Violence et Société en Algérie

Violence et Société en Algérie

Lahouari Addi, La Croix, 1er mars 2003

Profondément marquée par la guerre qu’elle subit depuis onze ans, la société algérienne est génératrice d’une violence sociale présente dans la vie de tous les jours dans les comportements collectifs et individuels. L’une des raisons de cette violence généralisée est probablement l’extension de la pauvreté et la rareté des ressources devenues un enjeu de survie pour de nombreux groupes sociaux. Des scènes inédites marquent désormais le paysage des villes algériennes où des femmes avec nourrissons dans les bras dorment dans les rues, des enfants âgés entre 5 et 15 ans errent en groupes à la recherche de nourriture et d’abri, des mendiants par milliers sollicitant les passants… Tout cela dans l’indifférence d’une population qui semble accepter avec fatalité une situation où l’individualisme exacerbé fait des ravages y compris dans les relations familiales. La solidarité est de moins en moins une valeur sociale face au désir de « profiter de la vie avant de mourir », expression très souvent entendue dans la rue. Ce sentiment est fortement répandu, suite aux morts quotidiennes annoncées par la presse (une cinquantaine par semaine en moyenne). C’est parce que la mort est présente dans la vie de tous les jours que le sentiment de vouloir profiter de la vie se répand sans avoir à se justifier, sans avoir à aider une sœur dans le besoin ou un frère ou un cousin en difficulté.

Les riches s’isolent, s’entourant d’une domesticité nombreuse, et érigeant des frontières pour mieux apprécier la villa somptueuse et la voiture luxueuse. Les couches moyennes, notamment les titulaires de revenus fixes (fonctionnaires, employés, ouvriers…) s’épuisent à joindre des fins de mois infinis. Quant aux pauvres, c’est-à-dire la majorité, ils luttent pour s’accrocher au minimum vital en utilisant toutes les combines possibles. Il n’est alors pas étonnant que la violence soit une ressource à laquelle chacun fait recours d’une manière ou d’une autre pour se protéger. Les agressions dans la rue en plein jour, les effractions des appartements, le vol à la sauvette dans les lieux public… sont devenus une banalité intégrée dans le comportement. A Oran, en Ville Nouvelle plus précisément, quartier où se tient tous les matins un marché qui attire la foule, les policiers ont été autorisés par leurs supérieurs à utiliser des couteaux et des bâtons pour se défendre et assurer leur présence dans un endroit qui attire beaucoup de jeunes délinquants. L’utilisation des armes à feu, explique en privé l’un d’eux, nous est interdite en raison des pressions qu’exercent les ONG de droits humains sur le gouvernement. Nous dissuadons les voleurs, ajoute-t-il, en utilisant leurs propres méthodes et leurs propres moyens. Quand nous en blessons, nous déclarons qu’ils ont été agressés par des voyous.

Pour prendre un café à Oran, il vous fait en payer un à celui qui vous garde la voiture. Parfois, ces jeunes gardiens s’imposent d’eux-mêmes en proférant des menaces à peine voilées. Pour sortir de nuit, il vaut mieux être en groupe, et éviter les endroits non éclairés. La criminalité a gagné tous les espaces, en premier celui des prisons où des mutineries sanglantes éclatent. Pourquoi les prisons sont en ébullition, a-t-on demandé à un avocat ? A l’extérieur, a-t-il répondu, la hogra (le mépris) de l’administration est monnaie courante ; alors imaginez ce qu’elle est à l’intérieur des prisons. Cette criminalité n’épargne pas les résidences universitaires, en ébullition depuis la rentrée. A quelques jours d’intervalle, deux étudiants ont été mortellement poignardés, la semaine dernière, l’un à Tlemcen et l’autre à Oran. Les résidences et restaurants universitaires surchargés sont encore fréquentés par des étudiants diplômés et qui hésitent à retourner dans leurs familles faute de place. Des conflits bénins entre voisins, entre cousins et amis tournent souvent au drame et finissent devant des tribunaux croulant sous les dossiers. Pour un traitement rapide d’une affaire à la justice, à la préfecture, à la mairie, aux impôts…, il faut être « généreux » avec le fonctionnaire dont le zèle est réservé seulement à une catégorie de la population. La corruption est devenue le moyen unique pour se faire entendre par une administration dépassée par l’ampleur de la tâche : crise profonde de logements, pénurie chronique d’eau, surpopulation dans les écoles, tissu urbain en constante dégradation…

Résignée, la population s’est réfugiée dans une religiosité qui donne bonne conscience aux nantis : « tout ce que nous donne Dieu, nous l’acceptons », répètent des commerçants assis devant leurs boutiques bien fournies. De temps à autre, des attroupements se forment devant des mairies pour exiger le relogement de familles dont les habitations se sont effondrées. Souvent, les esprits s’échauffent, et c’est l’émeute durant quelques heures. Après quelques bris de glasses et des blessés, la troupe anti-émeutes reprend le dessus et regagne sa caserne pour être appelée le lendemain dans une autre localité. Le chef de la police nationale a promis à la télévision que des mesures allaient être prises pour recruter plus de policiers pour faire face aux émeutes.

L’Algérie de 2003 ne se porte pas bien contrairement aux déclarations de ses dirigeants. Soumis à une violence qui les touche en premier, dans sa forme politique, économique et sociale, les jeunes ne rêvent que d’une solution : obtenir un visa pour l’Europe.

Lahouari Addi
Professeur à l’IEP de Lyon
Membre de l’Institute for Advanced Study, Princeton, USA
Dernier ouvrage, Sociologie et anthropologie chez Pierre Bourdieu. Le paradigme anthropologique kabyle et ses conséquences théoriques, La Découverte, 2002