Le concept de sécurité à l’épreuve de l’ordre international nouveau: le cas de l’Algérie

Le concept de sécurité à l’épreuve de l’ordre international nouveau: le cas de l’Algérie

Lahouari Addi

Cet article a été écrit dans le cadre du Projet sur la sécurité dans la région méditerranéenne mis en œuvre par le Centre de Politique de Sécurité de Genève. Il a été publié par Le Quotidien d’Oran en trois parties les 26, 29 et 30 mai 2004.

Le concept de sécurité est à l’origine de la théorie moderne de l’Etat puisque la première mission de celui-ci est de protéger les membres de la collectivité qui, en retour, lui prêtent allégeance. La monopolisation de la violence par l’Etat a pour finalité d’interdire son exercice afin de mettre fin à l’anarchie et à la loi du plus fort. Chez Hobbes, la sécurité est l’équivalent de la paix civile à l’ombre de laquelle les protagonistes du « contrat social » jouissent de leurs droits naturels. Avec l’émergence de l’Etat-nation, le concept a fait corps avec l’Etat, incarnation des intérêts collectifs de la communauté nationale. Le caractère conflictuel des relations internationales et l’animosité qu’entretiennent les Etats entre eux ont créé les besoins de la sécurité de l’Etat et de la sécurité nationale menacée par des Etats étrangers ou par la « cinquième colonne » infiltrée par-delà les frontières. Le concept de sécurité est par conséquent devenu constitutif de la discipline des Relations Internationales qui l’a toujours rattaché à la notion d’Etat au centre de la problématique de l’approche « réaliste » construite sur les catégories de puissance, d’intérêt national, d’ennemis, d’alliances stratégiques, etc. L’arithmétique de la « sécurité nationale » est fournie par H.J. Morgenthau et R. Aron dans leurs ouvrages respectifs Politics among Nations: The Struggle for Power and Peace (1948) et Paix et guerre entre les nations (1962).

Dans ce papier, nous allons indiquer dans une première partie que la notion de sécurité a dû être repensée avec l’évolution des relations internationales qui lui imposent une définition plus large correspondant aux nouvelles aspirations des populations. Dans une seconde partie, nous soulignerons, à travers l’exemple de l’Algérie, que les pays du Sud privilégient encore la conception traditionnelle de la sécurité qui s’est avérée non seulement inefficace sur la plan local mais aussi génératrice d’instabilité régionale. Les pays du Sud ne semblent pas avoir dépassé la réification de l’Etat qui limite la participation politique des citoyens et empêche son contrôle par ces derniers. Mais en même temps, cette réification est source d’instabilité dans la mesure où toute opposition est accusée de vouloir porter atteinte à l’Etat, d’où une répression et un engrenage de la violence débordant les frontières. En effet, les forces réprimées à l’intérieur tenteront par tous les moyens d’exporter la violence, transposant le conflit sur le plan médiatique pour attirer l’attention de l’opinion internationale: attentats en Europe, prise d’otages de touristes étrangers…

A.La nouvelle problématique de la sécurité dans les relations internationales

Depuis deux ou trois décennies, le monde a profondément changé au niveau des relations entre les Etats et les peuples, particulièrement au Nord où la guerre semble être tombée en désuétude, surtout depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’ex-Union Soviétique. De nombreux acteurs non-étatiques ont un rôle de plus en plus grand sur la scène mondiale (firmes transnationales, ONG, opinion internationale…), contribuant à élargir le concept de sécurité à toute activité sociale, le libérant de son cadre strictement militaire pour le relier à la démocratie et à la bonne gouvernance nationale et internationale.

Le dépassement de la conception traditionnelle de la sécurité
Malgré la rigueur à laquelle prétendent les « réalistes », le concept de sécurité est peu défini par cette école de pensée, ou plutôt limité à la défense militaire de l’Etat potentiellement menacé par d’autres Etats, ce qui renvoie au modèle westphalien, juxtaposition de souverainetés nationales entretenant entre elles des relations tantôt amicales tantôt agressives. Ce modèle, dont les deux éléments constitutifs sont le soldat et le diplomate, a été miné par les flux transnationaux portés par des forces qui lui ont fait perdre sa cohérence structurelle. Ces forces de nature technoscientifique, économique, religieuse, écologique… se manifestent en dehors du contrôle des Etats et ignorent la frontière territoriale (Cf. R.O. Keohane et J. Nye, Transnational Relations in World Politics, Cambridge, Harvard University Press, 1972). Depuis la fin de la guerre froide, le modèle westphalien a perdu de son pouvoir explicatif, tout au moins dans l’hémisphère Nord, puisque au Sud, les tensions entre Etats voisins et les guerres internes rappellent que cette partie du globe est encore aux prises avec la période westphalienne, voire pré-westphalienne.

