Laghouat : La prison de la honte
El Watan, 13 mai 2016
Début avril, Yacine, 29 ans, est décédé dans la prison de Laghouat. La famille exige «des explications sur le décès de son enfant». El Watan Week-end a collecté d’autres témoignages sur les conditions de détention à Gouatine et ailleurs.
«Je demande l’ouverture d’une enquête sur le juge qui a condamné ‘’injustement’’ mes deux enfants, Mohamed et Yacine, à dix ans de prison ferme, et sur les raisons qui ont causé le décès de mon fils Yacine, mort d’‘‘asphyxie’’, début avril, dans sa cellule à Laghouat.» Brahim Rougab, 77 ans, père de Mohamed (45 ans) et Yacine (29 ans), détenus depuis septembre dernier dans la prison de Gouatine à Laghouat, ne vit plus.
Alors que Mohamed, père de trois enfants, purge encore sa peine depuis plus de sept mois, la vie de son frère Yacine s’est «brutalement arrêtée» la nuit du 5 avril «sans que l’établissement pénitentiaire n’ait pris la peine d’expliquer à sa famille les raisons qui ont conduit à sa mort», révèle à El Watan Week-end leur père Brahim, ancien sergent de l’ALN et ancien compagnon du chef historique de la Wilaya VI, le colonel Mohamed Chaabani, rencontré chez lui, au sud de la ville de Laghouat.
Détenus depuis le 20 septembre suite à une altercation avec les membres d’une autre famille avec laquelle ils sont en conflit depuis plusieurs années au sujet de la propriété d’un terrain de 6 ha, les deux frères ont été poursuivis pour «tentative de meurtre» et condamnés à «10 ans de prison ferme». Chacun a aussi été sommé de payer «une amende de 200 000 DA». Une décision que «rejette» la famille Rougab qui considère que ses deux enfants «n’ont commis aucun crime pour se voir infliger une telle sentence». «Mohamed et Yacine ont été tabassés par 14 personnes et se sont défendus comme ils pouvaient», justifie Brahim.
Influencés
Pour se faire entendre, la famille Rougab a organisé, au mois d’avril, deux rassemblements, devant le chef-lieu de wilaya et le palais de justice de Laghouat. En vain. «La gendarmerie a voulu me poursuivre en justice, mais a fini par y renoncer par manque flagrant de preuves», confie Brahim. Dans le salon de leur demeure, dans ce quartier populaire de Laghouat, Brahim regrette son ignorance du fonctionnement de la justice.
C’est ce qui l’a empêché, selon lui, d’anticiper cette situation, contrairement à sa femme El Hadja, 67 ans, qui, depuis cette affaire, est devenue une «connaisseuse» des lois et des procédures juridiques, comme le lui rappelle leur autre fils, Abdelkader, 36 ans. «La Constitution algérienne garantit l’indépendance de la justice. Le juge d’instruction et le procureur de la République nous ont pourtant rassurés sur le non-fondement des accusations infligées à mes deux enfants.
Alors, pourquoi ont-ils été condamnés malgré ça ? La justice a-t-elle été influencée ?», s’interroge-t-elle. Le 6 avril dernier, des amis de Yacine débarquent très tôt chez les Rougab et demandent à voir le père. «Ce sont ses amis du rallye qui sont venus me voir pour m’informer que Yacine, hospitalisé au centre-ville, était gravement malade, se rappelle Brahim. Je ne vous cache pas que j’ai su, dès que je les ai vus tous réunis devant chez moi, que Yacine était décédé.»
Mort de chagrin
Asphyxié vers 23h, à l’intérieur de sa cellule, le 5 avril dernier, selon le témoignage de son frère Mohamed. De formation topographe, Yacine adhérait à la Fédération algérienne des sports mécaniques (FASM) et était connu pour être un amoureux des rallyes et des motos. L’année dernière, en février, il a été même sacré vice-champion du rallye organisé à Hassi Messaoud. «Les compagnons de Yacine ont raconté à Mohamed que son frère se trouvait dans un état normal après avoir fini sa prière.
