine à fermer les espaces publics. Mais même ainsi, nous ne baissons pas les bras et nous continuerons à agir.»

Pour Noureddine Benissad, président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH), le travail des associations est «entravé par les nouvelles dispositions mises en place par le pouvoir». Et de dénoncer les mesures contenues dans la loi sur les associations qui «laminent tout le travail effectué jusque-là par les associations». Car pour le pouvoir et après le Printemps arabe, il y avait urgence à faire taire toute voix discordante.

Des lois liberticides

Sous le prétexte de mieux contrôler les associations à caractère religieux, l’Etat a promulgué une loi des plus restrictives (loi 12-06) que certains considèrent comme liberticide. Elle permet au régime de museler les actions des associations qui lui échappent en les maintenant dans un état de vulnérabilité et, en même temps, favoriser celles qui lui sont acquises. Et pour ce faire, le régime n’a pas lésiné sur les moyens.

Il a mis en place une série de dispositions peu claires, en totale contradiction avec les Conventions internationales ratifiées par l’Algérie, lesquelles ont, selon la Constitution algérienne, une valeur supérieure aux lois nationales. Comble de l’ironie, ces mesures ont été annoncées dans le cadre des «réformes politiques» mises en place par le président Bouteflika. Ainsi, parmi les mesures les plus symboliques, l’obligation faite aux associations de demander un agrément, alors que depuis les années 1990, elles étaient régies par un système déclaratif beaucoup moins contraignant.

Si la nouvelle législation réglemente une pratique existante, elle vient renforcer le pouvoir des autorités administratives tout en ne garantissant pas aux associations une réglementation indépendante et impartiale. Pis, la majorité des demandes d’agrément restent sans réponse. La LADDH, qui est agréée depuis 1989, attend toujours une réponse, alors qu’elle a déposé son dossier en janvier 2015. Même constat au RAJ. «En réalité, toutes les associations qui travaillent dans l’humanitaire ou celles échappant au pouvoir n’ont pas obtenu d’agrément», rappelle le président de la Ligue.

Pour contourner l’écueil, les associations s’appuient sur l’article 11 de la loi, qui stipule qu’«en cas de silence de l’administration, l’association est considérée constituée de plein droit, même si elle doit attendre d’obtenir un récépissé d’enregistrement pour pouvoir fonctionner légalement». Mais cette disposition, qui offre une issue de secours face au blocage de l’administration, est en fait un trompe-l’œil car elle bloque toute action sur le terrain. Sans agrément, une association ne peut ouvrir de compte bancaire auprès d’un établissement financier ou formuler une demande d’autorisation afin d’organiser un séminaire. «C’est le serpent qui se mord la queue», résume Abdelouahab Fersaoui.

«Le régime est dans une logique de refus de voir l’émergence d’une société civile. En conséquence, il entrave toute tentative dans ce sens», juge Noureddine Benissad. Une analyse que partage le président du RAJ, qui estime que «le pouvoir veut empêcher toute mobilisation de la société en fermant les espaces de revendication pour barrer la route à toute forme d’organisation de la société civile».

Alors, pour exister, les associations doivent faire preuve d’inventivité et trouver des échappatoires pour éviter l’inertie. C’est le cas pour les financements, dont la nouvelle loi stipule qu’ils sont constitués par les subventions «consenties» par l’Etat, le département ou la commune, comme stipulé dans l’article 29. En gros, l’Etat veut contrôler tout financement du secteur associatif et particulièrement celui provenant de l’étranger. Avec l’article 30, l’Etat prive les associations de sources de financement vitales pour leur survie car il leur impose de n’établir de partenariat qu’avec des ONG dont les pays ont signé des conventions avec l’Algérie.

Ainsi, le réseau Wassila, qui recevait de l’aide, entre autres, de l’ONG Médecins du monde, s’est retrouvé amputé d’une partie de ses ressources et a été obligé de réorienter sa stratégie en direction de donateurs nationaux. «Cela nous a poussé à chercher des fonds en Algérie», affirme la présidente du réseau, qui emploie une juriste et une psychologue à temps partiel, chargées du centre d’appel. «C’est le prix de l’indépendance», renchérit Me Benissad, qui avoue mettre la main à la poche pour l’organisation de certaines prestations.

Une générosité qui lui a déjà coûté «plus d’un million de dinars». Cette quête permanente de financement a des conséquences sur les activités des associations, même si certaines d’entre elles se battent pour maintenir leur présence sur le terrain. Ainsi, le réseau Wassila/Avife a pu organiser, à l’INSP, une journée d’étude autour des «Mères célibataires et leurs enfants» et édité un ouvrage sur le sujet, avec l’aide de l’Unesco. Ce n’est pas le cas de la LADDH, qui a dû cesser la parution de sa revue Errabitat faute d’argent. «Il faut dire qu’il y a plus de pression sur les associations qui s’occupent de droits de l’homme», reconnaît Louiza Aït Hamou.

La nouvelle loi est moins pénalisante pour les associations qui sont sur le terrain depuis longtemps que pour celles qui viennent de voir le jour. «Nous, nous sommes à l’abri. Nous disposons d’un pouvoir tel que les autorités ne chercheront pas de confrontation avec les anciennes associations. Le danger, il est plus pour les petites associations. Elles seront broyées par la lourdeur de la nouvelle procédure et l’impossibilité d’avoir recours à un financement étranger», juge Hocine Zehouane, président de la Ligue algérienne des droits de l’homme (LADH) .

Résultat : face aux lourdeurs bureaucratiques et aux multiples documents exigés par l’administration, de nombreuses associations ont mis la clé sous la porte. Une récente enquête d’Amnesty International Algérie révèle que «les deux tiers des 93 000 associations officiellement recensées à la fin 2011 par le ministère de l’Intérieur ont disparu ou n’auraient pas renouvelé leur agrément courant 2015».

En clair, face aux tracas de l’administration, les associations jettent l’éponge d’autant qu’elles peuvent à tout moment se voir interdites pour des buts et valeurs «contraires aux constantes nationales et aux valeurs nationales ainsi qu’à l’ordre public», comme le stipule l’article 39. Un article que la présidente du réseau Wassila compare à «une épée de Damoclès» qui peut s’abattre à tout moment, sur simple décision administrative, sur les associations. C’est la mésaventure vécue par l’Association des résidents de la forêt de Canastel (ARC) d’Oran.

L’ARC, qui avait obtenu l’arrêt immédiat de la construction de deux villas au sein de la forêt par décision de justice, a été, quelques jours plus tard, frappée par une décision de suspension du wali au motif d’«ingérence dans les affaires de l’Etat». «Il faut que l’Etat comprenne que les associations ne travaillent pas contre le pays, mais pour l’améliorer», rappelle la présidente du réseau Wassila. D’ailleurs, leur travail sur le terrain n’a jamais été aussi indispensable depuis le désengagement de l’Etat. Les associations ont créé, par la force des choses, des passerelles indispensables face à la demande sociale.

Elles sont devenues des soupapes de secours pour une population qui n’a plus confiance en les pouvoirs publics. «Ce qui est incompréhensible, c’est la volonté du pouvoir de casser les canaux d’expression pacifique», analyse Me Benissad, qui avertit qu’à trop vouloir affaiblir les associations, le régime risque de se retrouver seul face à la violence de la rue. Et de prédire : «Je crains qu’on se retrouve à arbitrer la violence de l’Etat contre celle des citoyens.»
Mesbah Salim