Les partis politiques en Algérie et la crise du régime des « grands électeurs »

Les partis politiques en Algérie et la crise du régime des « grands électeurs »

Lahouari Addi, Le Quotidien d’Oran, 12-15 octobre 2003

La crise du système de pouvoirs en Algérie a atteint un degré jamais égalé par le passé au point où l’Etat et ses institutions risquent la paralysie sous les coups de butoir de clans adverses contrôlant des parcelles de cet Etat. La crise était cependant prévisible car elle s’inscrit dans la logique du régime des « grands électeurs » dont nous exposerons la dynamique en trois parties pour le lecteur du Quotidien d’Oran. Nous traiterons le sujet par le biais des partis pour montrer que la crise a éclaté parce que le régime étatique n’intègre pas dans son jeu les partis et en fait des appareils à son service et non des organisations représentatives des différents courants idéologiques de la société.

De tous les travaux sur le phénomène partisan, il ressort que la fonction d’un parti, comme organe de médiation entre l’Etat et la société et de vecteurs des conflits politiques, est d’intégrer les demandes des populations au système politique afin de pacifier le rapport entre celles-ci et l’Etat. Lorsque ces demandes sont satisfaites, les populations ont le sentiment de participer à la vie institutionnelle par l’intermédiaire d’élus représentatifs. Compte tenu de la crise qui persiste en Algérie, il y a lieu de croire que les partis n’ont pas joué leur rôle ou que la structure du pouvoir d’Etat n’était pas adapté à leur intégration dans le champ politique. La violence armée, les émeutes sporadiques dans de nombreuses localités, la dissidence civile de la Kabylie depuis avril 2001, et le mécontentement général, que trahissent l’incivilité et l’apathie dans le comportement, indiquent que le fossé entre l’Etat et la population n’a pas été comblé par les partis. Des explications sont tentées pour rendre compte de la résistance du monde arabe au modèle démocratique. (Cf. Ghasan Salamé, « Sur la causalité d’un manque. Pourquoi le monde arabe n’est-il donc pas démocratique », in Revue française de science politique, juin 1991. Cf. aussi du même auteur, Démocraties sans démocrates, Fayard, 1995). Le facteur religieux (ou culturel) est invoqué pour souligner que l’islam est incompatible avec la démocratie ou que les masses musulmanes ne formulent pas de demandes démocratiques. Bien que chaque expérience soit spécifique, il semblerait que ce « pessimisme théorique » enferme le chercheur dans un instantané historique (les expériences multipartisanes sont trop courtes dans les pays arabes pour avancer un jugement définitif). En tout cas, ces chercheurs sous-estiment une donnée fondamentale dans la science politique: l’obsession hobbesienne pour garder le pouvoir incarnée hier par l’absolutisme en Occident et aujourd’hui par l’autoritarisme dans les pays arabes. Quand le système politique s’est libéralisé, ces derniers, et c’est très net pour l’Algérie, ont produit deux types de parti d’opposition: un parti hégémonique (islamiste) véhiculant une protestation violente demandant une rupture brutale que craignent les dirigeants (et les puissances occidentales), et des partis dont le faible ancrage sociologique et géographique les rend inoffensifs pour le régime. Celui-ci essaye de les clientéliser pour domestiquer et canaliser la contestation islamiste dans le cadre de ce que Badie appelle « le pluralisme autoritaire » (« L’analyse des partis politiques en monde musulman: la crise des paradigmes universels », in Yves Mény, Idéologies, partis et groupes sociaux, Presses de la FNSP, 1989).

Avant de développer cette problématique, rappelons quelques faits pour situer historiquement l’action des partis. En février 1989, l’Algérie introduit une réforme constitutionnelle qui légalise le pluralisme après 27 années de système à parti unique. En juin 1990, les premières élections pluralistes ont eu lieu pour renouveler les assemblées populaires communales (municipalités), remportées en majorité par les islamistes du FIS. En décembre 1991, ce même parti remporte les élections législatives. L’armée intervient en annulant le second tour et fait interdire le parti vainqueur des élections. Depuis, c’est la crise violente marquée par des attentats et attaques contre les forces de sécurité et une répression dont les victimes se comptent en milliers de personnes. Des élections ont eu lieu depuis, mais elles n’ont apporté aucune solution à la crise. La question qui se pose est de savoir pourquoi la transition pacifique du parti unique au multipartisme a-t-elle échoué? Pourquoi n’y a-t-il pas eu des partis à forces électorales égales et pourquoi l’un d’eux – le FIS – a eu les faveurs de l’électorat au point où il était hégémonique?

Pour tenter de répondre à ces questions, nous développerons (A) les logiques dominantes du système politique algérien qui ont structuré une (B) typologie singulière des partis politiques pour les faire (C) obéir au fonctionnement d’un régime étatique.

A. Les logiques dominantes du système politique algérien
Un système politique est constitué par toutes les forces, formelles ou informelles, institutionnalisées ou non, qui concourent au maintien du pouvoir central et à sa remise en cause. De ce point de vue, l’armée, la police, l’administration… font partie du système politique autant que la représentation utopique du gouvernement idéal chez les administrés ou l’émeute sporadique qui secoue une ville ou une région. Le pouvoir d’Etat occupe une place privilégiée au cœur du système politique qui se structure en fonction de ses particularités historiques. Pour des raisons historiques précisément, l’armée est l’épine dorsale du régime, jouant un rôle central dans la cooptation des élites civiles chargées de gérer l’administration gouvernementale. Pour cette raison, les membres de la hiérarchie militaire sont des acteurs éminents du champ politique dans lequel ils agissent comme des groupes de pression utilisant des moyens informels pour arriver à leur objectif, c’est-à-dire garder à l’armée la légitimité qui la place au-dessus des institutions de l’Etat. Des généraux ont des relais dans ladite société civile, notamment dans la presse et les associations, pour peser sur les luttes ayant pour enjeux le contrôle d’institutions.

De ce fait, le système politique algérien ressemble à un iceberg dont la partie émergée est composée de l’Etat et des partis en tant que cristallisation d’aspirations des groupes sociaux, se donnant comme objectif de réaliser des projets politiques prétendant défendre les intérêts généraux de la société. La partie immergée est l’ensemble des réseaux et autres groupes de pression qui ont pouvoir de lier et délier (ahl el hal oual ‘aqd), connectés d’une manière ou d’une autre à l’armée et qui, tantôt se liguent contre un adversaire commun, tantôt se déchirent par journaux interposés autour d’enjeux comme le contrôle ou l’accès aux ressources de l’Etat. L’opacité est cependant si grande dans ce jeu de clientèles que seuls les concernés savent quelle institution dans l’armée est, à un moment ou à un autre, en position de force. La Sécurité Militaire elle-même n’échappe pas aux divisions et semble avoir perdu de sa puissance dissuasive, affaiblie en outre par les accusations des ONG de violations massives de droits de l’homme. Cette situation n’est pas nouvelle ; à la veille des événements d’octobre 1988, le système de pouvoirs était déjà en crise, les deux partis de l’iceberg ayant rompu le compromis qui les liait. La réforme constitutionnelle de février 1989, mettant fin au système de parti unique, a cherché à renouveler le régime à travers un multipartisme contrôlé dans lequel le FLN deviendrait un parti hégémonique. Mais les élections ont conduit vers une autre évolution où le rôle de parti hégémonique est revenu à une formation anti-système menaçant le régime et son personnel.

