Lettre ouverte au général Zeroual

Campagne Internationale pour la Libération
de Salah-Eddine Sidhoum
Prisonnier d’opinion

Annexe 4

Lettre ouverte au général Zeroual, Président de l’État

Docteur Salah-Eddine Sidhoum

Alger, le 5 septembre 1994

Monsieur le Président,
c’est avec une certaine satisfaction et surtout avec beaucoup d’espoir que j’ai accueilli, en tant que citoyen et militant des droits de l’homme, le communiqué de la présidence du 22 août 1994, communiqué dans lequel vous demandez aux partis politiques et organisations de vous informer sur d’éventuels “ dépassements ”, euphémisme pudique désignant la torture et autres exécutions sommaires, et dans lequel vous insistez sur le respect des droits de l’homme, élevés au rang de constantes nationales indiscutables et non négociables, ce qui témoigne d’une intention louable et très respectable en elle-même.

Mais, permettez-moi, Monsieur le Président, de me poser la question en toute franchise et en toute honnêteté : s’agit-il encore une fois d’un discours à usage extérieur, ce qui serait illusoire car l’opinion publique internationale n’est pas dupe et connaît très bien les dures réalités des droits de l’homme en Algérie, ou bien d’une démarche sincère d’un dirigeant musulman, respectueux de la dignité humaine, qui vient de découvrir l’ampleur du désastre, après que l’on a vainement tenté de lui cacher cette plaie ?

Celui qui s’adresse à vous aujourd’hui est un modeste citoyen algérien musulman, qui a connu la guerre à dix ans, le mépris (hogra) à vingt ans, et la prison pour ses idées politiques à quarante. Il n’a jamais fait antichambre dans les ministères ni meublé les allées du pouvoir, comme beaucoup d’intellectuels serviles. En un mot, il n’a jamais été le chaouch d’un système corrompu et ignare.

Il vous parle, avec son esprit et son coeur à la fois, de la tragédie que vit son pays, aux mains d’une oligarchie qui, en trois décennies, l’a mené vers les abysses d’une faillite sanglante.
Ce citoyen qui vous écrit est un militant impénitent du respect de la dignité humaine en terre d’islam. Il a eu à écouter et à lire plus d’un millier de témoignages de citoyens victimes de la torture. Il a eu à écouter avec respect des dizaines de familles angoissées et déchirées par l’exécution sommaire de l’un de leurs proches.

Il ne s’agit pas, Monsieur le Président, croyez-moi sur l’honneur, de rumeurs infondées et de simples “ dépassements ”. La torture en Algérie est malheureusement une pratique systématique et institutionnalisée. Elle se pratique sur tous les lieux d’interrogatoires et de gardes à vue. Les techniques sont les mêmes partout. Elles vont de l’épreuve du chiffon à la sodomisation, en passant par les bastonnades, les brûlures par mégots de cigarettes, l’utilisation du chalumeau, l’arrachement des ongles, la flagellation et le courant électrique sur les parties sensibles du corps, le tout pour “ arracher ” de faux aveux dans le cadre de scénarios préparés d’avance.

Sachez, Monsieur le Président, que la durée de la garde à vue “ légale ” n’est jamais respectée. De nombreux citoyens ont été torturés pendant plus d’un mois avant d’être présentés devant les tribunaux d’exception appelés pompeusement cours spéciales. Sachez enfin, Monsieur le Président, que les procès-verbaux de police sont signés par les malheureuses victimes sous la menace et la contrainte, le plus souvent les yeux bandés.
Telle est la triste réalité vécue par des milliers d’Algériens, toutes catégories sociales confondues, situation qui n’est pas faite pour améliorer les choses et qui explique le cycle infernal de violence et de contre-violence réactionnelle, qui n’ira qu’en s’aggravant si des mesures courageuses et exemplaires ne sont pas prises sous votre autorité.

Ces atteintes très graves à la dignité humaine, venant de l’État, sont actuellement banalisées du fait de l’impunité totale dont bénéficient leurs auteurs, véritables cas pathologiques relevant de la psychiatrie.

