Dossier sur les prison d’El-Harrach et Berrouaghia

Dans les dédales de la prison la plus peuplée du pays

L’univers obscur d’El-Harrach

Par Samia Lokmane, Liberté, 5 septembre 2004

La moitié de la population carcérale de cette maison d’arrêt est en attente de procès.
Dès qu’on franchit le seuil de la prison, on voit notre vie défiler devant nos yeux”, assène la jeune femme aux yeux bordés de khôl. Nadjiba est à sa cinquième année d’incarcération au pénitencier d’El-Harrach. Sa peine en comprend huit. Mais dans quelques jours, elle sortira de prison. Nadjiba vient d’arracher son ticket de sortie à la pointe de sa plume. Admise comme deux de ses codétenues à l’examen du baccalauréat, la lauréate a obtenu la liberté conditionnelle lui permettant de poursuivre des études universitaires. D’autres n’ont pas cette chance. Pour un mois, une année, une décennie ou pour toujours, leur existence suspend son cours sous les miradors, derrière les murs de cette prison centenaire retranchée au cœur d’une cité grouillante. Le pénitencier est à l’image d’El-Harrach, fourmillant et composite. On y vient de partout et tous les jours. En cette matinée du 7 août, une nouvelle vague de détenus est acheminée vers la prison. La mine abattue et le regard confus, les arrivants s’engouffrent en rang dans le bureau d’admission, la première halte avant leur conduite dans les quartiers de détention. Entre les deux portes, celle qui se referme sur leurs ultimes égarements et celle s’ouvrant sur des horizons plombés, ils en franchiront beaucoup d’autres. À chaque escale dans le pénitencier, ils perdront un peu plus leur identité et leur indépendance. Jusqu’à leurs pas, leur sommeil et leur souffle, tout sera régenté en conformité avec la loi. La loi du bagne.