1.Du parti unique (le FLN) au parti hégémonique (le FIS)
Les chercheurs admettent plus ou moins la définition générale de Joseph La Palombara et Myron Weiner qui pose quatre conditions pour identifier un parti politique moderne : survivre aux fondateurs, implantation à l’échelle nationale, recherche du soutien populaire, désir de conquête du pouvoir d’Etat (Cf. Joseph La Palombara et Myron Weiner (sous la direction de), Political Parties and Political Development, Princeton University Press, 1966).

ependant, il manque à cette définition un élément qu’il était peut-être inutile de rappeler pour les expériences occidentales mais qui est central pour les pays de l’hémisphère sud : l’attachement à l’alternance électorale et l’acceptation du système de formations concurrentes. Seul le FIS correspondait à la définition citée, sauf qu’il s’était révélé un parti hégémonique, qui avait vocation à être unique, ce qui n’est pas favorable à la démocratie. Dans la tradition de Max Weber et Raymond Aron, Daniel-Louis Seiler estime qu’un parti unique est la négation de la démocratie dans la mesure où il refuse la compétition électorale. Le même raisonnement pourrait être appliqué à un parti hégémonique. (Cf. D-L. Seiler, Partis et familles politiques, PUF, coll. Thémis, 1980, et De la comparaison des partis politiques, Economica, 1986). Un parti hégémonique, bénéficiant d’un vaste soutien populaire, est une menace pour la démocratie dans la mesure où il serait tenté de se poser comme le porte-parole de tout le peuple, ce qui ouvre la voie à l’autoritarisme du système à parti unique. Dans cet article, je me réfère au FIS tel qu’il s’est fait connaître jusqu’en janvier 1992. Je ne tiens pas compte des évolutions ultérieures dans le discours des dirigeants et des textes qu’il a publiés, notamment lors du congrès tenu en août 2002.

La popularité du FIS en 1990-91 a été un handicap pour la transition démocratique, d’autant plus qu’il avait en son sein des courants radicaux cherchant à prendre une revanche sur les groupes sociaux perçus comme des ennemis à neutraliser. Ces groupes sociaux liés à l’armée et à l’Etat en général se sont sentis menacés dans leur existence et ont décidé de se battre pour leur survie. Si les vainqueurs d’élections se donnent le droit de tuer les vaincus, il n’y aura pas d’élection car l’enjeu de celle-ci n’est pas la survie physique mais le pouvoir en tant qu’instrument de gestion de l’Etat. Si celui-ci est perçu comme un butin, les conditions d’un champ politique moderne pacifié ne sont pas réunies. La transition, ou le passage du parti unique au multipartisme, a échoué en janvier 1992 parce qu’il n’y a pas eu au préalable entre les différentes forces politiques un pacte définissant de manière explicite les prérogatives de l’Etat, la vocation des partis et les droits de l’individu. Il est vrai que les partis, jeunes pour la plupart et manquant de maturité et d’expérience, croyaient qu’il suffisait de changer le personnel dirigeant pour que toutes les difficultés de la vie quotidienne disparaissent comme par enchantement. Une telle croyance favorise la démagogie et la violence. Il reste à expliquer pourquoi apparaît un parti hégémonique alors que la Constitution autorise la multiplicité des partis.

Au-delà des conditions formelles, les partis sont aussi l’expression d’une culture politique et surtout de clivages qui divisent la société. Si le FIS s’est imposé en Algérie, c’est parce qu’il était apparu comme la formation qui critique vigoureusement le personnel dirigeant rejeté par la majorité de la population. Il s’était présenté comme un parti anti-système, refusant de remplir la fonction tribunitienne que le régime attendait des partis afin qu’il se reproduise en toute légitimité. Rappelons que pour Georges Lavau un parti remplit trois fonctions : celle de légitimation-stabilisation, celle de relève politique et celle tribunicienne (faire entendre les mécontents). La problématique a été critiquée pour son fonctionnalisme excessif mais elle a été d’un apport non négligeable à la théorie des partis. (Cf. G. Lavau, « Partis et systèmes politiques », in Revue canadienne de science politique, mars 1969). Le FIS voulait créer son propre système de parti unique en reconduisant le populisme du FLN historique avec une symbolique religieuse plus prononcée. Ni le FFS de Hocine Aït Ahmed, ni le MDA de Ahmed BenBella, deux leaders du mouvement national, n’ont eu les capacités de mobilisation du FIS dont les meetings attiraient des dizaines de milliers de personnes. Son discours correspondait aux croyances de l’homme de la rue : l’Etat a tourné le dos à la population parce que les dirigeants sont corrompus et ils sont corrompus parce qu’ils ne craignent pas Dieu. Les partis puisent leur pertinence et leur force du contexte sociologique et, particulièrement, de la culture politique ambiante, c’est-à-dire des représentations de l’ordre politique, spécifiquement de la perception de l’Etat idéal. Si un parti popularise son idéal, il devient populaire. Pour Stein Rokkan, les partis expriment les conflictualités à l’œuvre dans la société et ils se proposent de les résoudre (Cf. Stein Rokkan, Citizens, Elections, Parties, Oslo University Press, 1970).

Le FIS s’est proposé de résoudre l’antagonisme Etat-peuple en niant tous les autres antagonismes sociaux et économiques. Au lendemain de l’indépendance en 1962, les dirigeants avaient promis le développement à moyen terme réalisé par l’Etat des couches populaires. Trois décennies plus tard, non seulement le développement n’était pas au rendez-vous, mais l’Etat s’était coupé de la population. Le FIS a capté cette frustration collective en promettant de réaliser les slogans de l’après-indépendance. Plus qu’un parti, c’est un mouvement de mobilisation populaire qui se définit en définissant l’adversaire : l’Etat contrôlé désormais par les ennemis de l’islam et du peuple.

Pour le FIS, tous les problèmes auxquels l’Algérie est confrontée proviennent de l’incapacité des dirigeants à doter le pays de l’Etat que veut la majorité de la population. L’impopularité du régime a nourri la popularité du FIS dont le discours était plus moral que politique, ce qui correspondait à la culture politique ambiante. Si le régime ne jouit pas d’un soutien populaire et ne tient que par les bras séculiers de l’Etat (administration, police, armée…), une contestation potentielle apparaît se transformant en demandes politiques que des personnalités ou des groupes vont exploiter pour défier le gouvernement. Plusieurs cas de figure se présentent. Soit le système en place arrive à diminuer le mécontentement populaire et à intégrer dans son jeu les partis de l’opposition, soit le système est trop rigide pour se réformer et les rapports politiques seront régulés par la violence. L’Algérie des années 1990 a évolué vers cette perspective car le personnel dirigeant s’est senti menacé par la principale force de l’opposition, les islamistes, porteurs d’une revanche sociale des couches populaires qui se sont senties trahies par l’Etat national dans lequel elles avaient investi affectivement.
Le succès électoral du FIS renseigne moins sur le parti que sur les demandes des électeurs dont il s’est fait le porte-parole. Un parti est en effet une entreprise faisant des offres pour capter les demandes d’électeurs dont le vote donne le pouvoir pour contrôler les institutions de l’Etat : parlement, ministères, municipalités, etc. Cette définition contient des hypothèses implicites sans lesquelles elle ne se vérifierait pas. La première est que le pouvoir d’Etat est un enjeu de compétition et que sa conquête repose sur le mécanisme de l’alternance électorale. Un parti est un élément d’une compétition dont l’enjeu est le pouvoir d’Etat. Cela suppose que le « lieu du pouvoir » est vide dans la représentation des acteurs et que son occupation est le résultat d’une compétition électorale (Sur la conception du pouvoir comme lieu vide, cf. Claude Lefort, Essai sur le politique. XIXè-XXè. Siècles, Esprit/Seuil, 1986).
La deuxième hypothèse implicite est qu’il existe une demande électorale susceptible d’être satisfaite par le système dans le cadre de l’alternance électorale. Au vu de ce qui se passe en Algérie depuis janvier 1992, nous pouvons avancer que le champ politique ne remplit pas les conditions énoncées contenues dans la définition d’un parti politique. L’Algérie a opté pour le multipartisme sans que le parti le plus populaire se soit engagé à respecter l’alternance électorale et l’existence des autres partis, et sans que la structure du pouvoir d’Etat ne se soumette à la logique compétitive des partis. La problématique des partis est étroitement liée à la structure du pouvoir d’Etat dont les interactions dessinent les lignes forces du système dans son ensemble. Aussi, nous nous arrêterons sur la structure du pouvoir d’Etat propre à l’Algérie.