Selon eux, il avait assisté à une partie de dominos avant d’aller s’allonger sur son lit, raconte El Hadja, qui reprend le témoignage de Mohamed. Tout d’un coup, ses amis ont vu qu’il était pris d’un malaise et ont couru pour l’aider. Comme ils le font dans chaque cas similaire, les prisonniers n’ont pas arrêté de taper sur leurs portes afin d’interpeller les gardiens. Ces derniers ont tardé. Yacine a fini par rendre l’âme avant l’arrivée des secours.» Le décès de Yacine a compliqué davantage la situation de la famille Rougab.
Sa mère qui pleure encore son fils rejette toute la responsabilité sur la justice et explique sa mort par la «détérioration de son état psychologique à l’intérieur de la prison». «Yacine est mort de chagrin. Il n’a pas accepté son jugement, qui a affecté son état psychologique. Mohamed l’est aussi aujourd’hui. Il nous a paru très pensif et enragé la dernière fois que nous l’avons vu», confie-t-elle en s’inquiétant pour le sort de son fils.
El Watan Week-end a rencontré un ancien prisonnier de Gouatine, Yacine Abdelali, ancien chef de sécurité de la cour de Laghouat, ancien président de l’Association de défense des droits des prisonniers qu’il a fondée après sa sortie de prison, à qui la justice reprochait le non-paiement de ses allocations familiales. Il témoigne : «J’ai rencontré beaucoup de gens condamnés à tort, dont les jugements doivent être revus. La prison est plus difficile à supporter pour ceux qui pensent être innocents. Etre condamné à 10 ans de prison et se retrouver à Gouatine, c’est juste l’enfer.»
Chômeurs
Pour rappel, c’est dans cette prison que les chômeurs de Laghouat dont le président actuel de la Ligue algérienne pour la défense du droit au travail, Belkacem Khencha, a été incarcéré durant six mois. Dans leurs déclarations faites à El Watan Week-end, Belkacem Khencha et ses compagnons ont dépeint un tableau noir des conditions de détention à l’intérieur de Gouatine : «Les gardiens s’en prenaient à ceux qui se bagarraient ou qui réclamaient l’amélioration de leurs conditions de détention.
Ils tiennent le prisonnier, la tête suspendue, du bout des pieds par une ceinture. Au moment où les uns le coincent par les épaules, les autres le frappent sur le plat des pieds pour ne laisser aucune trace. C’était leur façon de punir. J’ai eu des témoignages de gens qui se sont fait mennotter pour se voir gifler par les gardiens à tour de rôle.» Ce témoignage a valu à Khencha une autre poursuite judiciaire pour «outrage à corps constitué».
Alors que son avocat, Me Noureddine Ahmine, avait défendu le non-fondement de l’accusation par le simple fait que ni les gardiens de prison ni même les responsables de l’établissement ne représentent aux yeux de la loi un corps constitué, Khencha a quand même été condamné, en février dernier, à payer, 100 000 DA d’amende. Yacine Abdelali livre un autre témoignage : «Les droits des prisonniers sont bafoués. Ils mettent parfois des moins jeunes avec des adultes et des fous avec des prisonniers sains d’esprit. Il faut revoir toute l’organisation et arrêter la hogra à l’intérieur des prisons algériennes.
Ces dernières sont faites pour éduquer les gens et non pour en faire des récidivistes après leur libération.» Abdelkader revient sur les conditions de détention de son frère Mohamed : «On ne nous permet pas de discuter librement avec Mohamed. Il est très rare que l’on nous accorde le parloir rapproché, qui n’a de sens que le nom. En Algérie, cela veut dire : faire la bise au prisonnier et c’est tout. Ils nous interdisent tout contact avec lui. Sinon, on ne peut discuter avec lui qu’en présence d’un gardien, par téléphone et derrière une vitre. La conversation est mise sur écoute, ce qui empêche le détenu de tout dire», explique Abdelkader.
Animaux
A en croire les témoignages, ce qui se passe dans les prisons algériennes dépasse parfois l’imagination. D’anciens prisonniers, rencontrés par El Watan Week-end, font des révélations d’un autre genre : «On trouve de tout à l’intérieur : drogue, mafia et des détenus abusés sexuellement. Certains prisonniers condamnés à plusieurs années finissent par s’en prendre à d’autres, surtout les plus jeunes, pour assouvir leur appétit sexuel. On ne peut patienter quand on dépasse quelques mois dans un tel monde barbare. Là-bas, c’est la jungle, assurent-ils. Les cellules se ferment vers 17h. A partir de cette heure, ce sont les prisonniers qui font régner la loi.
