Me Ksentini: «La pratique de la détention provisoire est abusive»

Maître Ksentini à Chaîne III

«La pratique de la détention provisoire est abusive»

La Nouvelle République, 11 octobre 2006

La pratique de la détention provisoire comporte, en Algérie, des abus liés au dysfonctionnement de la justice. C’est l’avis de Maître Farouk Ksentini, président de la Commission consultative nationale de promotion et de protection des droits de l’Homme, qui était, hier matin, l’invité de la rédaction de la Chaîne III. A l’origine de la décision de mettre quelqu’un en détention provisoire, fait observer Me Ksentini, il y a une seule personne, le magistrat instructeur, d’où le risque de dysfonctionnement, d’abus ou de maladresse qui le conduit à prononcer parfois injustement et pour une durée trop longue, la détention provisoire.
Pour Me Ksentini, ce problème de la détention provisoire, délicat et important et qui n’a pas évolué dans notre pays, constate-t-il, n’est pas lié au texte de loi la concernant, qu’il trouve moderne et correct, mais il est dans l’application de la loi par les magistrats instructeurs. C’est dans la pratique de la détention provisoire que l’abus existe, dit-il. Evidemment, tient à préciser Maître Ksentini, il n’est pas question de supprimer la détention provisoire. Elle s’impose en matière de crime, en particulier crime de sang. Quand une personne est soupçonnée d’avoir commis un crime de sang, elle est mise en détention provisoire, y compris pour qu’elle soit à l’abri d’un éventuel acte de vengeance. C’est, en la circonstance, une question d’ordre public. C’est en matière de délit que la détention provisoire fait problème, souligne Me Ksentini. Il y a des circonstances où elle est inutile, du moins, ajoute-t-il, c’est son avis et il est partagé, ajoute-t-il, par de nombreux avocats. Ce n’est pas l’avis des magistrats instructeurs qui ont, eux aussi, reconnaît-il, leurs arguments en faveur de leur pratique de la détention provisoire.
Concernant les délits économiques relatifs à la dilapidation des deniers publics – Me Ksentini fait remarquer que la notion de crime économique n’existe plus en Algérie depuis la loi de mars 2006 – il y a des circonstances, estime-t-il, où il est opportun de prononcer une détention provisoire «raisonnable», selon ses termes, lorsque les sommes sont grandes et que des mesures d’expertises et des mesures conservatoires sont prises.
Le président de la Commission consultative nationale de promotion et de protection des droits de l’Homme relève que les délais de détention provisoire sont respectés : 8 mois pour le délit et 16 mois pour le crime. C’est dans la pratique de la détention provisoire que l’abus existe, répète-t-il. Il considère que pour des infractions d’ordre moyen, on peut s’en passer. Me Ksentini insiste sur la nécessité de revenir à une pratique moins systématique du recours à la détention provisoire et note qu’il s’agit, en fait, d’un problème de culture. Selon lui, il faut renoncer à la répression, car la détention provisoire est, à ses yeux, une sorte de punition provisoire que le juge d’instruction s’arroge le droit de prononcer. Pourquoi ? Plusieurs facteurs, selon Me Ksentini concourent à ce résultat : l’inexpérience, la frilosité de certains magistrats instructeurs et aussi les relations avec la Chambre d’accusation – juridiction d’appel en la matière – qui infirme les ordonnances de mise en liberté provisoire prononcées par le juge d’instruction, d’où le découragement de celui-ci qui renonce, en conséquence, à mettre en liberté provisoire.
Quelle est la solution ? Pour Me Ksentini, qui milite, dit-il, pour une détention provisoire «modérée et raisonnable», afin que les familles ne souffrent pas de cette situation, il faut revoir les choses en profondeur, notamment le fait que le juge d’instruction décide seul. Il souhaite la création d’une institution séparée du juge d’instruction et qui décide de la libération du prévenu. Il cite l’exemple de la France où c’est le juge des libertés qui remplit cette fonction.
En attendant, y a-t-il un mécanisme de réparation ? Il existe, répond Me Ksentini. Quand la personne est relaxée ou bénéficie du sursis et que la détention provisoire s’avère une erreur d’appréciation du juge d’instruction, il y a une commission au niveau de la Cour suprême pour dédommager le prévenu quand la relaxation est définitive, mais elle n’a jamais fonctionné, précise-t-il.
De nombreuses requêtes concernant la détention provisoire sont adressées à la Commission que préside Me Ksentini, mais cette institution est consultative et ne peut pas interférer sur ces faits. Toutefois, sur cette question de la détention provisoire, elle a attiré l’attention du président de la république auquel elle transmet un rapport annuel sur les droits de l’Homme.

11-10-2006
M’hamed Rebah