2. La structure double du pouvoir d’Etat et ses conséquences
Pour des raisons liées à l’histoire, l’autorité présente une structure double, le pouvoir réel détenu par la hiérarchie militaire prétendant incarner « les intérêts de la nation », et le pouvoir formel ayant en charge l’administration gouvernementale. Cette dichotomie prend son origine dans le MTLD, dont une partie était apparente et une autre – l’OS – était clandestine pour préparer l’insurrection. Durant la guerre de libération, elle a persisté en provoquant des conflits violents entre chefs militaires et responsables civils du FLN qui ont coûté, entre autres, la vie à Abbane Ramdane pour avoir essayé d’imposer au congrès de la Soummam (1956) le principe de la primauté du politique sur le militaire. A l’indépendance, l’Etat-Major de l’ALN, avec le colonel Houari Boumédiène, a enlevé aux civils toute prétention de détenir une autorité en dehors de celle que l’armée leur donnait pour réaliser le programme du mouvement national. Depuis, les rapports politiques au sommet de l’Etat ont obéi à cet héritage historique qui veut que le gouvernement tire son autorité de la légitimité historique de l’armée. Mais ce rôle des militaires n’est pas institutionnalisé alors, que dans les faits, ils exercent le pouvoir suprême en ce qu’ils désignent en amont le président de la république qui est, selon la Constitution, chef du gouvernement. Le pouvoir de la hiérarchie militaire, pour informel qu’il soit, n’en est pas moins souverain dans la mesure où il lui a toujours appartenu de désigner le candidat à la présidence que l’administration se chargera de faire plébisciter. L’élection est ouverte mais les partis servent uniquement de faire-valoir démocratique en donnant au scrutin une apparence de compétition. Par conséquent, l’autorité du président provient de la légitimité de l’armée à désigner à cette fonction. A travers la présidence, prolongement du ministère de la défense nationale, l’armée contrôle toutes les institutions de l’Etat. C’est pourquoi lorsqu’il y a divergences ou conflit entre la présidence et le ministère de la défense, c’est tout le système de pouvoirs qui est affecté par la crise car les clans et leurs relais dans la société entrent en compétition pour faire pencher la balance soit d’un côté, soit de l’autre. Cela a été le cas avec Liamine Zéroual qui a dû abdiquer face aux pressions d’une presse enrôlée dans la lutte des clans ; cela semble aussi le cas aujourd’hui pour Bouteflika dont la candidature pour un deuxième mandat ne fait pas l’unanimité parmi les militaires. Mais à la différence de Zéroual, Bouteflika semble bénéficier d’un clan de la hiérarchie militaire, ce qui lui a permis de mener une offensive contre les journaux qui l’ont attaqué de manière virulente. A moins qu’il n’utilise une menace dissuasive : « si je tombe, beaucoup de mes adversaires tomberont ». Mais plus grave encore, dès lors que le pouvoir réel n’est pas institutionnalisé, il va se loger dans des groupes et des cercles dont les membres seront au-dessus des lois de l’Etat dont la puissance va être utilisée dans un trafic d’influence et dans la course aux richesses favorisée par la nature rentière et administrée de l’économie. Des noyaux de pouvoir occultes se constituent à l’ombre de l’Etat, portant atteinte à son efficacité dans la gestion administrative et à sa crédibilité à assurer l’application de la loi pour tous.

Le discrédit de l’Etat affecte aussi les partis inefficaces à neutraliser les puissances non institutionnelles qui asservissent l’Etat. Dans le jeu politique qui oppose les groupes de pression informels à la haute administration (ministères, directions des douanes, des impôts…), les partis n’ont pas suffisamment de poids pour influer sur les rapports de force. La place qui leur est réservée La place est marginale puisqu’il leur est demandé soit d’être loyal et de servir le régime en contrepartie de prébendes, soit de ne s’opposer qu’au pouvoir formel (président et ministres). Critiquer le pouvoir réel de la hiérarchie militaire ou évoquer son instrument, la Sécurité Militaire, c’est s’exposer à l’exclusion de la scène politique. De là d’ailleurs découle le statut paradoxal de l’opposition. Un parti comme le MSP, et dans une mesure moindre le RCD, se dit d’opposition alors qu’il participe au gouvernement ! Dans la logique du système, ces partis entrent dans le gouvernement pour s’opposer à des adversaires présents dans le gouvernement. Le MSP justifie sa participation par sa volonté d’arrêter l’évolution laïcisante de l’Etat, tandis que le RCD invoquera la nécessité de mettre un terme à la dérive islamiste des institutions. Pour se donner une image pluraliste, le régime n’hésite pas à sacrifier la cohésion et la cohérence gouvernementales.

Si l’élection du président est verrouillée en amont, celle des députés est ouverte aux partis, même si l’administration est souvent tentée par le bourrage des urnes pour avoir une Assemblée docile. Mais globalement, le régime souhaiterait que les partis gagnent leur légitimité sur le terrain électoral pour exercer les fonctions législative et exécutive sous le contrôle d’un président posant les lignes rouges à ne pas dépasser. Le schéma serait le suivant: un président fidèle à l’armée et élu au suffrage universel, désignant comme premier ministre le leader de la majorité électorale d’où seraient issus les ministres. Un tel système présente deux légitimités: celle de l’armée choisissant le président et celle de l’électorat investissant le gouvernement (pouvoir formel) par l’intermédiaire de la majorité parlementaire. C’est faute d’avoir accepté un tel compromis que le FIS a été banni malgré sa victoire électorale en décembre 1991, ce qui suppose que les réformes politiques de 1989 contenaient des non-dits. N’ayant pu dessiner un compromis avec les militaires, le FIS s’est trouvé devant le choix entre accepter l’annulation des résultats électoraux et le recours aux armes. Ce qui s’est opposé en janvier 1992, ce sont deux légitimités : celle historique incarnée par l’armée se proclamant gardienne de l’unité nationale et du caractère républicain de l’Etat, et celle électorale dont s’est prévalu le FIS. Les militaires auraient accepté la cohabitation des deux légitimités, l’une symbolisant la nation, l’autre donnant autorité pour gérer l’administration gouvernementale. Le système politique aurait alors deux sources d’autorité, ce qui lui ferait perdre à terme toute cohérence et l’exposerait à des crises structurelles. Habitués au schéma bipolaire du pouvoir d’Etat auquel ils sont attachés, les militaires comptaient soumettre uniquement le pouvoir formel à la sanction électorale, gardant la haute main sur le processus de désignation du président.

L’arrêt du processus électoral a signifié que le système politique algérien n’était pas prêt à intégrer des partis autonomes dans son fonctionnement. L’échec de la transition renvoyait à la différence des attentes des dirigeants et des partis. Les premiers espéraient que ces derniers allaient renforcer le système en le dotant d’une rationalité électorale, en le stabilisant et en le légitimant ; pour les partis, ils s’attendaient à une relève totale de l’élite dirigeante et à être investis à la tête des institutions. Le parti le plus populaire ne se contentait pas de la fonction ‘tribunitienne’, il se posait comme l’anti-système. Fonctionnant avec deux légitimités, le système de pouvoirs en Algérie est confronté à trois contradictions majeures qui lui sont inhérentes: la première est relative à l’antagonisme des deux légitimités, la seconde est liée à la concurrence inévitable entre le pouvoir réel et le pouvoir formel, et enfin la troisième découle de la faible représentativité des élus en raison du bourrage des urnes. Pour survivre à ces contradictions qui risquent de lui être fatales, la reproduction du régime a indirectement façonné une typologie singulière de partis.

