Les libertés sont étouffées en catimini
Interdictions, liste noire d’artistes et de personnalités
Les libertés sont étouffées en catimini
El Watan, 16 décembre 2017
Le célèbre sociologue, Nacer Djabi, qui a claqué la porte de l’université avec fracas, mercredi dernier, en dénonçant des pratiques immorales, devait animer une conférence à l’Institut des sciences politiques. Mais les responsables de l’institution ont tout fait pour que cela n’arrive pas.
Conférences interdites, artistes muselés et censure en tout genre… Pris entre son discours de «gardien des libertés» et sa nature répressive, le pouvoir frappe dans le silence. Des intellectuels, des artistes et des politiques sont interdits d’expression. Et si les pratiques sont anciennes, les méthodes sont désormais plus pernicieuses. Cette nouvelle méthode, le célèbre sociologue, Nacer Djabi, l’a apprise à ses dépens.
Mercredi dernier, l’intellectuel, qui a claqué la porte de l’université avec fracas en dénonçant des pratiques immorales, devait animer une conférence à l’Institut des sciences politiques. Mais les responsables de l’institution ont tout fait pour que cela n’arrive pas. Et ils ont obtenu gain de cause. «Je devais animer une conférence lors d’un événement organisé par la faculté des sciences politiques de l’université Alger 3, mais, mercredi, les organisateurs m’ont contacté pour m’informer que ladite conférence a été annulée en raison de ce que traversent certaines universités algériennes ces derniers jours. J’ai été convaincu par ce motif.
Or, grand fut mon étonnement lorsque je me suis rendu compte, jeudi, que la conférence a quand même eu lieu. Finalement, c’est seulement mon intervention qui a été annulée sur décision du recteur de l’université 3 sous prétexte que j’étais un opposant au régime. C’est ce dont m’ont informé des enseignants et amis exerçant au sein de cette université», raconte l’intellectuel sur sa page Facebook. Nacer Djabi dénonce une «atteinte à la liberté académique».
La veille de cette interdiction, le chanteur Lotfi Double Kanon, déjà interdit de production en Algérie depuis la présidentielle de 2014 sans que cela ne lui soit notifié, annonce qu’il ne peut plus rentrer au pays. «(…) Moi je ne possède qu’un seul passeport et c’est le passeport algérien. Il a dépassé la date de validité il y a déjà bien longtemps, mais les services consulaires refusent de me le renouveler.
Le fait est là : ‘‘Je ne peux renter dans mon pays’’», a-t-il indiqué dans une interview accordée au site Maghreb Voices. Le chanteur controversé estime qu’il n’est pas le seul dans ce cas. «On évoque dans les médias une liste noire de personnes indésirables en Algérie. L’information n’a jamais été confirmée», a-t-il ajouté sans donner plus de détails.
Cependant, le chanteur qui habite à Marseille depuis quelques années, a situé l’origine du mal : les thèmes abordés par ses chansons gênent les tenants du pouvoir. Et il n’est apparemment pas le seul. «Les relais du régime ont initié une véritable entreprise de dénigrement contre moi et quelques artistes.
Ils nous font passer pour les ennemis de la patrie. Ils nous accusent de vouloir attiser les tensions, mais ce n’est pas vrai. Cela ne me porte aucun préjudice physique, cependant ces accusations nous détruisent psychologiquement», accuse-t-il.
On fait taire en silence…
Ce rappeur n’est pas le seul à subir ce sort. Des informations, non confirmées, évoquent un interdit qui frappe un autre chanteur. L’icône de la chanson kabyle festive de ces dernières années serait lui aussi interdit de passage sur la télévision publique. Le jeune interprète, qui habite également en France, mais qui a fait le bonheur de beaucoup de familles algériennes, a apparemment «franchi» la ligne rouge en adaptant une chanson du regretté Slimane Azem. La chanson Sousta, interprétée en arabe et en kabyle par le barde en 1964 autour de la guerre froide, a été reprise par Allaoua, et dans les deux langues pour dénoncer le régime.
Un geste qui a apparemment offensé les tenants du pouvoir. Dans les faits, ces deux chanteurs ont emboîté le pas à d’autres chanteurs et artistes jugés subversifs par le pouvoir. C’est le cas de Baaziz qui, malgré un talent indiscutable et un public fidèle, ne parvient plus à se produire en Algérie.
