Serkadji : l’enfer des familles
UNE JOURNÉE AVEC LES PROCHES DE DÉTENUS
Serkadji : l’enfer des familles
Un proche derrière les barreaux, et la vie bascule. Regard des autres qui accusent, emploi du temps contrarié… Il faut tenir, malgré tout. Pour soi comme pour celui qui est en prison. Aujourd’hui encore, la prison reste un sujet tabou.
Reportage réalisé par Abder Bettache, Le Soir d’Algérie, 12 août 2007
5h du matin. Kada accompagné d’une vieille dame, sa mère est déjà là. Originaires du quartier populaire d’El-Hamri dans la ville d’Oran, ils ont pris la route d’Alger à minuit dans la nuit de mardi à mercredi. La course contre la montre est dès lors engagée. Ils doivent être à Alger à l’aube. Objectif : “Il faut faire partie du premier groupe de parents devant rendre visite à leurs proches détenus à la prison de Serkadji”. “L’été est là. Il commence à faire chaud. Il vaut mieux être parmi les premiers, rendre visite à son proche et rentrer chez soi avant la tombée de la nuit”, raconte notre interlocuteur. Le frère de Kada est détenu à la prison de Serkadji depuis plus d’une année. Son affaire est toujours en instruction. Il est poursuivi pour des faits qui lui ont été reprochés, lors d’un séjour dans la capitale. Kada et sa vieille mère, une septuagénaire, font le déplacement (un mercredi sur deux). Durant près d’une vingtaine de minutes, ils discutent avec leur proche. Et pourtant, la réglementation pénitentiaire autorise une visite familiale une fois par semaine. Mais, pour la famille de Kada, la question se pose autrement. “Le déplacement vers la capitale nous revient cher. Nous déboursons au total près de 10 000 DA, tous frais compris. Face à cette situation, nous avons opté pour une visite chaque quinzaine. Mon frère a compris la situation et très souvent, ils nous demandent de faire l’impasse sur certaines visites. Il est très dur pour nous de ne pas venir ou ne pas permettre à El Hadja de voir son fils”, nous explique ce citoyen oranais.
“Avoir un proche détenu, c’est épouvantable”
La cour séparant l’entrée officielle de la porte principale ressemble à une vaste antichambre. C’est au niveau de cette dernière que se croisent tous les regards et se rencontrent toutes les familles des détenus. Quelques personnes, seules ou accompagnées d’enfants, attendent leur tour. On parle de tout et de rien. Mais il n’en demeure pas moins que le sujet dominant reste la justice. “Y aura-t-il une grâce ? Les juges seront-ils cléments ? Les transferts vers d’autres prisons seront-ils suspendus ?” Autant de questions qu’on se pose. Nous sommes à la maison d’arrêt de Serkadji de Bab- Djedid. Il est 09h30 du matin. La vingtaine de personnes composant la première vague s’apprête à quitter Serkadji. Pendant une quinzaine de minutes, ils ont vu et discuté avec leurs proches. Certains souriants, d’autres les yeux larmoyants. La scène pleine d’émotion se répète durant toute la journée et pendant toute la semaine. La prison de Serkadji est loin de livrer tous ses secrets. Un proche derrière les barreaux, et la vie bascule. Regard des autres qui accusent, emploi du temps contrarié… Il faut tenir, malgré tout. Pour soi comme pour celui qui est en prison. Aujourd’hui encore, la prison reste un sujet tabou. Isolées, en rupture affective, souvent démunies financièrement, les familles des détenus préfèrent se taire. Mais par la force des choses, les gens tissent des relations. Ils finissent par se connaître et s’échangent des informations. La moindre absence d’un “habitué “ des lieux est diversement commentée. On s’interroge, on se pose des questions et on s’inquiète. “S’il n’est pas venu aujourd’hui, c’est parce que son fils est certainement sorti de prison, ou alors il a été transféré vers une autre maison d’arrêt à l’intérieur du pays. Le pauvre, comment pourra-t-il faire face à tous les frais, lui qui n’arrive même pas à réunir le minimum lorsque son fils était ici à Bab- Djedid”, commente-t-on Pour ces familles venues parfois de loin – en voiture ou en train – rendre visite à l’un des leurs, ces vingt ou quinze minutes de face-à-face sont sacrées. “La semaine dernière, il y avait des embouteillages. On est arrivé trop tard. Il n’y avait plus qu’à reprendre la voiture en sens inverse, ou alors attendre son tour de l’après-midi”, raconte cette mère de famille, dont le fils est incarcéré depuis plus d’une année. La vie de ces familles est rythmée par ces brèves rencontres. “Avoir un proche -un père, un frère ou un fils – détenu, c’est épouvantable. On est puni autant que lui”, témoigne ce sexagénaire, préretraité, dont le fils de 27 ans purge une peine d’une année. “Je me retrouve seule, obligée de tout assumer pour deux”, indique pour sa part Samia, en charge d’un enfant en bas âge. Son époux est incarcéré depuis sept mois et elle se débrouille pour le voir”. “J’étais loin de m’imaginer un jour me retrouver à la prison de Serkadji attendre mon tour pour voir mon mari”, se plaint pour sa part Fatiha. “Maintenant, je passe ma vie dans les parloirs. A la maison, j’essaie de ne pas y penser. Je me dis que c’est comme s’il était au service militaire”, se console la mère de la petite Sarah.