On utilise les bouteilles de plastique pour prendre du café. Les cellules puent et beaucoup dorment par terre. Certains, dont les familles habitent loin ou qui ne reçoivent pas de visite, vendent leurs vêtements pour s’acheter des cigarettes, du lait ou tout autre chose nécessaire. Bref, je ne souhaite la prison à personne.» Et ces anciens prisonniers d’ajouter : «Les gardiens de prison ne font aucune différence entre les détenus.
Ils nous considèrent tous comme des criminels.» Rencontré à Alger, un gardien de prison qui accepté de répondre à nos questions en restant anonyme, réplique : «La pison est un autre monde qu’il ne faut pas assimiler à celui de l’extérieur. Il est vrai que la plupart sont condamnés pour des petites futilités comme un bout de cannabis, mais vous avez aussi des criminels et des bandits qui n’ont rien à perdre. Je vous assure qu’il est difficile de les gérer. Raison pour laquelle on se trouve obligé d’instaurer une certaine discipline et rigueur pour garder l’équilibre.
Il y a certains gardiens qui abusent et c’est une réalité, mais dire que la majorité le fait, c’est juste un mensonge. Dieu seul sait ce que nous endurons à l’intérieur.» Yacine Abdelali, lui, appelle à la «fermeture» de cette prison et demande au ministre de la Justice d’engager de «véritables réformes» dans le secteur. «C’est un établissement qui ne convient même pas aux animaux. Il n’y a pas d’hygiène et la nourriture n’est même pas mangeable, assure-t-il. Les cellules sont surpeuplées.
De nombreux prisonniers dorment par terre, devant les égouts et les toilettes. Les responsables oeuvrent dans l’impunité car ils n’ont de compte à rendre à personne. Le wali qui doit leur rendre visite chaque trois mois afin de s’enquérir de la situation des prisons et des conditions de détention, ne vient jamais. Pour résumer, cette prison doit être fermée.» Afin de rencontrer son directeur pour en savoir plus sur les conditions de détention et sur le cas du décès du jeune Yacine, nous nous sommes déplacés à la prison de Gouatine.
Sur le trottoir d’en face, un prisonnier en tenue orange remplit une brouette de sable et la transporte à l’intérieur de la prison, sous la surveillance rapprochée d’un gardien de prison. Derrière une petite ouverture du portail d’entrée, un agent nous demande la carte de presse et revient dix minutes plus tard. «Le directeur n’est pas là. Il se trouve actuellement au palais de justice, au centre-ville», assure-t-il. Pouvons nous le rencontrer une autre fois ?
L’agent répond : «Peut être et peut-être pas !» Sur Facebook, El Hadja, avec l’aide d’Abdelkader, a retrouvé le commentaire d’un habitant de Laghouat où ce dernier mentionne le nom du médecin qui avait examiné Yacine à l’hôpital, le jour de son décès. «Il s’appelle Dr Keyass. C’est ce qu’il a écrit», affirme-t-elle. «Les responsables de la prison ont tenté de convaincre ce médecin d’indiquer que Yacine est mort à l’hôpital et non en prison mais il a refusé de le faire», défend Abdelkader.
D’anciens prisonniers du même établissement où les deux frères étaient emprisonnés racontent que «Yacine n’est pas le seul détenu à mourir à Gouatine». «Un autre prisonnier est décédé là-bas l’année dernière. Les responsables ont tenté aussi de convaincre le médecin de l’inscrire comme mort à l’hôpital, mais il a refusé, comme ce fut le cas de Yacine. Nous ne nous rappelons pas de son nom.