Avec l’approfondissement des rapports transnationaux, la notion de sécurité semble dépassée dans son acception traditionnelle. Son intérêt exclusif pour l’Etat, organe personnifié au nom duquel parle une bureaucratie qui le coupe de la population, la rend inadaptée aux évolutions des mentalités et des aspirations des gens. Il y a eu comme une prise de conscience pour le rejet de l’Etat comme une institution sacrée au-dessus des hommes, insensible à leurs besoins. La bureaucratie définissait les critères de sécurité de l’Etat et désignait des ennemis potentiels, se trouvant aussi à l’intérieur des frontières. L’obsession de la sûreté de l’Etat dresse celui-ci contre une partie des membres la Nation suspectée d’être infectée par des ennemis, d’où la répression et la méfiance des gouvernants vis-à-vis des gouvernés. Le culte de l’Etat a été porté par des idéologies nationalistes chauvines qui ont dérivé vers le fascisme et le totalitarisme dont les célèbres figures occidentales au vingtième siècle ont été Hitler et Staline, ou, à une échelle moindre, dans les pays arabes par des figures comme Saddam Hussein. La mystique de l’Etat a été telle qu’elle a broyé des millions d’individus accusés de porter atteinte à la « pureté » raciale ou idéologique de la Nation. La folie meurtrière du totalitarisme a été alimentée par l’obsession de la sécurité de l’Etat menacée de l’extérieur et de l’intérieur.

La réification de l’Etat n’est pas la seule critique faite au courant réaliste. L’autre critique soulignée par les constructivistes est que ce courant ne se rend pas compte que la sécurité militaire est une construction sociale produisant et reproduisant la menace qui la justifie. En effet, pour l’école de Copenhague (Cf. B. Buzan, O. Waever, J. De Wilde, Security. A New Framework for Analysis, Boulder, Lynne Rienner, 1998) chaque Etat renforce son potentiel militaire pour assurer sa propre sécurité, ce qui alimente le sentiment d’insécurité des Etats voisins qui accroissent à leur tour leurs potentiels militaires et ainsi de suite. J.J. Rousseau a bien perçu cette peur imaginaire qui produit des conséquences bien réelles en écrivant : « Toutes les horreurs de la guerre (naissent) des soins qu’on avait pris pour la prévenir. » De la peur des Etats les uns des autres naît le sentiment d’insécurité vécu par les protagonistes qui consacrent une partie importante de leurs budgets pour satisfaire leurs besoins de sécurité. L’Europe contemporaine a connu des guerres qui l’ont ravagé, notamment les Première et Seconde Guerres Mondiales, menées au nom de la sécurité nationale au prix de terribles souffrances et de destructions massives. La dissuasion nucléaire, après 1945, a empêché une troisième guerre mondiale, mais elle n’a pas mis fin pour autant à la course aux armements qui coûte des milliers de milliards de dollars.

Démocratie et sécurité
Il a été constaté que le nombre de guerres entre Etats est en diminution, ce qui permet d’espérer un ordre international post-hobbesien marqué par la concorde civile internationale ou la paix perpétuelle à laquelle rêvait Kant. Sur 27 conflits majeurs survenus en 1999, deux seulement ont opposé des Etats (Cf. SIPRI, Yearbook, Oxford University Press, 1999). Cette évolution est liée à l’institutionnalisation de plus en plus grande des rapports entre Etats et à l’augmentation des régimes démocratiques dans lesquels les Etats sont comptables devant leurs opinions publiques. Par la nature des choses, les Etats sont belliqueux et les peuples pacifiques, et c’est ce qui explique la corrélation positive entre paix et démocratie qu’avait perçue Kant il y a plus de deux siècles. Beaucoup d’auteurs soulignent que les pays de l’Europe de l’Ouest ne se font plus la guerre depuis qu’ils se sont démocratisés, avançant l’hypothèse que l’histoire n’offre aucun exemple de deux pays démocratiques en guerre (Cf. M. Brown et al., edit., Debating the Democratic Peace, Cambridge, MIT, 1999).