Aucune autorité ne l’assume publiquement. Mais cela fera près de 10 ans que le chanteur de Je m’en fous n’a pas chanté dans une salle dans son pays. Il est «l’héritier» des aînés, parmi lesquels Slimane Azem et Lounès Matoub, dont les chansons étaient interdites dans les médias publics durant des décennies.
Les restrictions des libertés n’épargnent pas non plus les politiques ni les milieux littéraires. Soufiane Djilali, président de Jil Jadid, ne parvient pas à trouver des endroits pour s’exprimer en dehors des journaux et des réseaux sociaux. De même que Nacer Boudiaf est frappé du même interdit.
Et à chaque fois, les même méthodes sont employées : personne ne dit «non», mais personne n’autorise non plus. Cela rappelle les rencontres littéraires qui ont été interdites en Kabylie durant l’été dernier. Des restrictions auxquelles les autorités n’ont jamais donné d’explication. Il en sera de même pour les derniers épisodes de ce feuilleton qui ne se termine jamais.
Ali Boukhlef
Nouvelle violation des libertés académiques à l’université Alger 3
Lettre ouverte à l’opinion nationale et universitaire
Le comité d’organisation d’une journée d’études m’a invité à présenter une conférence sur la sociologie des élections en Algérie, ce jeudi 14 décembre 2017 à la faculté des sciences politiques et des relations internationales, Alger 3.
Je fus surpris, mercredi au soir, d’apprendre par le biais d’un des organisateurs que ladite journée d’études était annulée, en raison de la situation que connaît l’université ces derniers jours. Je n’ai pas douté une seconde des motifs évoqués pour cette annulation, jusqu’à jeudi matin. Je découvre alors que la manifestation avait bel et bien lieu, et que seule ma présence avait été annulée, car constituant une gêne pour le directeur de l’université. Une gêne occasionnée par mes «positions politiques dans l’opposition».
Cette violation criante des libertés académiques n’est pas la première du genre dans cette université. En juin dernier, l’administration avait déjà abusé de son pouvoir contre une doctorante, en refusant de lui remettre son diplôme de doctorat, et en exigeant d’elle de censurer son texte, sous des prétextes sécuritaires et politiques inventés. Ce même abus de pouvoir a également visé des enseignants, victimes d’une agression menée par des étudiants au sein même de l’enceinte universitaire dans laquelle ma conférence a été interdite.
Les enseignants et enseignantes ne peuvent plus garder le silence face à ces atteintes répétées aux libertés académiques au sein de l’enceinte universitaire. Ils ont le droit, ainsi que l’ensemble de l’opinion publique, de connaître les tenants et les aboutissants de ce qui se déroule en termes d’abus de pouvoir, de répression et de mépris des valeurs de l’université en Algérie.
Aussi, les autorités publiques et à leur tête la présidence de la République, le chef du gouvernement et le ministre de l’Enseignement supérieur, sont-elles vivement invitées à s’exprimer sur ce type d’agissements afin d’informer l’opinion publique. Ces agissements qui se sont enracinés à l’université Alger 3 font-ils partie d’une politique officielle mise en œuvre pour imposer le fait accompli à la famille universitaire réduite à une grande précarité ?
Ou sont-ils des «dérapages», des «fautes», commis par des gestionnaires convaincus qu’ils sont protégés, considérant que leurs agissements dont ils s’enorgueillissent auprès des responsables les préservent et préserveront leurs intérêts individuels au sein de l’université. Si ces agissements, de plus en plus graves, font partie d’une politique nationale ciblant les libertés académiques, le citoyen et l’universitaire sont en droit de le savoir pour préparer la défense de ce qui reste de la réputation de l’université algérienne. Car l’université est une partie de la réputation et des libertés de tous les Algériens.
En revanche, si ces agissements sont le résultat d’une «faute et d’agissements individuels», la famille universitaire est alors en droit de recevoir les assurances claires et rapides de la part des plus hauts responsables au niveau national et au niveau de l’université, qui montrent clairement leur rejet et leur condamnation sans équivoque de ces procédés répétés à l’université. Ces assurances passent par la levée de la couverture administrative et politique dont bénéficient les responsables coupables d’agissements qui n’honorent ni l’Algérie ni ses universités.
Nacer Djabi