Zoom sur El-Harrach !
À quoi ressemble la prison ? “C’est différent de ce qu’on croit lorsqu’on est en dehors”, explique cet enseignant d’université qui, par “un mauvais jour”, s’est retrouvé derrière les barreaux. El-Harrach est différent en quoi ? Souvent, face à l’indigence des confidences, le regard prend le relais. Les impressions coulent comme des témoignages. À première vue, le pénitencier n’a rien de particulier. Incrusté dans le paysage urbain, il pourrait presque passer inaperçu sans le blindé stationné à son seuil et les deux barrages de police érigés sur la chaussée limitrophe. Ses remparts fortifiés et coiffés de fils barbelés le distinguent en outre des habitations du voisinage. Face à l’entrée, au bout d’une venelle, une foule bigarrée est amassée derrière une barrière. De temps en temps, un groupe se détache de la masse et se dirige vers la prison. Comme tous les jours de la semaine — hormis les week-ends —, les familles des détenus sont invitées à rendre visite à leurs proches. Ce samedi, c’est au tour des condamnés définitifs de droit commun de recevoir leurs parents. À l’énoncé des noms, les concernés mis en attente sous un préau se précipitent vers le grand portail en fonte. La procession a ceci d’identique : tous les visiteurs sont munis de couffins opulents. D’apparence similaires, les paniers regorgent de victuailles. Sur leurs flancs débordent des sacs en plastique remplis de fruits, de légumes ou de cigarettes. Certains comportent des plis de journaux. Accroché à un fil, un bout de carton porte l’identité du destinataire. Son nom, son matricule et le numéro de sa cellule. À El-Harrach, dès qu’un prisonnier arrive, il est aussitôt réduit à une série de chiffres. Le rituel des écrous marque cette affligeante mutation. Il entérine l’enfermement. C’est à l’ombre d’un bureau étroit que se déroule cette formalité. Le local tenu par un greffier judiciaire est situé au coin d’un patio ombragé. La cour spacieuse avait abrité, il y a quelques semaines, une cérémonie présidée par le ministre de la Justice à l’honneur des bacheliers de l’établissement. Ce jour-là, la joie trahissant le regard des lauréats culminait au-delà des barbelés. Les rumeurs de la fête sont parvenues jusque dans les cellules grâce aux prouesses vocales d’un raïman maison. Depuis, les refrains du quotidien sont réglés comme du papier à musique. En cas d’imprévu, l’administration fait jouer ses talents d’acrobatie. Dans ce pénitencier de l’ère coloniale, datant du début du siècle dernier, la promiscuité est de loin le problème le plus récurent. D’une capacité réelle de 2500 détenus, la prison en abrite 400 supplémentaires. Ce record de peuplement la hisse à la tête des 128 établissements repartis à travers le pays.
“ L’augmentation des effectifs est liée à l’évolution de la criminalité”, proclame le directeur général Hocine Boumaïza. À la tête de l’établissement depuis cinq ans, cet ancien énarque constate impuissant le flux incessant des pensionnaires. À elle seule, la prison d’El-Harrach constitue un réceptacle pour 12 tribunaux, dont certains de Boumerdès et de Blida. À titre comparatif, Serkadji est uniquement sollicitée par les circonscriptions de Bab El-Oued et de Abane-Ramdane. Un autre critère et non des moindres privilégie le pénitencier d’El-Harrach. Contrairement à son voisin du centre de la capitale, il abrite des quartiers pour femmes (elles sont 92) et pour mineurs (46). Mais la cause principale de cette mitoyenneté exacerbée réside dans le ralentissement de la machine procédurière. Près de 50% de la population carcérale de cette maison d’arrêt relèvent de la détention préventive. En faisant l’écho de cet aveu, le directeur rend acte d’une énième faillite du système judiciaire. “Il faut accélérer le jugement des détenus”, se contente-t-il de préconiser. En attendant le sursaut des instances concernées, la prison d’El-Harrach garrotte. Sous la chaleur accablante de l’été, elle distille la sueur de ses locataires en de longues lamentations silencieuses. Chaque jour apporte son lot d’épreuves, l’arrivée de contingents supplémentaires en est une. “Il en vient environ 40 chaque matin”, confie Abdelhalim, chef de détention. En compagnie de Ryad, responsable de la rééducation, il guide nos pas à travers les portes entrebâillées du labyrinthe insoupçonnable. Ses dédales sont des liens. S’il ne les porte pas autour de ses poignets, le prisonnier est marqué par leurs empreintes. Nonobstant la nature de leurs actes et leur gravité, les pensionnaires d’El-Harrach ont le même traitement. Une fois déchus de leurs droits civiques, ils deviennent des pièces comptables enfouies dans le registre jauni du greffier judiciaire. Avec un flegme décapant, le préposé définit la fameuse pose des écrous. “On donne au détenu un matricule qu’il gardera jusqu’à sa sortie”, résume-t-il. Notre interlocuteur évoque un autre volet de sa mission, à savoir le suivi de la situation pénale du prisonnier. Si le sort des condamnés définitifs ne lui inspire aucun tracas, les péripéties des prévenus sont légion. “Il arrive que le juge renouvelle la détention préventive une dizaine de fois”, rapporte le greffier. D’où la profusion des prévenus. Cette catégorie en sursis accapare la moitié de l’espace. Un mur la sépare des condamnés définitifs. Très longtemps, l’administration pénitentiaire était accusée d’encourager le crime et la perversion en faisant cohabiter mineurs et majeurs, petits dealers et grands truands. Désormais, la répartition scrupuleuse des différentes “castes” apparaît comme un de ses grands soucis. Des sous-groupes sont également constitués en tenant compte de l’âge (de 18 à 27 ans et de 27 ans et plus), l’état d’avancement de la procédure, la nature du délit (de droit commun ou terroriste) et sa gravité ainsi que la récidive.

