Un juste en danger de mort
Algérie : un juste en danger de mort
par Lahouari Addi, François Gèze, Mohammed Harbi, Salima Mellah, Véronique Nahoum-Grappe, Pierre Vidal-Naquet, Le Monde 9 octobre 2003
IL fait partie des justes. De ce noyau d’Algériennes et d’Algériens qui, tout au long de la « sale guerre » ouverte par le coup d’Etat de janvier 1992, se sont battus pour la vérité, contre le mensonge d’Etat.
Ce juste s’appelle Salah-Eddine Sidhoum. Ce chirurgien orthopédiste de 56 ans, militant de longue date pour les droits de l’homme, est l’un des rares à avoir échappé aux exécutions dont tant de ses pairs ont été victimes (exécutions systématiquement « attribuées aux islamistes »), à avoir résisté aux chantages et aux pressions de l’omniprésente police politique (la sinistrement fameuse SM, sécurité militaire, devenue DRS).
Il ne s’est pas laissé gagner par le découragement que peut provoquer l’atroce constat d’une société algérienne en pleine déréliction. Et il n’a pas renoncé à convaincre une « communauté internationale » jusqu’à présent résolument sourde aux cris des dizaines de milliers de torturés, aux pleurs des mères et femmes des milliers de « disparus » dans les geôles de la police politique, à la révolte des familles dont les proches ont été sauvagement massacrés, « au nom de l’islam », par des groupes armés dont beaucoup ont été manipulés ou créés par le DRS.
Déjà, lors de la répression du « printemps berbère », en 1980, le docteur Sidhoum avait dénoncé les abus des forces de sécurité – ce qui lui avait valu une première incarcération. En 1988, après les manifestations dramatiques d’octobre, il a créé avec d’autres médecins un comité médical contre la torture et alerté l’opinion publique internationale à propos de l’utilisation de balles explosives et de l’emploi systématique de la torture par les services de sécurité.
Le 11 janvier 1992, un coup d’Etat militaire déguisé mit fin aux balbutiements démocratiques, instaurant l’état d’urgence et l’ère de la lutte antiterroriste, menée à la « gégène » et au napalm. La Constitution bafouée, les institutions républicaines assujetties, toute contestation populaire, islamiste ou autre, fut dès lors farouchement combattue par une « sale guerre » qui perdure jusqu’à ce jour.
Salah-Eddine Sidhoum a été de ceux qui, courageusement, ont rendu publiques les graves violations des droits de l’homme commises par les services de sécurité, les milices et les groupes armés : « internement administratif » pendant des mois et des années de milliers d’hommes – simples suspects – dans des camps au sud du pays ; torture massive et systématique dans pratiquement tous les centres de l’armée, de la police et la gendarmerie ; « disparitions », exécutions sommaires et massacres ; manipulation, au-delà de l’entendement, de la violence islamiste…
Alors que l’heure de l' »éradication » de toute voix discordante avait sonné, Salah-Eddine Sidhoum n’a pas hésité à prendre contact avec les médias étrangers et à leur présenter des victimes ou leurs parents. A la suite de la diffusion par Canal+ d’un documentaire de la BBC sur la violence en Algérie, où il intervenait, le 14 décembre 1994, trois hommes armés d’un escadron de la mort du DRS surgirent chez lui, sans le trouver. Il décida alors d’entrer dans la clandestinité, sans renoncer à ses activités de défenseur des droits de l’homme.
En 1996, pour tenter de le faire taire, la police politique l’a faussement accusé, avec d’autres, de la prétendue création d’un « réseau terroriste ». En février 1997, la justice aux ordres l’a condamné, par contumace, à vingt ans de réclusion.
La cabale lancée contre lui par la sécurité militaire, la justice et certains quotidiens de la « presse indépendante » algérienne ne l’a pas empêché de poursuivre son combat : dans les conditions difficiles de la clandestinité, il a conduit un travail absolument remarquable de recueil de milliers de témoignages de victimes, établissant, presque seul, une série de rapports accablants (publiés notamment sur le site Internet www.algeria-watch.org) sur les effroyables « produits » de la machine de mort conçue par les généraux algériens.
Le 29 septembre 2003, désireux d’en finir avec une clandestinité qui dure depuis neuf ans, Salah-Eddine Sidhoum a décidé de se présenter à la justice de son pays pour faire opposition au jugement prononcé contre lui en 1997 et pour en obtenir la révision. Il a été immédiatement incarcéré dans une cellule d’isolement à la prison de Serkadji, à Alger (pendant la guerre d’indépendance, elle s’appelait prison Barberousse, de sinistre mémoire), dans des conditions de détention déplorables : cachot humide en sous-sol, lumière artificielle vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sans lit ni matelas, rats, etc. Le docteur Sidhoum a alors choisi de commencer aussitôt une grève de la faim totale (sans eau) pour la reconnaissance de ses droits de détenu politique et pour obtenir un procès rapide, équitable et public.
Sa santé s’est brutalement détériorée, et sa vie, aujourd’hui, ne tient plus qu’à un fil. Avec beaucoup d’autres, Algériens et Français, nous soutenons son combat courageux. C’est pourquoi nous demandons instamment aux autorités algériennes de lui accorder sans délai la liberté provisoire, dans la perspective d’un procès conforme aux règles du droit international.
Lahouari Addi est sociologue, François Gèze est éditeur, Mohammed Harbi est historien, Salima Mellah est journaliste, Véronique Nahoum-Grappe est ethnologue, Pierre Vidal-Naquet est historien
• ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 09.10.03