Les cas cités dans cette lettre ne constituent qu’une infime partie de près d’un millier de cas relevés, colligés et mis à la disposition des organisations internationales des droits de l’homme. Il ne saurait être nullement question, quand il s’agit de dignité humaine, de dissimuler ces atteintes à l’opinion publique, car cette notion de dignité et de droits de l’homme est universelle et ne peut avoir de frontières. Nous serons en cela fidèles au verset du Saint Coran qui dit : “ Et Nous avons honoré l’homme… ”

Je me permets, Monsieur le Président, de vous adresser dans un premier temps, pour une éventuelle enquête et conformément à votre vœu exprimé à travers le communiqué de la présidence, une liste de cinquante-trois citoyens exécutés sommairement ou torturés, tout en restant à la disposition d’une éventuelle commission d’enquête indépendante et impartiale pour fournir d’autres informations.

Cas n° 1 : Pr Moulay Mohamed Saïd, 46 ans, demeurant à El Harrach, doyen de l’Institut de mathématiques de l’université de Bab Ezzouar, kidnappé le 19 juin 1994 par des civils armés sur l’autoroute d’El Harrach, à 15 heures, alors qu’il circulait en voiture avec ses deux enfants âgés respectivement de quatre et neuf ans. Gardé au secret jusqu’au 17 juillet 1994 au commissariat central d’Alger, où il fut atrocement torturé. Présente un traumatisme crânien, un traumatisme ouvert de la main et des contusions du dos. Actuellement incarcéré à la prison d’El Harrach sous le numéro d’écrou 72425.

Cas n° 2 : Dr Noureddine Lamdjadani, 44 ans, maître assistant en épidémiologie à la Faculté de médecine d’Alger et fonctionnaire au ministère de la Santé, arrêté le 17 mai 1994, séquestré durant soixante jours au commissariat central d’Alger où il fut sauvagement torturé. Actuellement incarcéré à la prison d’El Harrach.

Cas n° 3 : Dr Khaled Lafri, 44 ans, chirurgien en orthopédie-traumatologie, demeurant à El Harrach, arrêté le 8 juin 1994 à son domicile. Gardé au secret durant quarante jours au commissariat central d’Alger où il fut horriblement torturé. Actuellement incarcéré à la prison d’El Harrach.

Cas n° 4 : M. Sadou Youcef, demeurant à Djenane El Mabrouk, Bachdjarah, arrêté à la mi-juin 1994 par les services de sécurité. Son cadavre fut remis à sa famille le 12 juillet 1994. Il s’agit là, indéniablement, d’une mort suspecte. Qui l’a assassiné et pourquoi ?

Cas n° 5 : M. Kechaï Abderrachid, incarcéré à la prison d’El Harrach en mai 1992, torturé, sodomisé avec un manche à balai et châtré par un gardien de prison dénommé Rabah Badjarah.

Cas n° 6 : Dr Sari-Ahmed Mahfoud, professeur agrégé en pédiatrie, exerçant à l’hôpital de Baïnem, arrêté dans l’exercice de ses fonctions le 2 mai 1993 et séquestré à Cavaignac où il fut torturé durant quinze jours. Incarcéré à la prison d’El Harrach durant six mois, puis acquitté par la cour spéciale d’Alger.

Cas n° 7 : Dr Taleb Abderrahmane, demeurant à Khemis El Khechna, Boumerdès, froidement assassiné par des militaires le 19 juin 1994 à minuit à son domicile, quelques mois seulement après sa libération de la prison d’El Harrach. Qui sont ces hommes portant des treillis militaires et pourquoi a-t-il été lâchement assassiné ?

Cas n° 8 : M. Hassani Saadane, 20 ans, lycéen, demeurant à Kouba, arrêté en novembre 1993, séquestré durant quinze jours à Châteauneuf, puis durant vingt-cinq jours au commissariat central d’Alger. Il fut sauvagement torturé durant toutes ces périodes. Actuellement incarcéré depuis huit mois à la prison d’El Harrach sous le numéro d’écrou 70125.

Cas n° 9 : Dr Bouchelaghem Fouad, professeur de physique à l’université de Soumaa, Blida, demeurant au quartier Ghermoul, Alger, arrêté le 3 juin 1994 à son domicile. Sa mère est sans nouvelles de lui depuis quatre-vingt-dix jours. Où est-il ? Est-il toujours vivant ?

Cas n° 10 : M. Fekkar Saïd, 60 ans, fellah, arrêté le 18 juin 1994 à Cap Djinet où il demeure, et séquestré durant vingt et un jours à la brigade de gendarmerie de Bordj Ménaïel. Torturé avec la technique du chiffon, suspendu durant douze jours, sujet à des bastonnades. Actuellement incarcéré à la prison d’El Harrach sous le numéro d’écrou 72289.

