Me Salah Dabouz: “La justice n’est ni libre ni indépendante”

Me Salah Dabouz, président de la LADDH, à “Liberté”

« La justice n’est ni libre ni indépendante »

Liberté, 20 juin 2016

Victime de pressions, l’avocat et président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’Homme, Me Salah Dabouz, s’exprime dans cet entretien sur les raisons qui ont provoqué la cabale dont il fait l’objet. Il traite aussi de la justice dont il regrette qu’elle ne soit ni libre et encore moins indépendante.

Liberté : Vous faites face, depuis quelque temps, à des pressions de la part des autorités sécuritaires et judiciaires. Qu’est-ce qui vous vaut d’être harcelé de la sorte ?
Me Dabouz : Ce harcèlement a plusieurs raisons. Je le subis pour mes activités militantes comme d’autres camarades et cela pour nous empêcher d’aborder certaines questions pertinentes. Les autorités sont allées jusqu’à torturer notre camarade Ahmed Mansri, président de la section Laddh de Tiaret, dans les locaux de la police de Ksar Chellala et ils ont essayé, ensuite, d’exercer des pressions sur le médecin qui lui a délivré un certificat médical pour qu’il le retire. Rappelez-vous les discours de certains membres du gouvernement qui disent, par exemple, qu’il ne faut pas commenter les décisions de justice ou encore que certains présentent une situation noire du pays. Ensuite, il y a le dossier des détenus d’opinions de Ghardaïa que je gère depuis presque une année. Apparemment, mes déclarations sur les conditions de détention ont été la goutte qui aurait fait déborder le vase, mais aussi le fait d’avoir participé à des communications au niveau international sur ce dossier a été, peut être, très mal pris par les autorités. Il faut aussi signaler que j’ai versé des séquences vidéo dans le dossier des détenus d’opinion qui sont compromettantes et que j’ai demandé qu’Ouyahia soit auditionné sans que je reçoive de réponses. J’ai le sentiment que cela gêne quelque part.

Vous avez dénoncé les agissements du procureur de la République près le tribunal de Bir-Mourad-Raïs qui vous empêche de déposer plainte pour diffamation contre un journal…
Je me suis présenté au tribunal de Bir-Mourad-Raïs plusieurs fois pour déposer une plainte contre cette publication, sa directrice et son correspondant à Ghardaïa. Ce qui ne devait être qu’une simple formalité, car le procureur de la République, dans ce cas et suivant les dispositions de l’article 337 bis, ne peut que vérifier l’objet de la plainte et voir s’il est prévu par cet article et de fixer, ensuite, la caution. Ce n’est surtout pas à lui de mettre en mouvement l’action publique dans un tel cas mais c’est au justiciable, et le fait que le procureur refuse de fixer la caution, il commet un abus de pouvoir qui engendre un déni de justice. J’ai saisi le procureur général par écrit, mais je n’ai pas encore reçu de réponse. Je me demande si par de tels agissements, il n’y a pas une complicité avec cette publication dont le but est de la protéger contre d’éventuelles poursuites ?

Peut-on, dans ce cas de figure, parler d’une justice indépendante, du respect de l’avocat, des droits de la défense, de la dignité des détenus… ?
Le fait que la justice ne soit pas indépendante se vérifie d’abord par les dispositions légales qui mettent tout l’appareil judiciaire sous le contrôle du président de la République et du ministre de tutelle qui sont, respectivement, président et vice-président du Conseil supérieur de la magistrature et c’est à eux qu’échoit la responsabilité des nommer ou de mettre fin aux détenteurs de postes les plus sensibles de façon à ce que l’on aura pas, réellement, un pouvoir judiciaire, mais une fonction où si vous voulez une administration de justice sous l’autorité du président et de son ministre de la Justice. Ensuite, vous avez cet appareil de justice qui est devenu vulnérable et qui, en plus des influences qu’il subit d’en haut (le pouvoir exécutif), il en reçoit aussi d’en bas. Car j’ai vu des situations où des dossiers sont fabriqués par les services de police. Ils mettent parfois même la qualification et décide d’envoyer aux laboratoires pour analyses sans même prendre l’avis du juge d’instruction et nous avons vu certains juges validés de tels pratiques. Dans des situations pareilles, la justice n’est ni libre ni indépendante, et quand la justice n’est pas indépendante et libre, elle ne peut jouer son rôle qui est celui de rendre des décisions qui garantissent le respect de la loi et donc des droits fondamentaux des citoyens même vis-à-vis de l’État. Et donc, on peut avoir des cas d’atteintes aux droits humains, aux droits de citoyens, aux libertés… Et vous avez l’exemple de détenus maltraités, d’un avocat qui dénonce, et c’est l’avocat qui est poursuivi au lieu d’ouvrir une enquête sur les conditions de détention. C’est exactement le même schéma de l’affaire Youcef Oud Dadda qui a dénoncé des dépassements dont les auteurs sont ceux censés veiller au respect des lois. Pour notre justice, ce n’est pas les voleurs qui sont responsables d’une atteinte à l’image de marque de notre pays, mais c’est celui qui a dénoncé. Une justice performante c’est celle qui est intransigeante sur le respect des procédures, car c’est à ce niveau justement que les droits des citoyens peuvent être bafoués. Concernant le respect des procédures, normalement les juges, comme les avocats, doivent militer pour les droits de l’Homme. Le fait aujourd’hui est que même les avocats ne sont pas à l’abri d’atteintes à leurs droits et même aux droits de la défense.

Revenons à la situation des détenus à Ghardaïa. Vous avez dénoncé “des agressions sexuelles” contre certains d’entre eux. Qui sont les auteurs de ces agressions ? Ont-ils été sanctionnés ?
Des détenus à la prison de Ghardaïa sont victimes d’agression sexuelles par d’autres détenus, mais je considère que l’administration pénitentiaire est complice car elle laisse faire, pire encore, elle met dans les mêmes salles des détenus qui purgent des peines lourdes avec d’autres détenus sous le régime de la détention provisoire en violation de l’article 10 du pacte international relatif aux droits civils et politiques, et l’article 47 du code de l’organisation pénitentiaire et de la réinsertion sociale des détenus.
Des détenus ont déposé plainte pour agressions sexuelles, et d’autres nous ont confié qu’à partir de 17 ou 18h les portes des sales se ferment et c’est une autre loi qui s’applique, un autre code, avec des chefs et des règles qui n’ont rien à voir avec la loi. Ce qui est scandaleux dans tout cela, c’est ce black-out des autorités qui ne veulent pas ouvrir ce dossier. Ils veulent nous faire croire que construire de nouvelles battisses voudrait dire modernisation des prisons, ce qui est archi-faux, j’ai eu moi-même à le vérifier dans la prison de Ménéa qui est une nouvelle prison. Dans cette prison, les détenus malades n’ont pas droit aux soins, car leurs cas ne seraient pas assez graves, et c’est justement dans cet établissement qu’un certain Baouchi Affari avait eu une dépression nerveuse et qui lui a coûté sa vie car son transfert vers un établissement sanitaire spécialisé avait pris beaucoup de temps (plus de deux mois).