“40% ont moins de 27 ans”
A El-Harrach, les consignes sont appliquées avec rigueur. Si les mineurs et les femmes ont chacun leur propre lotissement, les hommes voisinent dans des salles mitoyennes. Comme les prévenus, les condamnés définitifs ou en pourvoi et les appelants sont soumis à cette classification. Elle est impérieuse quand il s’agit de prémunir les détenus primaires de l’influence préjudiciable des récidivistes. “Il y a de petits délinquants qui font du séjour en prison une formalité. Ils calculent leur coup de manière à faire coïncider leur détention avec la grâce présidentielle”, s’indigne le directeur de l’établissement. Ces petits malins comptent parmi les plus jeunes qui ont décliné sous l’effet du désœuvrement, de l’appât du gain ou des bouffées hallucinogènes. “Environ 40% de nos locataires ont moins de 27 ans”, avise M. Boumaïza. “Nous avons de tout”, renchérit Ryad, le chef rééducateur. Dans des casiers dissimulés dans une armoire moisissent moult objets appartenant aux détenus. “Ils les reprendront à leur sortie”, assure le greffier comptable. Une part de ce trésor altéré par le temps date de plusieurs décennies. Ses propriétaires l’ont abandonné pour toujours…
Il est midi, les gardiens s’apprêtent à sonner l’appel, le second de la journée. Dans le parloir, des deux cotés d’une vitre barreaudée, des communicants pressés par le temps ont les oreilles soudées au téléphone. Ils ont du mal à abandonner le combiné tant les retrouvailles — fixées à 15 minutes à peine — sont précieuses. Aménagé en petits box, le parloir dispose de 25 téléphones. Les échanges sont discrets. Des détenus sont vêtus de leur uniforme jaune en toile, alors que d’autres l’ont troqué contre une tenue débraillée. “Certains refusent de se montrer devant leurs femmes ou leurs enfants sous l’apparence d’un bagnard”, souligne Ryad. Paradoxalement, leurs familles n’ont pas honte de ce statut. La prison enregistre jusqu’à 350 visiteurs par jour. Plus nombreux, les condamnés et les prévenus du droit commun accaparent quatre jours dans la semaine. Alors que le dernier échoit aux activistes islamistes. Auparavant, un détenu était autorisé à voir les siens seulement au bout de vingt jours. Le rapprochement des rencontres fait partie, assure-t-on, de l’humanisation des conditions d’incarcération. L’ouverture de parloirs rapprochés pour les mineurs et les femmes participe de cet objectif. Mais la prison reste une prison. Tout en elle, le faîtage en grillage couvrant une partie des allées, les gardiens postés sur les terrasses, la discipline rigoureuse rappellent cette réalité…

Les haricots blancS 3 jours sur 7
En partant, les visiteurs n’oublient pas de reprendre leurs couffins vides. Alignés devant le portail, ils font face à une salle de tri. Celle-ci est submergée. Sur des tablettes en faïence, des agents débordés fouillent minutieusement les paniers. Les boîtes en plastique contenant des plats préparés sont systématiquement ouvertes. À l’aide d’une cuillère, les préposés à l’inspection retournent la nourriture. “On ne sait jamais, il y a des gens malveillants qui font parvenir à leurs proches de la drogue en la dissimulant dans les denrées alimentaires. Une fois, la soupe contenait de la poudre de kif”, révèle un des agents occupé à fendre des galettes de matlou. Les risques d’intoxication incitent également au contrôle. “Normalement les produits périssables sont interdits d’entrée dans la prison”, note notre interlocuteur. Evoquant l’irrespect des normes, il souligne qu’en principe, le poids du panier ne doit pas dépasser cinq kilos alors qu’il pèse souvent plus de 20 kg. La qualité médiocre des repas concoctés par la cuisine de l’établissement justifie le recours assidu à une restauration extra muros. Un coup d’œil sur le menu de la semaine affiché à l’entrée des cuisines est éloquent. Trois jours sur sept, les pensionnaires ont droit aux haricots blancs. Les dîners, “très diététiques”, comportent uniquement des soupes. La viande est invitée dans les assiettes le vendredi, assortie à un plat de couscous. Il y a quelques années, les menus étaient plus maigres encore. Le montant dérisoire de la ration alimentaire arrêtée naguère à 28 DA est illustratif de cette indigence. Aujourd’hui, le prix de la gamelle atteint 56 DA. Le directeur argue aussi du doublement du budget alloué à l’hygiène. L’amélioration de la couverture sanitaire constitue, selon lui, une autre avancée non négligeable. Sans doute le plus loti, son établissement dispose d’un personnel médical conséquent. Ce samedi, un nouveau praticien généraliste est venu en renfort des sept autres déjà en fonction. Le docteur Sahnoun exerce à El-Harrach depuis cinq ans. Quand il est de service, il reçoit jusqu’à 40 patients. Les personnes consultées englobent les résidants et les rentrants. L’examen médical des arrivants est systématique. Il sert à détecter les maladies chroniques, mais surtout celles pouvant provoquer des préjudices insurmontables. C’est le cas des affections contagieuses, dont la tuberculose, et… sexuelles à l’instar du sida. Le Dr Sahnoun assure que les séropositifs comme les homosexuels sont isolés dans “des cabanons”. De leur côté, les sidéens confirmés sont évacués vers une annexe à l’hôpital d’El-Kettar. La contamination par le VIH étant intimement liée à la consommation de la drogue, l’apport des médecins de la prison s’avère précaire. “En dépit de nos efforts, 90% des détenus ayant consommé de la drogue renouent avec cette pratique dès leur sortie”, confesse le Dr Sahnoun. Préoccupé, il s’inquiète de l’introduction dans le milieu carcéral des drogues dures, l’héroïne et la cocaïne. Ces infiltrations sont inéluctables compte tenu du nombre restreint de gardiens. El-Harrach compte 374 agents uniquement, dont 72 sont affectés à la garde et 211 à la rééducation. “Une augmentation des effectifs n’est pas une mauvaise chose”, suggèrent prudemment les chefs de détention et de rééducation. Le premier est licencié en philosophie et le second ingénieur d’Etat. Le chômage les a conduits aux portes de la prison. Le profil de ces officiers et leur parcours tranche avec l’image archaïque et exécrable de ces matons faisant la loi dans des quartiers sombres et renfermés sur les cris de détresse de leurs occupants. “Ça va. El hamdoullah”, témoignent timidement des détenus çà et là.