Si la démocratie garantit la paix, nous comprenons pourquoi les Etats arabes, malgré les discours sur l’unité, entretiennent des rapports belliqueux entre eux. La raison est à rechercher dans le déficit démocratique qui les caractérise et qu’ils compensent par un discours ethnocentriste et chauvin. Les pays arabes sont encore fascinés par la mystique de l’Etat à qui est rendu un culte où il ne manque ni les sacrifices humains ni les prières collectives, exprimant un nationalisme belliqueux servant aux régimes autoritaires de ressource de légitimation. Si l’on prend l’exemple de l’Algérie et du Maroc – que tout rapproche: langue, culture, religion, histoire… – les relations des deux Etats sont marquées depuis leurs indépendances respectives par une inimitié qui rappelle l’animosité franco-allemande des siècles passés. Les deux armées se sont structurées en vue d’une éventuelle confrontation, se lançant dans une véritable course d’armement ayant pour finalité de se dissuader de se faire la guerre. Les milliards de dollars dépensés de part et d’autre dans l’achat de chars russes et d’avions américains, ignorant les recommandations de l’ONU, sont soustraits à des budgets soumis à l’austérité dans les secteurs de la santé et de l’enseignement entre autres. Le Sahara occidental n’est que le prétexte pour une confrontation entre deux volontés de puissance régionale. Le Maroc estime que la colonisation a lésé le tracé de ses frontières et cherche une compensation dans une expansion vers le sud, tandis que l’Algérie trouve que le régime monarchique est condamné à la surenchère nationaliste pour masquer son déficit de légitimité populaire (Cf. L. Addi, « L’introuvable réconciliation entre Alger et Rabat », Le Monde Diplomatique, décembre 1999). En attendant, l’unité maghrébine que les nationalistes de la première génération avait comme objectif, est repoussée aux calendes grecques.

Dans cette région du monde encore stato-centrée, les Etats, invoquant divers prétextes, se menacent mutuellement au détriment de leurs peuples et deviennent des acteurs mûs par leurs propres rationalités, insensibles aux besoins réels de leurs populations. Ainsi, l’Etat se situe d’emblée au-dessus de ses citoyens, les suspectant parfois d’être à la solde de puissances étrangères. Pour les neutraliser, des Cours de Sûreté sont instituées pour juger les coupables sur la base d’un droit d’exception. (C’est seulement en 1989 que la Cour de Sûreté est abolie est Algérie). Dans ces pays autoritaires, le régime s’identifie à l’Etat, interdisant la participation de la population au champ politique en ayant recours au bourrage des urnes. Une bureaucratie politico-militaire s’approprie l’Etat en prétendant le protéger des dangers extérieurs et des contestations intérieures. Sous prétexte d’assurer la sécurité de l’Etat, le régime se soucie de son propre maintien au prix d’une répression dissuadant les militants de droits de l’homme et de partis politiques. Mais l’âge d’or de l’autoritarisme est bel et bien terminé.