“Gérer le regard des autres”
En ce début d’été, toutes les discussions se focalisent autour d’une éventuelle grâce, qu’aura à prendre le premier magistrat du pays au profit des détenus le 1er novembre prochain ou à l’occasion de la fête de l’Aïd. La grâce du 5 Juillet dernier, (fête de l’indépendance) n’a pas touché un grand nombre de prévenus. “Pour cette fois-ci, ça sera la bonne. La grâce profitera à un grand nombre de détenus”, souligne Karim, qui indique détenir l’information d’une source judiciaire fiable. Mais en attendant cette fin d’année, la priorité des familles des détenus reste la gestion de leur quotidien. “Il faut aussi gérer le regard des autres”, explique Saïd. “De toute façon, tout le monde le sait. La prison, ça fait partie du quotidien de nos quartiers”, explique notre interlocuteur habitant dans un quartier populaire de la capitale. “Il n’y a pas de honte à être incarcéré”, dit son ami qui l’accompagnait en la circonstance. “Les autres, il ne faut pas y faire attention. Ce qui me fait du souci, ce sont les rencontres qu’il (son frère) peut faire en prison. Vous savez que dans une même salle, on retrouve des détenus de différentes catégories. Il y a ceux qui sont poursuivis pour la consommation d’un joint comme on retrouve celui qui a commis un cambriolage ou un meurtre”, témoigne-t-on. Autre témoignage. Il concerne le contact qu’établissent les familles des détenus avec les fonctionnaires de la maison d’arrêt : “Leur regard envers nous (les familles des détenus) a nettement changé. On n’est plus perçues ou considérées comme ces familles de malfaiteurs ou de bandits”, rassure-t-on. “C’est à un traitement respectueux auquel nous faisons face. Il y a du respect entre nous et la nature de la relation se fait sur la base d’une réglementation que tout un chacun doit respecter vigoureusement. Les choses ont évolué positivement”, explique-t-on. Ceci dit, il est à signaler que les familles payent un lourd “tribut” pour aider leurs proches à améliorer l’ordinaire. Elles leur envoient des mandats mensuels, indispensables pour qu’ils puissent s’acheter, à la “cantine” de la prison, des articles de première nécessité. Kada verse 2000 DA. Fatiha donne 1500 DA à son mari. Saïd, quant à lui, ne peut pas mettre plus de 1000 DA pour son frère, qui a pris deux ans de prison ferme, et qui, pour la première fois, “n’a pas fêté El Mouloud en famille”.
“Je viens voir mon papa”
“La famille est la seule vraie chance de réinsertion sociale et professionnelle des détenus. Améliorer les conditions carcérales, travailler à la réinsertion des détenus n’est pas seulement l’affaire des politiciens et de l’administration pénitentiaire. Chaque citoyen peut y contribuer en comprenant ce que vivent les familles des détenus et en les soutenant dans leurs difficultés”, explique un avocat. Pour ce dernier, “le plus important est à la fois le soutien qu’on doit exprimer aux familles des détenus, mais également les moyens à mettre à la disposition des détenus pour réussir leur insertion sociale une fois la peine purgée”. Se taire, pleurer, se confier ou encore se cacher, chaque adulte tente de vivre à sa manière la situation. Pour les enfants, en revanche, les répercussions psychologiques sont bien plus complexes à gérer tant leurs sentiments sont difficiles à cerner. Lors des vacances scolaires, ils sont nombreux à faire le déplacement à la maison d’arrêt pour voir leurs parents. Dans la cour, ils créent une ambiance particulière. Ils rigolent et jouent, faisant oublier aux adultes pour un moment la réalité des choses. Nesrine, 10 ans, ne voit son père, Belkacem qu’une fois par mois. Elle vient avec sa grandmère, son oncle et sa mère, Fadhma. “Ma fille sait parfaitement où nous sommes, nous lui avons toujours dit la vérité. Mais elle refuse d’en parler. Jamais elle ne prononce le mot “prison”. Ce qui lui importe, c’est de savoir que son père est quelque part, même à 100 kilomètres de chez lui.” Sur les genoux de sa grand-mère, Nesrine attend patiemment son tour. Quand on l’interroge sur ce qui se passe ici, son visage se ferme. Elle se contente de répondre : “Je viens voir mon papa.” “Je ne sais pas si elle souffre, mais quand elle est impatiente de retrouver son père, elle nous le fait savoir. C’est à nous de lui expliquer le principe de la justice, ce qui est bien et ce qui vaut d’être puni.” Tous les enfants n’ont pas, comme Nesrine, la chance d’être entourés. Dès lors que le parent coupe les ponts avec son conjoint (divorcé), les jeunes mineurs en subissent les conséquences, car ils n’ont plus la possibilité de rendre visite à leur proche détenu. Au niveau de la maison d’arrêt de Serkadji, c’est une autre ambiance sociale qu’on y découvre. Une autre société, un autre monde marqué d’événements d’un autre genre. Enfants, jeunes, personnes âgées, femmes et hommes se croisent du matin au soir. En quittant les lieux après avoir franchi le seuil de la porte principale, ils lèvent les yeux vers le ciel. Leur prière : “Nous espérons qu’il ne s’agit là qu’un cauchemar qui sera vite évacué.”
A. B.