B.Typologie des partis politiques
La science politique a toujours été tentée de dresser une typologie des partis qui, pertinent dans un cas, ne l’est pas dans d’autres. Si l’on admet que les partis sont l’expression de conflictualités historiquement datées de sociétés différentes, il faut alors convenir qu’il est impossible d’obtenir une typologie similaire des partis politiques. Chaque pays a sa propre typologie car les partis sont des produits de l’histoire qui apparaissent dans des conditions sociologiques et politiques propres à chaque expérience.
A la veille des élections municipales de juin 1990, quelque soixante partis étaient déclarés. Pour fragmenter l’opposition, l’administration les encourageait et la presse leur ouvrait ses colonnes généreusement. Mais à l’issue des scrutins de juin 1990 et décembre 1991, seuls le FIS, le FLN, le FFS et le RCD ont obtenu des sièges. Les autres formations ont été laminées, ignorées par l’électorat dont elles ont sollicité les faveurs. Nous retiendrons ici seulement les principaux partis, ceux qui ont eu une légitimité électorale, si minime soit-elle, ou qui, pour diverses raisons, occupent une place dans le champ politico-médiatique. Nous classerons les formations politiques en trois catégories : les partis de l’administration, ceux se réclamant de l’islamisme, et enfin ceux dont le discours est sécularisé.

1.Les partis de l’administration : FLN et RND
L’administration gouvernementale a deux organisations (FLN et RND) qui lui obéissent, au-delà des conflits de clans ou de personnes qui les secouent régulièrement. Leur mission est de défendre la politique gouvernementale et de confectionner des listes de candidature aux différentes élections, en contrepartie de nominations à des fonctions politiques ou administratives. Obéissant à une logique de prébendes, le FLN et le RND sont régulièrement secouées par des crises au sommet qui trahissent des ambitions de personnes autour desquelles se forment des clans. Les gratifications symboliques et matérielles offertes par le régime aux élus suscitent des appétits et des ambitions qui font souvent appel aux relations clientélistes et aux mécanismes de distribution des ressources de l’Etat pour fidéliser des soutiens locaux et mobiliser les notables pour influer sur les scrutins (Sur le jeu clientéliste à l’occasion du scrutin de juin 1997, cf. Mohammed Hachemaoui, « La représentation politique en Algérie entre médiation clientélaire et prédation », in Revue française de science politique, février 2003). Mais cette médiation de fabrication d’élites politiques dociles, si elle reflète des rivalités sociales locales, elle n’est pas à même de véhiculer et d’exprimer les demandes sociales de la masse des électeurs. Le FLN et le RND, dominés par la quête de richesses et d’ascension sociale de leurs membres, n’ont pas vocation à faire entendre la voix des électeurs dans les Assemblées. Les luttes pour des places dans les institutions de l’Etat sont aiguës parce que l’Etat est un passage obligé pour l’ascension sociale et l’enrichissement personnel. Toutes les fortunes se sont constituées directement ou indirectement en rapport avec le mécanisme de répartition de la rente pétrolière. Ce ne sont pas les lois du marché qui assurent la répartition mais l’administration dont l’appui est recherché.

Créé en 1954 pour arracher l’indépendance, le FLN perdit de son dynamisme dès que son objectif a été atteint. L’administration gouvernementale, dès 1964 avec la Charte d’Alger, lui confia la mission de défendre les options du régime (industrialisation, révolution agraire…) auprès de la population. Après 1965, il tirait son autorité du charisme de Boumédiène mais perdit toute crédibilité après la mort de celui-ci. Durant les émeutes d’octobre 1988, ses locaux furent saccagés en premier tant il était impopulaire. Après la réforme constitutionnelle de février 1989, les dirigeants ont espéré que le FLN, soumis à la concurrence, devienne un parti hégémonique autour duquel graviteraient de petites formations qu’il clientéliserait, à l’instar de l’expérience mexicaine avec le PRI. Il a été cependant incapable de jouer ce rôle, même si lors des scrutins, il a su garder une base électorale qui lui est restée fidèle malgré sa langue de bois. (Cf. Jacques Fontaine :  » Les élections législatives algériennes. Résultats du premier tour « , Maghreb-Machrek, n°135, mars 1992 et  » Les élections du 5 juin 1997: résultats et évolution des forces », in Maghreb-Machrek, n°157, septembre 1997).

Lors des élections de décembre 1991, il a obtenu 15 sièges avec près de la moitié des voix du FIS qui avait obtenu 188. Le découpage électoral qui devait le favoriser avait profité surtout au FIS. Sans s’opposer à l’annulation des élections, il ne l’approuve pas. En janvier 1995, sous l’impulsion de Abdelhamid Mehri, secrétaire général de 1989 à 1996, il participe à la réunion de Sant’Egidio qui a regroupé le FIS, le FFS, le MDA, EnNahda, le PT et la LADDH, signant la plate-forme de Rome qui préconise une solution politique à la crise. C’était la première fois que le FLN avait pris une initiative qui irritait la hiérarchie militaire. C’est ainsi qu’est apparue l’idée de créer un rival au FLN, le RND, né d’une conjoncture particulière, sur injonction administrative. Certains journalistes ont été étonnés par la décision du ministère de l’intérieur d’interdire la réunion du congrès extraordinaire du FLN devant désigner Ali Benflis candidat à l’élection présidentielle de 2004. Mais cette est dans la logique du régime puisque le FLN appartient l’administration gouvernementale. C’est parce qu’il était chef de l’administration gouvernementale que Benflis a été désigné secrétaire général du parti. Dès lors qu’il n’occupait plus le premier poste, il aurait dû abandonner le second selon la logique du système. Le FLN n’est pas un parti, c’est l’arrière-cour électorale de l’administration. Il en est de même pour le RND dont le secrétaire général a failli être aussi simultanément secrétaire général du FLN puisqu’il avait été désigné chef du gouvernement. Le RND a été créé à un moment où le FLN, avec la forte personnalité de Abdelhamid Mehri, ne partageait pas la ligne politique des « grands électeurs ». A ce moment, Abdelhak Benhamouda, secrétaire général de l’UGTA, fervent supporter du régime, a émis le souhait de créer un parti plus fidèle à l’administration. Après son assassinat, le général Mohamed Betchine, conseiller du président Liamine Zéroual, récupéra l’idée dans l’espoir de donner au président une formation qui le soutiendrait lors des différentes échéances électorales. En un temps record, le nouveau parti disposa de locaux, de fonds et de moyens humains en vue des élections législatives de juin 1997. Entre-temps, au FLN, A. Mehri a été victime d’une contestation qui lui a reproché d’avoir éloigné le parti du pouvoir et des mannes de l’administration. Il a été remplacé par Boualem Benhamouda qui a rouvert la distribution au profit du FLN. Depuis, le FLN et le RND se concurrencent dans la défense de l’administration gouvernementale en contrepartie de gratifications diverses.