Bonne gouvernance et sécurité
La mondialisation fragilise les dictatures jusqu’à l’effondrement, à l’instar des régimes à parti unique de l’Europe de l’est qui se sont écroulés comme des châteaux de cartes sous les effets de la globalisation de l’information, de la technologie, de l’économie… Un régime autoritaire ne survit que s’il arrive à maintenir ses frontières fermées et à protéger sa population des flux extérieurs. Mais la tâche est difficile, surtout si le pays est situé en Méditerranée, à une heure d’avion de l’Europe, continuellement arrosé par les images et les informations des chaînes de télévision satellitaires. Il y a désormais un nouvel environnement international dans lequel activent de nombreux acteurs non étatiques militant pour la « bonne gouvernance » de la planète et des peuples. L’expression a été utilisée pour la première fois en 1989 dans le rapport de la Commission Brandt qui a mis l’accent sur la nécessité d’assurer la sécurité des gens en priorité et non celle des Etats, en attirant l’attention, entre autres, sur l’incapacité des gouvernements à appliquer les réglementations existantes, sur l’érosion de l’efficacité d’une bureaucratie éloignée des problèmes quotidiens des citoyens, sur la mauvaise affectation des ressources, sur l’inadéquation des instruments d’intervention, etc.
Le rapport du PNUD 2002 établit une corrélation positive entre pauvreté, conflits politiques et régimes autoritaires, suggérant que la réponse à l’insécurité est globale, incluant toutes les dimensions de la vie sociale et politique; elle est résumée dans l’expression de « bonne gouvernance », bâtie sur la :
-La légitimité des dirigeants à travers la participation politique de la population au champ de l’Etat
-Le respect de la loi et des droits de l’homme par les gouvernants et les gouvernés
-La transparence dans la prise de décision
-La disponibilité de ceux qui ont en charge l’autorité publique
-La sensibilité aux besoins des populations
-L’efficacité dans la gestion des ressources afin que la population en profite
-La comptabilité à la fin de chaque mandat pour que les élus rendent compte aux électeurs des actions entreprises et des moyens utilisés dans l’exercice de l’autorité publique qui leur a été confiée (Cf. UNESCAP, « What is good governance », http://www.unescap.org/huset/gg/governance.htm)

Il est évident que ce mode de régulation entre l’Etat et la population est difficile à réaliser dans les pays du Sud, et même dans les pays occidentaux. Néanmoins, il devrait être posé, comme le suggère l’UNESCAP, comme objectif à atteindre dans le futur pour un développement humain durable.

Les Etats, dans leur majorité, ont intégré le discours de la « bonne gouvernance » pour ne pas être accusés de ne pas protéger leurs populations. D’où le poids politique en Algérie d’ONG comme Amnesty International à qui plus personne n’ose opposer le discours d’atteinte à la souveraineté nationale ou d’ingérence dans les affaires intérieures du pays. La force d’Amnesty dans le champ politique algérien est qu’elle interpelle les autorités sur leurs défaillances à protéger leurs propres citoyens et à assurer leur sécurité comme le recommandent l’ordre juridique interne et le droit international auquel l’Etat algérien a souscrit. Les ONG ont construit leurs champs d’action sur la base d’une définition large de la sécurité, appelée « sécurité humaine » menacée désormais par l’oppression politique, le terrorisme, et aussi par les crises économiques, la pauvreté, les maladies, les risques écologiques, le changement climatique, etc. Une véritable économie politique de la sécurité est esquissée où le concept central de mesure est l’individu et son bien-être, ce qui permet d’évaluer les politiques publiques des Etats sur la base de cette finalité. Ce courant théorique inspire l’idée d’une société civile mondiale pour laquelle milite le mouvement altermondialiste. Il ne nie pas la nécessité d’une sécurité militaire de l’Etat, attirant cependant l’attention qu’elle n’est qu’un aspect de la sécurité. K. Booth exprime bien cette insatisfaction en écrivant: « La sécurité signifie l’absence de menaces. L’émancipation est la libération des gens (comme individus et groupes) des contraintes physiques et humaines qui les empêchent de faire ce qu’ils auraient choisi de faire en l’absence de telles contraintes. La guerre et la menace de guerre constituent l’une de ces contraintes, à côté de la pauvreté, de l’éducation défaillante, et l’oppression politique, etc. La sécurité et l’émancipation sont les deux côtés d’une même médaille. C’est l’émancipation, et non pas la puissance et l’ordre, qui produit la véritable sécurité. L’émancipation, d’un point de vue théorique, constitue la sécurité. » (K. Booth, « Security and Emancipation », in Review of International Studies, n°4, octobre 1991). A l’évidence, les pays du sud de la Méditerranée, à l’instar de l’Algérie, ne se sont pas préparés à une telle rupture politique et épistémologique, faisant face aux critiques d’ONG de droits humains les accusant, entre autres, de bafouer la liberté de la presse et de violer les droits de l’homme.