Cas n° 11 : les frères Rebaï Tahar, âgé de 26 ans, et Menouar, 21 ans, demeurant à Ouled Moussa, Boumerdès, arrêtés le 6 novembre 1993 par des militaires. Leurs cadavres furent retrouvés quelques heures plus tard, criblés de balles. Il est à noter que ces deux citoyens avaient été détenus auparavant durant une année à la prison d’El Harrach. Qui sont ces hommes armés qui les ont arrêtés puis exécutés sommairement ?

Cas n° 12 : M. Haya Lyès, 19 ans, demeurant aux Eucalyptus, El Harrach, kidnappé le 17 avril 1994 par des militaires. Il a été retrouvé le lendemain, mort, criblé de balles dans la rue.

Cas n° 13 : MM. Belaroussi Tayeb, Djaïdani Halim, Sellami Mahfoud, Guennane Azzeddine et les frères Mejdani, kidnappés par des militaires le 15 janvier 1994 au cours d’une opération de ratissage à L’Arbaa, Blida. Ils ont été retrouvés, quelques instants plus tard, criblés de balles à quelques mètres de leur domicile.

Cas n° 14 : MM. Tighelmamine Mohamed Saïd, Benchentouf Ali, Lemzaoui Abdallah et Boutiche Messaoud, demeurant dans un chantier à Boudouaou, assassinés par des militaires le 23 janvier 1994 à 21 heures alors qu’ils se trouvaient dans leur dortoir, sous prétexte qu’ils dissimulaient des “ terroristes ”. Qui étaient ces hommes en treillis militaire ? S’agissait-il de milices ou d’éléments de l’armée ?

Cas n° 15 : MM. Boucha Bouhamou, Larachi Hassane, Hamioud Abdelghani, Azizi Ali, Benane Miloud, Guehane Abdeslam et Chenal Mérouane, demeurant à Cherarba, El Harrach, kidnappés à leur domicile le 2 juin 1994 par des militaires. Ils ont été retrouvés le lendemain, criblés de balles dans les rues du quartier.

Cas n° 16 : M. Al Zerrouki, demeurant à Khemis El Khechna, Boumerdès, fils de Boualem et de Kasseb Houria, arrêté le 26 novembre 1993 par les services de sécurité. Mort sous la torture le 2 décembre 1993.

Cas n° 17 : Dr Miloudi Ahmed, médecin à Béthia, Aïn Defla, né le 31 janvier 1964, demeurant au 24, rue Bouamama, Aïn Defla, arrêté par les services de sécurité à Aïn Defla le 17 juillet 1992. Son cadavre fut remis à sa famille le 20 juillet. Qui l’a tué et pourquoi ?

Cas n° 18 : MM. Boudjemaa Abdelwahid, Mohamed Messaoudi, Moutadjer (75 ans), Djamam Mekhzani, Kadi Farid et Azraoui Fatah, demeurant à Lakhdaria, kidnappés le 22 mai 1994 par des militaires et des civils armés. Ils ont été retrouvés le lendemain morts, certains mutilés, éparpillés dans la ville (gare, oued…).

Cas n° 19 : M. Lounès Moussa, demeurant à Meftah, employé à la mairie de la ville, arrêté le 22 mai 1994 par les services de sécurité à son domicile. Sauvagement torturé puis incarcéré à la prison de Blida le 26 juin 1994. Il a présenté un début de gangrène et a été laissé sans soins. Il est mort le 27 juin 1994. Quelles sont les raisons de la survenue de la gangrène alors qu’il était sain lors de son arrestation ? Pourquoi a-t-il été laissé sans soins jusqu’à la septicémie qui l’a emporté ?

Cas n° 20 : MM. Saad Saoud Mohamed, Sihaoui Moussa, Bouchenafa Ahmed, Bouchenafa Meliani, Mansour Belkacem, Fertas Nadji, Meddar Ali, Khaïtat Salem, Hadjri Mohamed, Benyahia Mahieddine, Mahmoudi Mohamed, Omar Saïd, Benomar Abdelkader et Benaïssa, kidnappés le 13 mars 1994 par des civils armés et sous le regard des militaires qui avaient encerclé la ville de Berrouaghia. Leurs corps ont été retrouvés avec des membres mutilés et éparpillés dans les rues de la ville. Qui sont ces civils armés qui ont kidnappé et assassiné ces citoyens, sous le regard des militaires, dans une ville aussi importante que Berrouaghia ? Où étaient les forces de sécurité ?