Tout ce que nous savons de lui, c’est qu’il était détenu pour meurtre. On dit qu’il avait assassiné la femme dont il était amoureux quand il avait su qu’elle allait se marier. En prison, il refusait de manger et de boire. Il a fini par mourir car les responsables non rien fait pour le sortir de son état psychologique critique.» Pour s’informer des raisons qui ont conduit à la mort de Yacine, nous nous sommes aussi déplacés à l’hôpital de Laghouat, à la sortie ouest de la ville. Selon les employés, le docteur Keyass est un médecin généraliste qui travaille aux urgences.
Aux urgences, on nous explique qu’il n’est pas de service. Trois jours plus tard, entre faux contacts et faux rendez-vous, nous n’avons pas pu le rencontrer. El Hadja, qui ne pense qu’à l’état psychologique de son fils Mohamed et à ses conditions de détention, s’alarme : «Mon fils Mohamed est malade. Nous pensons qu’ils ne le laissent pas sortir se soigner à l’extérieur. Je pense que Mohamed ne nous dit pas tout. Nous avons envoyé une demande au ministre de la Justice et au wali de Laghouat demandant l’annulation de sa condamnation et un nouveau jugement.» Nous avons tenté de joindre le ministère de la Justice, en vain.
Méziane Abane
Me Salah Dabouz. Président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme
Il n’y a en réalité ni modernisation ni amélioration des prisons
– L’Etat se félicite aujourd’hui de la réussite de son projet de réforme du secteur pénitentiaire engagé depuis octobre 2009. Qu’en pensez-vous ?
Il est vrai que l’Etat a construit de nouvelles prisons depuis quelques années, mais elles sont loin de répondre aux normes internationales comme le dit le ministre de la Justice. Nous suivons depuis un moment les détenus de deux prisons différentes, El Menia, nouvellement construite, et Ghardaïa, la plus ancienne de la wilaya, où nous avons relevé plusieurs atteintes aux droits des prisonniers.
– De quelles atteintes parlez-vous ?
La prison Ghardaïa est tellement surchargée qu’elle est devenue insupportable pour les détenus. Plusieurs d’entre eux dorment par terre. Certains ne partagent qu’un carrelage et demi par personne. Les prisonniers mangent et font leur toilette sur place. Les non fumeurs sont devenus des fumeurs passifs. Pire, nous avons été informés par les prisonniers de l’existence d’une pratique sexuelle grave. Du côté d’El Menia, nous trouvons beaucoup de difficultés à communiquer avec les détenus. Ils nous font attendre parfois plus d’une heure, sous prétexte que les détenus sont logés loin des salles d’avocats.
Sur 15 détenus que j’ai rencontrés la semaine dernière, 14 étaient malades. Cette prison ne dispose que d’un dentiste. Les détenus qui ont subi des opérations chirurgicales n’ont même pas bénéficié d’une convalescence, comme c’était cas de Nacer Mohammed, qui a subi deux opérations avant son arrestation, dont l’une à cœur ouvert. Il risque aujourd’hui des complications très graves. Bref, nous risquons de connaître d’autres victimes comme ce fut le cas de Afari Baouchiet de Aïssa Bencheikh, abandonnés en prison sans couverture médicale, jusqu’à leur mort.
– Les prisonniers disent que l’administration ne les tient pas au courant de leurs droits.
C’est exactement ce que me disent les prisonniers. Selon eux, l’administration ne leur explique pas leurs droits. Celle d’El Menia exige aux prisonniers de ne recevoir que des vêtements neufs. Sur quelle base a-t-elle pris cette décision ? Que font les pauvres dans ce cas ? Il faut savoir aussi qu’il est interdit aux avocats de rendre visite aux détenus pendant les week-ends. J’ai moi-même souffert de cette mesure à Ghardaïa et El Menia. J’ai rencontré le directeur de cette prison qui a justifié sa décision par le règlement intérieur qu’il ne m’a jamais montré.
Une consoeur a été même empêchée de rendre visite à Kamel Eddine Fekhar pendant le week-end. Tout cela démontre qu’il n’y en réalité ni modernisation ni amélioration des prisons. Bien au contraire, il y a détérioration des conditions de détention qui sont devenues inhumaines dans certains cas. La violation des lois commence par les juges d’instruction et les chambres d’accusation qui continuent à abuser de leur pouvoir en portant ainsi atteinte aux droits humains.
Méziane Abane