B. Quelle politique de sécurité publique pour l’Algérie?
Désormais, le concept de sécurité est global, incluant tous les aspects de la vie sociale : économie, politique, culture, santé, environnement… Si nous partons d’une telle définition, les déficits de sécurité en Algérie seraient immenses. Une enquête sur le niveau de vie, sur le fonctionnement des hôpitaux, de la justice, de l’administration, etc. montrerait que l’Algérien vit dans une insécurité totale, d’où l’absence de confiance dans les institutions de l’Etat minées par la corruption. Il vit aussi un sentiment d’insécurité « sociétale » : la sécularisation est vécue comme une atteinte à sa foi religieuse et à l’islam, la pratique du français et de l’anglais dans les secteurs modernes comme une volonté de dévaloriser la langue arabe, celle-ci étant elle-même perçue dans les régions berbérophones comme une menace pour la langue locale, etc. Si le sentiment de menace – réelle ou imaginaire – est si grand, cela signifie que l’Etat a perdu le sens de sa mission. Créé par une génération obsédée principalement par la défense militaire de la collectivité, l’Etat algérien, à l’instar de ceux du Sud, n’arrive pas à remplir ses missions dans un monde où la domination n’est plus territoriale mais économique et idéologique. La politique économique suivie depuis les années 1980 tend, volontairement ou non, à diminuer le pouvoir d’achat des Algériens et à étouffer les secteurs de la production. Le dinar a été dévalorisé de 1800% entre 1987 et 2004 alors que les salaires n’ont augmenté que de 50%.

Dès son accession à l’indépendance en 1962, les dirigeants de l’Algérie ont surestimé la menace militaire provenant d’Etats étrangers ou d’opposants accusés d’être à la solde de l’étranger. A cette fin, il a été créé un service secret spécialement formé pour faire face à cette menace, la Sécurité Militaire, devenue Département du Renseignement et de la Sécurité en 1989. Composé de militaires, ce service n’a pas prévu les trois principales formes d’insécurité qui mettent en danger la cohésion sociale: la pauvreté, le terrorisme et la violence urbaine.

Services secrets et sécurité
Dans un monde stato-centré, où la confrontation militaire entre Etats voisins est toujours possible, le renseignement fait partie de la stratégie en vue de connaître les intentions et les forces de l’ennemi. Tous les Etats du monde ont des services spécialisés dans le renseignement (CIA aux USA, DGSE en France…) dont les rapports informent les dirigeants sur la réalité des menaces. Ces services ne sont pas toujours efficaces comme l’a montré l’attaque de Pearl Harbour en 1941 ou encore plus récemment celle du 11 septembre 2001 qui avaient pris de court la CIA réputée pourtant être infaillible. Mais malgré leurs défauts, dans l’état actuel des relations internationales, aucun gouvernement ne peut se passer des services secrets, particulièrement aujourd’hui où le terrorisme s’est mondialisé. Mais pour indispensables qu’ils sont, ces services, aux prérogatives étendues, sont susceptibles d’être détournés de leur fonction première dans des pays où l’équilibre entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire n’est pas assuré. Ils deviennent facilement une police politique chassant les opposants et exerçant un véritable droit de vie et de mort sur les citoyens. De service de sécurité de l’Etat, ils deviennent une source d’insécurité pour les citoyens. Loin d’inspirer la confiance, le DRS en Algérie est craint pour ses méthodes expéditives en dehors de toute légalité. Ce n’est pas un hasard s’il est souvent cité dans les rapports d’ONG sur les violations de droits humains. Dépendant du ministère de la défense, et comme son nom l’indique, il a pour mission de recueillir des renseignements pour assurer la sécurité du régime menacé par la contestation. Son poids politique déterminant est proportionnel au déséquilibre entre les branches exécutive, législative et judiciaire de l’Etat. Les universitaires spécialisés dans la scène politique algérienne le suspectent d’exercer le « pouvoir réel » face à des institutions vidées de toute autorité et donc incapables de jouer leur rôle de régulation sociale. (Cf., L. Addi, « Army, State and Nation in Algeria » in K. Koonies and D. Kruit, Political Armies. The Military and Nation-Building in the Age of Democracy, Zed Books, New-York, 2002, et M. Bencheikh, L’Algérie, un système politique militarisé, L’Harmattan, 2003). Pour Ali Yahya Abdennour, président de la Ligue Algérienne des Droits de l’Homme, le DRS a sa propre doctrine de sécurité nationale qui implique le contrôle permanent de la société. « Le DRS, ajoute-t-il, est un pouvoir qui a développé ses ramifications en prenant le contrôle de toutes les institutions…  » (Le Matin, 26 avril 2004). Dans l’opacité la plus totale, il impose sa volonté et son contrôle à toutes les institutions, de la présidence de la république aux mairies, en passant par les ministères et les préfectures. Le DRS est plus qu’une institution, c’est une culture héritée du système Boussouf, du nom d’un dirigeant du FLN historique qui n’hésitait pas à faire assassiner les combattants de l’ALN dont les convictions nationalistes étaient trop tièdes à ses yeux. Les pouvoirs exorbitants du DRS affaiblissent l’Etat dont l’autorité est contrariée par un appareil secret fonctionnant à la frontière de la légalité. Il est vrai que l’opacité du régime algérien ne permet pas de distinguer si le DRS contrôle les clans au sommet de l’Etat ou si ce sont ces derniers, jouant sur ses divisions, qui l’utilisent pour renforcer leurs pouvoirs.