Telle est encore une fois, Monsieur le Président, la triste réalité des droits de l’homme dans le pays dont vous dirigez la destinée, droits élevés officiellement et théoriquement au rang de “ constantes nationales indiscutables et non négociables ”, mais qui, sur le terrain, sont souillés de sang et de larmes.

Doit-on s’étonner de l’ampleur que prend la contre-violence quand la première violence vient de ceux qui sont censés nous protéger ? Est-il permis à un État (au sens de nation organisée, donc civilisée) de répondre aux actions de l’autre bord par des méthodes cruelles et dégradantes, à large échelle ? Que fait l’État des lois et du droit ?

L’analyse honnête et impartiale nous montre en réalité que cette situation n’est que la suite naturelle d’une violence d’État institutionnalisée au lendemain de l’indépendance, et qui a imprégné la jeunesse algérienne durant trois décennies. C’est cette culture de violence, utilisée comme moyen de gestion politique, faute de culture démocratique, qui explique aisément la profondeur du drame algérien que nous vivons aujourd’hui dans notre chair de patriotes, et ses déchirements horribles.

Est-il nécessaire, Monsieur le Président, de rappeler cette violence politique imposée dès 1962 par les imposteurs d’Oujda et de Ghardimaou, et les milliers de cadavres qui dont ils ont jonché l’histoire de l’Algérie indépendante ? En août 1962, plus de 1500 citoyens sont morts lors de la prise du pouvoir par l’armée des frontières, dans les violents accrochages de Massena, Ksar Bokhari, Sour El Ghozlane, El Asnam…

Rappellera-t-on l’assassinat du plus jeune colonel de l’Armée de libération nationale, Mohamed Chabani, le 3 septembre 1964 ?

Entre septembre 1963 et mai 1965, plus de 400 militants et sympathisants du FFS ont été tués, suite à la résistance armée de ce dernier contre la dictature rampante.

Le 11 avril 1963, Mohamed Khemisti, ministre des Affaires étrangères, était assassiné.
Une dizaine de citoyens ont été fusillés le 19 juin 1965 à Annaba, pour avoir manifesté contre le coup d’État du colonel Boumediene.

Mohamed Khider, vieux syndicaliste et nationaliste de la première heure, a été assassiné le 3 janvier 1967 à Madrid par les “ services ” algériens.

Plus de 800 Algériens, militaires et civils, ont été tués à El Affroun le 14 décembre 1967, lors de la tentative de coup d’État du colonel Zbiri.

Krim Belkacem, maquisard de la première heure et signataire des accords d’Évian, a été assassiné le 18 octobre 1970 à Francfort.

Rappelons la mort à la fois tragique et mystérieuse des colonels Chabou, Saïd Abid, Abbès et de Medeghri, lors de règlements de compte au sein du clan d’Oujda.

L’avocat Ali Mécili a été assassiné le 7 avril 1987 à Paris par les services.

Plus de 600 enfants et adolescents sont morts sous les balles de l’armée lors de la machiavélique machination du 5 octobre 1988.

Plus d’une trentaine d’hommes sont morts en 1991 lors de l’attaque nocturne des manifestants, surpris dans leur sommeil sur leurs lieux de rassemblement légaux de la place du 1er-Mai et de celle des Martyrs.
Doit-on s’étonner, après ce macabre ra

pel historique, de la tragédie que vit la nation, quand des générations entières n’ont été imprégnées que de la culture de la violence officielle ? Permettez-moi, Monsieur le Président, de vous poser la question.

Pour terminer, je ne sais si cette lettre parviendra sur votre bureau présidentiel, mais j’estime, en mon âme et conscience, que c’était à la fois une obligation et un devoir que d’attirer votre honorable attention sur la tragédie des droits de l’homme en Algérie, et sur cette violence d’État qui ne fait qu’alimenter la contre-violence, mettant en danger l’existence même de la nation.

Je tiens à vous informer respectueusement, en prenant à témoin l’opinion publique nationale et internationale, car cette modeste lettre leur est aussi destinée, qu’en cas d’arrestation, kidnapping, voire tentative de liquidation physique sur mon humble personne, les auteurs de cet acte lâche ne seront autres que ceux qui veulent continuer à torturer à huis clos, ceux-là mêmes qui ont sur la conscience plus de vingt-cinq mille cadavres d’Algériens depuis le coup d’État du 11 janvier 1992, Dieu en est témoin.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’assurance de ma haute considération.
Docteur Salah-Eddine Sidhoum,
chirurgien, maître assistant à la Faculté de médecine d’Alger,
militant des droits de l’homme.