Dès sa naissance, le RND avait attiré vers lui de nombreux adhérents motivés plus par des intérêts personnels que par des convictions politiques. A l’approche de chaque échéance électorale, le parti fait preuve d’une activité fébrile inhabituelle pour la confection des listes électorales. Cela s’accompagne souvent de crises au niveau local et donne lieu à des empoignades qui font la une des journaux. Les militants qu’attire le RND, et dans une mesure moindre le FLN, sont très peu politisés et succombent à la tentation de détourner des fonds quand ils assument des fonctions électives. Selon le quotidien El Watan, 1050 élus issus du scrutin local d’octobre 2002 avaient été suspendus de leurs fonctions et 500 ont été arrêtés et condamnés à la prison. Citant l’allocution du président de la république faite devant la commission de surveillance des élections, le journal avance que 349 maires (soit le quart des maires d’Algérie) sont poursuivis par la justice pour malversations, donnant des informations qui renseignent sur le personnel des partis de l’administration. Le journal écrit dans son édition du 15 mai 2003:
Sur ces 349 élus arrêtés, qui représentent 34 wilayas sur 48, pas moins de 123 ont été jugés et condamnés. Bouteflika ne donnait, faut-il le souligner, que l’exemple des présidents d’APC, ce qui ne rend pas compte de l’ampleur d’un phénomène qui faisait des institutions de l’Etat une immense jungle où le pillage et la prédation sont la règle et non l’exception. Dans la seule wilaya de Sidi Bel Abbès, les suspensions ont touché près d’une soixantaine d’élus, selon un rapport établi par les services de l’administration. Sur cette soixantaine de suspensions, dix concernaient des présidents d’APC relevés de leurs fonctions puis traduits en justice. Les causes de ces suspensions sont variées : agression de citoyens avec armes à feu, détournement de biens publics, atteintes aux mœurs (El Watan du 18 août 2002). A Mendès (wilaya de Relizane), le président de l’APC, les premier et deuxième vice-présidents s’associent pour, entre autres, détourner les fonds du filet social (El Watan du 18 août). Les exemples de ce genre peuvent être multipliés autant qu’on veut, vu le nombre de communes touchées (dans deux tiers des wilayas). Ces ex-responsables mis en cause dans des affaires d’atteinte aux biens de la collectivité et emprisonnés sont des élus ; d’abord du RND qui devancent largement en nombre ceux du FLN et du MSP, autres partis qui ont eu à faire face à ce phénomène durant le dernier mandat législatif et des APC. Pourquoi le RND se classe-t-il ainsi champion des ripoux ? Le Rassemblement national démocratique, qui tient son deuxième congrès aujourd’hui, n’est pas un parti comme les autres… n’est pas un parti politique mais une excroissance de l’administration conçue et montée pour gagner les élections, au besoin en recourant à une fraude massive. La formation attira des milliers d’agents de l’administration qui vinrent rejoindre les militants les plus opportunistes du FLN. Ces derniers passèrent avec armes, cellules et base militante au nouveau parti considéré à raison par eux comme étant le parti qui offrait le plus d’avenir. Elus grâce à la fraude, ils n’avaient pas de compte à rendre à la population. Ils se servirent autant qu’ils servirent ceux qui leur permirent de mettre la main sur les collectivités locales. Si ces lampistes ont fait l’objet de poursuites judiciaires pour finir finalement en prison, c’est tout simplement parce que Betchine est tombé, entraînant dans sa chute une grande partie du système mis sur pied par son clan.

L’équation que le régime cherche à résoudre est comment attirer des élus représentatifs de la population et qui accepteraient d’être dociles face au pouvoir exécutif. La docilité a un prix : la propension des élus à utiliser leur statut pour s’enrichir. Le régime se trouve confronté à une contradiction qui lui est propre, celle de la recherche d’élus représentatifs de la population et qui accepteraient ses règles du jeu. Or un élu disposant d’une légitimité aura tendance à s’autonomiser du pouvoir exécutif dont il refusera les directives et qu’il critiquera aussi souvent que nécessaire. Un élu avec une légitimité interpellera non seulement le pouvoir formel mais aussi le pouvoir réel. D’où pour le régime la nécessité de recourir aux bourrages des urnes pour éviter d’introduire des opposants dans les Assemblées et de rappeler aux élus ce qu’ils doivent à l’administration.

2.Les partis islamistes : MSP, MNR
En pays musulman, l’islamisme est inévitable car l’islam ne s’est pas sécularisé et sa pratique par les fidèles est autant publique que privée. Il véhicule une vision du monde qui propose de résoudre les fractures sociales introduites par la modernité en mobilisant l’éthique et la morale. Il est un courant politique dont l’objectif est d’instaurer l’Etat islamique défini comme une organisation politico-administrative œuvrant pour le bien de tous dans le respect de la parole de Dieu. Son discours renseigne plus sur les représentations des groupes sociaux que sur le texte coranique auquel il se réfère pour se légitimer. En raison du potentie de passions qu’il recèle, de nombreux pays musulmans ont interdit les mouvements islamistes, empêchés ainsi de prendre part aux institutions de l’Etat. Ce faisant, ils compromettent la paix civile en fermant la scène politique à un courant d’opinion important. Pour ceux des pays musulmans qui ont opté pour le pluralisme, la question cruciale à résoudre est la mise en œuvre de la démocratie électorale sans exclure le courant politico-idéologique le plus populaire.

La solution choisie par le régime algérien est d’interdire le courant radical de l’islamisme – qui refuse la légitimité du pouvoir réel – et de promouvoir un islamisme domestiqué appâté par les fonctions de ministres, de députés, de maires… C’est ainsi qu’il est revenu au MSP et au MNR d’attirer l’électorat islamiste en contrepartie de portefeuilles ministériels et de sièges aux différentes assemblées élues. D’un côté le MSP et le MNR participent au gouvernement et aux élections, de l’autre, le FIS est pourchassé et discrédité pour les actes terroristes qu’il commet contre les civils ou commis en son nom.

Dès son interdiction en mars 1992, le FIS disparaît en tant que structure partisane. Les membres de sa direction, ou ce qui en reste après les arrestations et les assassinats, se divisent publiquement sur la sortie de crise après l’échec de la plate-forme de Rome refusée par la hiérarchie militaire. En septembre 1997, l’AIS, bras armé du FIS, dépose les armes et signe une trêve avec la Sécurité Militaire. Les uns soutiennent la trêve (Rabah Kébir installé en Allemagne), les autres (Mourad Dhina installé en Suisse) émettent des réserves souhaitant négocier une solution politique globale. En août 2002, un congrès du FIS est tenu en Europe qui confirme Mourad Dhina comme porte-parole du parti à l’étranger et qui propose une solution politique de sortie de crise proclamant l’attachement à l’alternance électorale et au respect des droits de l’homme. A l’intérieur, le parti n’a aucune activité légale. Lors des différents scrutins, les autres partis islamiste tentent d’attirer son électorat sans que l’on sache dans quelles proportions il en a encore un. A travers la libération de ses leaders Abbassi Madani et Ali Benhadj en juillet 2003, les autorités ont cherché à tourner définitivement la page sur un parti qui a failli créer un régime nouveau.

A la différence du FIS, le MSP, (anciennement Hamas) est plutôt légaliste. Il a participé à tous les scrutins, acceptant des cabinets ministériels. Son fondateur, Mahfoud Nahnah, décédé en juin 2003, a tenté d’établir un Etat islamique dans le respect des rapports de forces dans le champ de l’Etat en acceptant de prendre part aux institutions. Utilisant les médias publics, il dénonçait fréquemment tout projet de mesure portant atteinte au caractère musulman de l’Etat et défendait régulièrement la langue arabe, marginalisée selon lui, par la pratique courante du français dans l’administration. De ce point de vue, le MSP a joué un rôle de parti-pression mobilisant, en cas de besoin, tous ceux qui, dans la société et dans l’administration, sont sensibles à ce qu’il est convenu d’appeler en Algérie « les constantes nationales » (etawabit el watania). Le parti recrute essentiellement dans les couches moyennes urbaines, parmi les fonctionnaires et les enseignants. Ses résultats en dents de scie, d’un scrutin à un autre, indiquent soit que sa base électorale est volatile, soit qu’il accepte le bourrage des urnes tantôt en sa faveur tantôt en sa défaveur. Le discours tolérant du MSP vis-à-vis du régime l’a fait apparaître aux yeux de nombreux observateurs comme le troisième parti de l’administration.

L’autre parti islamiste est le MNR dirigé par Abdallah Djabalah. Son idéologie n’est pas différente de celle du MSP, sauf que son fondateur préfère être le leader d’un petit parti que le second d’un plus grand. Encore que ce parti a devancé en nombre de députés le MSP lors du scrutin du 30 mai 2002. Bien que présent électoralement dans les grandes villes, le MNR puise ses forces essentiellement dans l’est du pays, et particulièrement à Skikda d’où est originaire son leader. Le leader du MNR a accru ses ambitions depuis que le chef d’Etat-Major a déclaré dans une interview que l’armée respectera le choix de l’électorat à la présidentielle de 2004 même si un islamiste comme Abdallah Djaballah est élu président.
Il faut cependant convenir que les travaux de sociologie électorale pour mieux connaître le recrutement du MSP et du MNR et leurs assises sociales font défaut.