Selon des informations rapportées par des transfuges du DRS, celui-ci ne déploie pas ses tentacules uniquement dans les institutions de l’Etat. Il infiltrerait aussi toutes les composantes de la société civile: les partis, l’unique syndicat des travailleurs, la presse, les associations diverses, etc. Dans la perspective de la transition démocratique, la dissolution d’un tel service, qui relève d’un autre âge, ou tout au moins sa profonde réorganisation pour le rendre compatible avec le fonctionnement de l’Etat de droit, est la seule preuve que fournirait l’armée algérienne, candidate à l’adhésion de l’OTAN, de son retrait du champ politique. Il y a lieu de convaincre l’élite qui dirige le pays que la définition traditionnelle de la sécurité, liée principalement à la défense militaire, n’est plus opératoire, pour leur faire prendre conscience sur ce qui menace l’Algérie et sur les principaux risques auxquels est confronté le citoyen dans sa vie quotidienne. Si l’on se tient à ce qui est constatable et quantifiable à travers la lecture des journaux sur une période d’une année, en attendant un sondage d’opinion fiable, ce qui préoccupe le citoyen algérien dans sa vie quotidienne est la pauvreté, le terrorisme et la violence urbaine.

Terrorisme et violence sociale

Même si aujourd’hui il tue moins que durant les années 1992-98, le terrorisme persiste encore, faisant quotidiennement des victimes parmi les civils et les militaires. Les dirigeants semblent cependant satisfaits, soulignant qu’il est désormais résiduel et qu’il tue moins que les accidents de la route qui font 4000 morts par an. La comparaison n’est pas recevable car le terrorisme exprime une volonté délibérée de tuer, alors que dans l’accident de la route, il n’y a pas volonté de tuer, même si là aussi, l’Etat a encore beaucoup à faire.

Malgré le nombre de victimes, entre 150 000 et 200 000 morts, paradoxalement, les études sur le terrorisme en Algérie sont quasi-inexistantes. Qui sont les terroristes? De quels milieux sociaux proviennent-ils? Quelles sont leurs revendications, s’ils en ont? Autant de questions à poser, loin de toute considération idéologique partisane, pour ensuite approcher les solutions mises en œuvre par le régime. Parmi celles-ci, il y a la solution policière (dite aussi éradicatrice) dont il est temps de faire le bilan pour en évaluer le coût subi par la collectivité et les résultats obtenus. Existe-t-il une alternative à la réponse policière? Le régime a mis en œuvre, depuis l’arrivée de Abdelaziz Bouteflika à la présidence en avril 1999, une politique dite de « concorde civile ». Quel en est le bilan? Quels sont ses fondements politico-juridiques? Quels sont ses objectifs et ses moyens? Au vu de la persistance de la violence qui continue de faire des victimes, il faut convenir que la « concorde civile » n’a pas atteint tous ses objectifs. Pourquoi? Le président A. Bouteflika récemment réélu a déclaré dans son discours d’investiture vouloir prolonger la « concorde civile » par une politique de « réconciliation nationale ». Quelle est la différence entre les deux expressions? Est-il soutenu dans cette démarche par l’élite militaire ou existe-t-il des divergences avec certains secteurs de l’armée?