D’autres partis islamistes se sont faits connaître à l’opinion publique. Ennahda est à l’origine le parti créé par A. Djaballah contesté par son adjoint Adami. A. Djaballah s’est retiré et a créé le MNR attirant l’essentiel de Enahda réduit à une direction famélique. Al Oumma est un parti créé par Benyoucef Benkhedda, ancien président du GPRA. Il fut interdit parce qu’il avait refusé de se plier aux dispositions de la loi sur les partis. Enfin, le dernier, Wafa, fondé par Ahmed Taleb Ibrahimi, ancien ministre et fils du cheikh El Bachir el Ibrahimi (leader des Oulémas dans les années 1940 et 1960) n’a pas reçu l’agrément du ministère de l’intérieur. (Sur les conditions réglementaires imposées aux partis, cf. Tahar Khalfoune, « La loi sur les partis politiques: un pluralisme administré », in Gilbert Meynier (sous la direction de), L’Algérie contemporaine, L’Harmattan, 2000).

3. Les partis non islamistes
Les partis non islamistes ont pour assise sociale les couches urbaines, plus ou moins francophones, exerçant dans les appareils d’Etat ou à sa périphérie : fonctionnaires, cadres d’entreprises publiques, enseignants, médecins, avocats, architectes, journalistes… Le poids politique de ces groupes sociaux ne provient pas de leur nombre mais plutôt de leurs fonctions dans l’administration, le secteur public et la presse où ils ont une grande visibilité. Minoritaire numériquement dans la société, ils sont majoritaires dans le champ de l’Etat et les médias où ils imposent leur ligne politique et surtout leur hostilité à l’islamisme perçu comme un danger pour « l’Etat républicain ». N’étant pas eux-mêmes politiquement homogènes, ils se reconnaissent dans différents partis, les uns ne réunissant pas plus de quelques dizaines de personnes. Il y a une connivence entre ces partis et la presse sans laquelle certains d’entre eux resteraient inconnus. En effet, l’ANR, le MDS, le CCDR… ne se manifestent que par des communiqués. Les seuls qui remplissent des salles lors de meetings sont le FFS, le RCD et le PT qui, par ailleurs, ont des représentants dans diverses assemblées élues. Nous évoquerons seulement les formations qui ont eu à affronter la sanction électorale, c’est-à-dire le FFS, le RCD et le PT.

-Le FFS
Créé en 1963 par Hocine Aït Ahmed, un chef historique du FLN, le FFS s’est toujours opposé au régime illégitime à ses yeux depuis le coup de force de 1962. Il préconise la refondation des institutions sur la base d’une Assemblée constituante qui écrirait une nouvelle Constitution. Devenu légal en 1989, il a organisé des marches à Alger qui avaient attiré des dizaines de milliers de personnes, ce qui fait de lui le principal parti d’opposition non islamiste. En janvier 1992, il a appelé à une grande marche à Alger qui avait réuni plus d’un million de personnes sous le mot d’ordre « Ni Etat policier, ni Etat intégriste ». Avec la victoire électorale du FIS – qu’il avait acceptée – il comptait fédérer tous les courants ne se reconnaissant pas dans le projet islamiste pour proposer une alternative démocratique. L’annulation des élections qu’il a condamnée l’a privé de jouer ce rôle de contrepoids politique à l’islamisme. Trois ans plus tard, il prend part à la réunion de Rome préconisant une solution politique à la crise sanglante. Il est le seul parti légal qui demande le retour de l’armée dans les casernes, dénonçant la main mise de la hiérarchie militaire sur les institutions de l’Etat et donc refusant les prérogatives illégales selon lui du pouvoir réel. Ancré essentiellement à Alger et ses environs et en Kabylie, revendiquant l’officialisation de la langue berbère, le FFS souffre d’une image de parti régional, malgré la dimension nationale de son leader. Son discours séduit les élites urbaines des autres régions (Oran, Constantine, Annaba…) mais elles ne lui ont pas fourni l’électorat dont il a besoin en dehors de la Kabylie. L’idéologie du FFS le rapproche des partis sociaux-démocrates européens (il est membre de l’Internationale Socialiste) à qui il emprunte le modèle de l’alternance électorale et le respect des valeurs démocratiques, notamment la liberté d’expression et les droits de l’homme. Sa force constitue paradoxalement aussi sa faiblesse, à savoir l’identification au chef charismatique et à une région. Son dilemme est soit de faire de la Kabylie un bastion pour s ‘imposer au pouvoir comme porte-parole d’une région frondeuse, soit de se déployer à l’échelle nationale au risque de perdre du terrain en Kabylie au profit de ses rivaux ancien et nouveau (RCD et ‘arouch). Hocine Aït Ahmed a recherché la voie médiane, ne renonçant ni à l’ancrage dans une région, ni à la dimension nationale. C’est ce qui explique son hostilité au mouvement de protestation dit des ‘arouch, structure non partisane prétendant parler au nom de tous les habitants de la région. Soutenir ce mouvement équivaudrait pour le FFS à mettre en avant son identité régionale alors que son discours est porteur d’une vision nationale globale. Il s’est toujours méfié des mouvements ou formations qui apparaissent en Kabylie, les soupçonnant d’être l’œuvre des services pour le contrecarrer dans une région considérée comme son bastion naturel. C’est ainsi que pour le FFS, derrière les ‘arouch il y a la main de la SM qui aurait aussi aidé à la création du RCD en 1989.

-Le RCD
Fondé par des militants provenant du FFS, avec qui ils étaient en rupture, et du mouvement culturel berbère, le RCD s’est imposé dans le champ politico-médiatique grâce au dynamisme de son leader Said Sadi. Son anti-islamisme virulent l’a amené à soutenir la frange la plus éradicatrice de l’armée dont il a cherché en vain à en être l’expression politique. Son discours prône l’attachement « aux valeurs républicaines et démocratiques », refusant cependant d’ouvrir les institutions à toute formation utilisant le discours religieux. Son modèle est celui de la laïcité française qui sépare nettement politique et religion. Recrutant dans les couches périphériques de l’Etat effarouchées par les islamistes des quartiers populaires, le RCD ne craint pas d’être minoritaire sur le plan électoral. Pour ses militants, la démocratie ne se réduit pas aux élections qui peuvent lui être fatales, et nécessite des transformations au préalable, notamment la refonte du programme d’enseignement aujourd’hui dominé, selon eux, par la vision islamiste du lien social. Parti élitiste se proclamant démocrate, le RCD refuse l’équation démocratie = majorité électorale. Son leader rêve d’être le Mustapha Kamel Attaturk de l’Algérie. Sauf que ce dernier est apparu en Turquie dans les années 1920 (l’autoritarisme n’avait pas autant d’adversaires qu’aujourd’hui) et sa légitimité ne provenait pas de son discours laïc mais plutôt de son statut d’officier nationaliste ayant remporté des victoires militaires sur le champ de bataille contre l’armée grecque. Said Sadi ne se cache pas de défendre un modèle autoritaire de modernisation de la société. Il a longtemps courtisé les militaires pour lui confier le pouvoir formel pour mettre en œuvre son programme. Mais ces derniers l’ont jugé trop audacieux et n’ont offert à son parti que deux portefeuilles ministériels en échange de son soutien à la politique sécuritaire et ses dépassements en matière de droits de l’homme. Quand les événements de Kabylie ont éclaté en avril 2001, le RCD s’est retiré du gouvernement craignant de se couper définitivement de ce qu’il pense être son bastion potentiel.

-Le PT
le Parti des Travailleurs est connu à travers son porte-parole, Louiza Hanoune, jeune femme populaire pour ses interventions généreuses et très critiques vis-à-vis de la situation économique et sociale. A l’aise aussi bien en arabe qu’en français, Louiza Hanoune, en militante trotskyste, développe un discours virulent contre toute réforme tendant à libéraliser l’économie. Elle préconise un renforcement du secteur public pour mieux prendre en charge les demandes sociales en matière d’emploi, de logement, de santé, de scolarisation… Signataire des accords de Rome en 1995, le PT s’est satisfait de son intégration à l’Assemblée nationale où il a obtenu 4 sièges en 1997 et 21 en 2002. Pendant longtemps alliés, le PT s’est éloigné du FFS sur la revendication d’une commission internationale d’enquête sur les massacres et les assassinats. Pour Louiza Hanoune, en effet, la crise algérienne doit trouver sa solution sans intervention des ONG étrangères ou de la commission des droits de l’homme de l’ONU.