Il semblerait que des cercles de l’armée ont trouvé un compromis pour mettre en œuvre « la réconciliation nationale » avec le principe de l’impunité générale dans les deux camps, ce qui est contesté par les associations de familles du terrorisme et des services de sécurité.

La répression policière n’est pas suffisante pour assurer la stabilité et la sécurité dans un pays quel qu’il soit. A cette fin, il convient de traiter les causes et non les expressions des violences qui menacent la paix sociale. Depuis quelques années, les émeutes localisées sont devenues courantes, et ce n’est pas en augmentant le nombre de policiers qu’elles vont cesser. L’instabilité et les conflits sociaux ont pour origine la faible représentativité de la population au sein des institutions locales et nationales, détournées au profit d’intérêts privés, dans un pays confronté à la pauvreté, au chômage des jeunes, aux déséquilibres socio-démographiques, à la sécheresse, à la faible couverture sanitaire, etc. C’est ce terreau qui produit la contestation violente se drapant du discours religieux pour se légitimer. Dans ce cas, ni l’armée, ni la police n’ont de solutions pour neutraliser l’islamisme, à moins d’opter pour une dictature militaire qui interdirait toute expression politique. Dans les années 1990, face à un terrorisme aussi meurtrier qu’efficace, les autorités avaient décidé de distribuer des armes à feu à des milices, renonçant de fait au monopole de l’Etat sur la violence. Avec la prolifération des armes, la violence sociale s’est accrue, et les gendarmes ont eu à arrêter des « miliciens » impliqués dans des agressions pour vols et dans des attaques de commerces divers. Les agressions en milieux rural et urbain se sont multipliés comme le rapportent les journaux quotidiennement.

La violence urbaine a atteint un seuil alarmant, selon les chiffres avancés par les services de sécurité qui relèvent 56 103 affaires liées aux vols avec agression impliquant 25 000 personnes déférées devant la justice en 2003. Selon le journaliste qui rapporte ces chiffres, « la majorité des comportements traduit une délinquance d’exclusion liée à la précarité et à la marginalisation » (Cf. M. Abdelkader, « Recrudescence des actes de banditisme en 2003. Alger, Constantine, Batna et Oran en tête », Le Quotidien d’Oran, 18 janvier 2004).

Propositions pour une coopération algéro-suisse sur la sécurité
La coopération en matière de sécurité peut revêtir plusieurs formes et concerner différents secteurs. Le premier d’entre eux est celui de la police qui a besoin du savoir-faire des Etats démocratiques qui assurent la sécurité du pays dans le respect des droits de l’homme. La police algérienne, principalement les services dépendant du ministère de la défense, agissent souvent en dehors de toute légalité dans la répression du terrorisme. Une coopération entre les polices suisse et algérienne est souhaitable en vue de la formation des policiers algériens qui ne font aucune distinction entre un suspect et un coupable.

L’autre secteur est celui de la « société civile » – ONG, partis, presse – qu’il faut associer à des débats sur la nouvelle conception de la sécurité liée à la « bonne gouvernance ». Les acteurs de la société civile sont isolés et fragiles face à un pouvoir exécutif tentaculaire et tatillon. Ils ont besoin de solidarité, de moyens d’échange, d’insertion dans des réseaux internationaux afin de militer pour une « bonne gouvernance », principalement en ce qui concerne l’usage raisonné de l’autorité publique, de la gestion rationnelle des ressources de la collectivité et du respect des droits de l’homme. Sensibiliser les acteurs de la société civile est un axe porteur d’une coopération se matérialisant par des rencontres et des visites mutuelles entre députés, journalistes, militants d’associations, etc.

Enfin, le dernier secteur où l’effort le plus important doit être consenti est celui de l’Université. Il y a lieu de penser à créer une équipe mixte de recherche, ou un centre de recherche doté des moyens nécessaires, travaillant sur le projet lié à la sécurité en relation avec la situation particulière de l’Algérie, avec une publication trimestrielle sous forme de « Cahiers de la Nouvelle Conception de la Sécurité » ou une revue dont il faudra assurer le support matériel en Suisse. Cette équipe de recherche regrouperait des universitaires suisses et algériens et pourrait être élargie à des praticiens ayant un niveau de formation universitaire. Le résultat de la recherche menée durant deux ans pourrait être discuté publiquement dans le cadre d’un colloque international organisé dans une université algérienne.