C. Un système de partis d’un régime étatique

En démocratie, un régime politique est supposé être issu d’un parti, ou d’une coalition de partis, dirigeant l’Etat pour réaliser une politique que ce ou ces partis défendent. La caractéristique d’un tel régime est qu’il est éphémère et son espérance de vie est liée à la sanction électorale. Le régime étatique – l’expression est constitutionnellement contradictoire – se confond avec l’Etat et prétend que sa disparition entraînerait ipso facto celle de l’Etat. (J’emprunte la notion de « régime étatique » à Baghat Korany qui l’a utilisé dans M. Flory, B. Korany, R. Mantran, M. Camau, P. Agate, Les régimes politiques arabes, PUF, 1990). En s’identifiant à l’Etat, dont ils seraient les seuls à incarner la pérennité, les dirigeants se soustraient à la sanction électorale tout en sollicitant les partis pour donner une légitimité aux différentes institutions: gouvernement, parlement, assemblées locales… La logique du régime étatique est lisible dans les résultats électoraux des partis réduits à être des appareils d’Etat et non des organisations représentatives de courants politiques et idéologiques dans la société.

1. Les partis à travers les résultats des scrutins
L’analyse des résultats des scrutins qui ont eu lieu depuis les débuts du multipartisme est à cet égard significative et renseigne sur les logiques du champ politique algérien.
Nous allons nous focaliser sur les scrutins qui se sont déroulés après janvier 1992 en l’absence du FIS interdit d’activités légales depuis. Nous ne retiendrons pas les élections pour la présidence car elles ne sont pas indicatives puisqu’elles ne sont pas ouvertes aux partis. Par deux fois, en novembre 1995 et avril 1999, le candidat de l’armée a été plébiscité. Il y a eu appel à candidatures mais les résultats ne faisaient aucun doute. L’élection présidentielle relève de la logique du système censitaire des « grands électeurs ». Quand ces derniers trouvent un candidat consensuel (Chadli Bendjedid en 1978, Liamine Zéroual en 1995, Abdelaziz Bouteflika en 1999), le système présente une apparence d’unité et de cohésion qui lui sont nécessaires. A l’inverse, si les « grands électeurs » ne sont pas d’accord sur le candidat, les appareils d’Etat contrôlés par ces derniers entreront en crise, mobilisant leur relais dans ladite société civile pour étaler les accusations des uns contre les autres. L’élection présidentielle ne renseigne pas sur le poids des partis, mais plutôt sur le poids de telle institution ou de tel clan dans telle institution.

Par contre, les élections locales (municipales et régionales) et législatives mobilisent les partis et les militants pour obtenir les sièges convoités. Mais ce qui est intéressant, c’est l’analyse des résultats à travers plusieurs scrutins pour constater l’évolution de l’électorat ou… des rapports de force entre les différents appareils de l’Etat et autres groupe de pression.
Les premières élections nationales après janviers 1992 furent les législatives du 5 juin 1997. Le président Liamine Zéroual (élu en novembre 1995) avait besoin d’une Assemblée nationale, docile ou rebelle, pour parachever les institutions de l’Etat. Il avait pris soin auparavant de modifier la Constitution pour créer un Conseil de la Nation (Sénat) – dont le tiers des membres est désigné par le président – afin de se mettre à l’abri d’une éventuelle Assemblée nationale peu coopérative. Le Sénat a été institué pour bloquer toute loi votée à l’Assemblée nationale contre la volonté du régime et éviter à celui-ci d’annuler des élections. Sur la constitution de novembre 1996 et les prérogatives du Conseil de la Nation (Sénat), cf. A. Mahiou, « Note sur la Constitution algérienne du 28 novembre 1996 », in Annuaire de l’Afrique du Nord, 1996, CNRS, Paris

Les résultats des élections de juin 1997 montrent que l’administration a doté L. Zéroual de l’Assemblée qu’il souhaitait. Son parti, le RND, créé trois mois plus tôt, a obtenu 155 sièges (3 533 434 voix), suivi du MSP (69 sièges avec 1 553 154 voix), du FLN (64 sièges, 1 497 285 voix), de Nahda de A. Djaballah (34 sièges avec 915 446 voix). Les autres partis ont obtenu : FFS 19 sièges avec 527 848 voix ; le RCD 19 sièges avec 442 271 voix et le PT 4 sièges. L’ANR et le PRA n’ont obtenu aucun siège.

La structure des résultats indique une logique de quotas et non l’expression des bases électorales des partis, au vu du score du RND et de l’égalité de sièges entre FFS et RCD. Le FLN quant à lui a été puni pour avoir participé à la réunion de Sant’Egidio ; le MSP et Nahda sont cantonnés à des positions de forces d’appoint en cas de besoin de majorité parlementaire. Quant aux FFS, RCD et PT, il leur est donné une tribune pour s’exprimer et critiquer le gouvernement sans le menacer réellement.

Une nouvelle Assemblée nationale est élue le 30 mai 2002, totalement différente de la précédente. Cette élection est marquée par le boycott massif de la Kabylie (2% de participation selon les chiffres officiels) et le taux d’abstention le plus élevé jamais enregistré : 53,01%. Les résultats indiquent clairement que les rapports de force au sommet de l’Etat avaient changé par rapport à juin 1997. Le FLN remporte la majorité des sièges (199 députés sur 388) au détriment du RND qui subit un recul spectaculaire (48 députés) perdant les deux tiers de sa représentation. L’autre perdant du scrutin est le MSP, devancé par le parti de A. Djaballah qui passe de 38 à 43 sièges. L’autre gagnant inattendu est le PT de Louiza Hanoune qui passe de 4 députés à 21. Le FFS et le RCD ont boycotté les élections en raison de la situation quasi-insurrectionnelle en Kabylie depuis avril 2001. Un parti inconnu – le Front National Algérien – obtient 8 sièges. Trois partis font leur entrée avec 1 siège de député : le Mouvement de l’Entente Nationale, EnNahda et le PRA.
Le 10 octobre de la même année, les électeurs sont invités à renouveler les municipalités (APC) et les conseils de départements (APW). La même structure des résultats des législatives de mai 2002 a été reproduite : poussée fulgurante du FLN qui remporte près de la moitié des APC, recul spectaculaire du RND, perte sensible du MSP au profit de Djaballah dont le parti devient la première formation islamiste légale. Le taux de participation en Kabylie est très faible malgré la participation du FFS au scrutin. Le RCD a appelé au boycott, tandis que le PT choisit de ne participer qu’aux APW et non aux APC.
Quels enseignements tirer de l’évolution des résultats des différents scrutins ? Le premier est que le régime ne conçoit pas les élections comme une modalité d’alternance électorale, mais plutôt comme un moyen de se re-légitimer. Le deuxième est qu’il ne considère pas les partis comme des concurrents mais plutôt des auxiliaires à qui il est demandé d’acquérir une représentativité électorale à mettre à son service. Le troisième est que les résultats des scrutins reflètent les luttes et divergences entre les appareils d’Etat. Le recul spectaculaire du RND – qui est passé en cinq ans de 155 députés à 48 – et la perte sensible du MSP renseignent sur la perte d’influence de leurs protecteurs respectifs au profit d’autres noyaux du pouvoir qu’il est difficile d’identifier.

2. Les partis comme appareils d’Etat
Le régime algérien, s’identifiant à l’Etat, n’attend pas des partis qu’ils entrent en compétition pour assurer le pouvoir au nom de la légitimité électorale. Il attend d’eux qu’ils représentent la population dans les institutions en exprimant leurs demandes dans le respect de ses logiques dominantes. L’électorat n’est pas le corps souverain, c’est seulement un protagoniste du système dont il faudra intégrer les demandes sociales (emplois, logement, santé…) afin de les satisfaire autant que possible. Les partis doivent ajuster ces demandes sociales aux capacités de l’Etat, et jouer un rôle syndical, tout comme le syndicat l’UGTA a la fonction d’un parti dont la particularité est de ne pas participer aux élections. Les partis ne sont pas conçus comme des organisations autonomes véhiculant des visions particulières de l’intérêt général. Ils sont plutôt considérés comme des appareils d’Etat remplissant des fonctions de stabilisation et de légitimation de l’administration auprès de la population. Dans cette perspective, le régime étatique algérien est traversé par une contradiction majeure source de tensions et de crises. D’une part, il promulgue une loi reconnaissant aux partis leur vocation à la « compétition pour l’accès au pouvoir (pour) contribuer ainsi efficacement à la consolidation de la démocratie » (exposé des motifs de l’ordonnance n° 97-09 du 6 mars 1997 portant loi organique relative aux partis politiques), et d’autre part, il refuse la philosophie d’un tel système reposant sur la souveraineté du corps électoral. Ce refus est attesté par le bourrage des urnes favorisant les partis de l’administration et faussant les majorités électorales.

Ainsi façonné, le système de partis est intégré à l’Etat et non à la société dont il est censé représenter les différents courants. Il est vrai que les partis sont plus soucieux de leurs relations avec le régime qu’avec leurs bases électorales. Le FIS, et dans une moindre mesure le FFS, ont été neutralisés parce qu’ils ont refusé de jouer le rôle de relais du régime étatique dans la société. Ils n’ont pas cherché à s’intégrer dans le système, ils ont cherché chacun à sa manière à le remplacer par un autre. Et ce n’est pas un hasard si ces deux partis ont convergé sous l’effet d’une dynamique mécanique et ont signé le document de Rome alors qu’ils sont opposés idéologiquement. Mais le FFS n’a pas constitué une menace pour le régime comme l’a été le FIS qui s’est appuyé sur le nombre. Dans la confrontation entre la violence légale et le nombre, c’est la logique du régime qui a prévalu, dès lors qu’il s’est identifié à l’Etat devant lequel doivent se plier toutes les composantes de la société. La stratégie déployée a été multiple : politique, militaire, idéologique, sociale…

Au regard de la configuration d’ensemble des partis, après une décennie de multipartisme, la volonté du régime de soumettre l’adversité politique à la nécessité de sa reproduction est évidente. Sur la scène politique, en effet, il existe deux partis de l’administration (FLN et RND), ce qui permet de se passer de l’un quand un clan hostile contrôle l’autre ; il existe deux partis islamistes (MSP et MNR) à qui il est demandé d’ajuster et de domestiquer la demande islamiste sans que ni l’un ni l’autre n’en revendique le monopole ; il existe aussi deux formations rivales issues de la Kabylie, région frondeuse, ce qui permet de desserrer ce que les généraux appellent « la pression kabyle ». Quant aux autres partis, insignifiants, ils sont parfois sollicités juste pour renforcer l’image pluraliste du régime.

La force des partis politiques provient de contre-pouvoirs qui existent dans la société dont ils expriment la présence et l’influence dans les institutions de l’Etat. Or le champ politique algérien est dominé par deux forces : celle du pouvoir central qui dispose de ressources qu’il utilise en vue de son maintien (armée, police, justice, administration, rente pétrolière…), et celle de la société, inorganisée politiquement et émeutière. Schématiquement, nous sommes en présence d’un pouvoir central incapable de satisfaire les demandes sociales du plus grand nombre, ce qui alimente le mécontentement de la périphérie dont les revendications sont formulées, pour une grande part, dans un discours religieux insistant sur les nécessités d’une répartition juste plus que sur l’aspiration à un Etat de droit ou à une démocratie représentative. Ceci donne un avantage électoral aux partis islamistes, par rapport aux partis non islamistes, minoritaires et assurant au mieux leur présence dans certains quartiers des centres urbains (Alger, Oran, Constantine…). Ayant fait des partis islamistes légaux (MSP et MNR) des alliés à qui elle offre l’électorat de l’ex-FIS, l’administration dispose d’une marge de manœuvre très grande dans la manipulation des résultats électoraux. Dans les grands centres urbains (Alger, Oran, Constantine…) et en Kabylie, il est difficile à l’administration de bourrer les urnes. Mais dans le reste du pays, où les partis sont quasi-inexistants, l’administration puise les voix qui lui servent d’équilibrer les Assemblées selon ses vœux. Mais fondamentalement, la puissance de l’administration renvoie à la faiblesse des partis.
La légalisation des partis n’a pas amélioré la participation de la population au champ de l’Etat et n’a pas démocratisé le régime. La raison est que ce dernier ne veut pas renoncer à sa structure et cherche à se perpétuer par les partis dont il attend qu’ils jouent le rôle de courroie de transmission entre les institutions et les populations. Dans cette perspective, les élus ont à mettre leur représentativité et leur légitimité au service du pouvoir exécutif qui a une prééminence sur eux à travers le fonctionnement de l’Assemblée Nationale où les députés n’ont pas les capacités d’interpeller le gouvernement sur des questions aussi sensibles que les disparitions, la torture, les massacres de familles entières, les affaires de corruption étalées dans la presse, etc. Une réelle vie parlementaire n’existant pas, la majorité des députés se soucient de leurs intérêts personnels en profitant des ressources de l’Etat, ce qui les discrédite aux yeux de la population qui se réfugie dans l’indifférence et, sporadiquement, manifeste son mécontentement par des émeutes localisées. Ce faisant, le régime favorise indirectement l’apparition de formes non institutionnelles du politique comme la violence islamiste ou le mouvement de protestation en Kabylie. En 2001, cette région a basculé dans la dissidence ouverte parce que les deux partis de la région ont été neutralisés. L’un – le RCD – avait été intégré dans le système de pouvoirs, et l’autre – le FFS – avait été cantonné dans le rôle d’opposant stérile dénonçant les carences de l’Etat sans être écouté.

Conclusion
La crise actuelle qui secoue le régime à travers les passes d’armes entre les clans de Abdelaziz Bouteflika et son rival Ali Benflis se répètera à l’avenir car elle est la conséquence inéluctable de la structure double du pouvoir d’Etat. Le préposé en exercice aux fonctions de président refuse d’être congédié par les « grands électeurs » qui lui préfèrent quelqu’un d’autre. Il mobilise ses relais et ses forces dans l’administration pour faire changer d’avis « ahl el hal oual ‘aqd ». Cette lutte renvoie en fait à un décalage entre la Constitution – qui donne des illusions au pouvoir formel – et la réalité des rapports de pouvoir dans le champ de l’Etat. On a demandé un jour à Solon, philosophe grec, quelle est la meilleure Constitution. Il a répondu : pour quel peuple et pour quel temps ? La Constitution algérienne – pâle copie de celle de l’ancienne métropole – ne couvre pas tout le champ politique et passe sous silence le pouvoir réel de la hiérarchie militaire. C’est cette négation constitutionnelle qui est la source de la crise structurelle du régime. La solution résiderait dans la modification de la Constitution pour reconnaître à l’armée le rôle de garante de l’unité nationale, du caractère républicain de l’Etat dans le respect des valeurs de novembre 1954 et de l’alternance électorale. Le schéma serait un système avec un président faisant corps avec l’armée dont il sera le chef, élu au suffrage direct ou indirect (par les deux chambres) et incarnant les intérêts suprêmes de la Nation, et un chef de gouvernement issu d’une majorité parlementaire d’un parti (ou d’une coalition de partis) exerçant une réelle autorité sur les ministères et menant la politique économique et sociale promise aux électeurs. Ce schéma suppose la transformation de la Sécurité Militaire en un corps au service de la Nation et non au service du régime des « grands électeurs ». La solution à la crise passe par cette transformation radicale du système hérité de la guerre de libération qui a atteint ses limites comme l’a souligné Abdelhamid Mehri dans une interview au quotidien El Watan du 6 octobre 2003.