Au quartier femmes
Notre incursion dans les geôles mythiques commence par le quartier des femmes. C’est une prison dans la prison. Derrière une porte lourde est enfoui leur monde. L’espace congru est administré par une adjudante qui a à son actif dix années de service. Durant cette décennie, l’officier a vu passer des centaines de pensionnaires. Certaines comme Nadia étaient déjà là quand elle a pris ses fonctions. Guettant l’espoir d’une délivrance, Nadia vient à son tour de décrocher le bac. Son comportement exemplaire durant onze ans d’incarcération fait d’elle une sérieuse prétendante à la liberté conditionnelle. Nous n’avons pas le droit de lui demander ce qu’elle a fait pour mériter une si lourde peine. Mais son crime le plus douloureux aura été de priver ses enfants de sa présence. La réglementation est stricte. Les bébés de moins de deux ans seulement nés en prisons ont le droit d’y séjourner avec leur mère. Les plus âgés endurent la séparation. C’est en mars dernier, à l’occasion de la journée internationale de la Femme, que Nadia a obtenu le droit de prendre ses petits dans ses bras et de leur parler sans devoir passer par le téléphone. Depuis cette date et conformément à une circulaire ministérielle, une salle est mise à la disposition des mamans pour rencontrer leur progéniture. C’est cela le parloir rapproché. Une nouveauté dans le quartier des femmes. Quant au reste, rien n’a changé ou presque. Si quelques silhouettes asthéniques préfèrent, comme par cet après-midi d’été caniculaire, somnoler sous les feuillages rares de l’aire des promenades (ouverte de 13 h 30 à 16 h), d’autres s’évadent au gré de lectures romanesques, à l’ombre d’une bibliothèque minuscule. Zahia, la cinquantaine, gère les lieux depuis quelque temps. Avant son incarcération, elle dirigeait une agence immobilière. “C’est mon commerce qui m’a menée ici”, dit-elle sans plus de précision. Bientôt, elle quittera le pénitencier, à l’esprit les années perdues et l’avenir hypothéqué. “Oh liberté longtemps je t’ai gardée. Oh combien tu es redoutable !”, a griffonné une main anonyme sur un bout de bois entreposé dans l’atelier d’artisanat. D’autres locaux abritent des activités aussi diversifiées que la coiffure et l’enseignement. C’est ici, dans cette petite salle de classe aux pupitres étroits, que Nadjiba et Nadia ont préparé le bac. Les cours dispensés sous la tutelle des ministères de l’Education et de la Formation professionnelle reprendront en septembre. En attendant, les pensionnaires égrènent le temps inlassablement. “Nous voulons être libres”, s’écrie un groupe de femmes quand Ryad s’enquit de leur état. Selon notre guide, si une partie de la sombre communauté a atterri dans les murs de la prison pour des affaires liées à la prostitution, d’autres se distinguent par les mêmes forfaits que les hommes, à savoir vol à la sauvette, de voitures, cambriolage, escroquerie, détournements, meurtres… “Il faut savoir tracer des limites”, prône Nadia endurcie. Dans les trois dortoirs qui leur sont affectés, les résidantes sont pourtant contraintes de vivre ensemble. La présence d’un téléviseur adoucit sans doute leur cohabitation. De 16 h à 22 h 30 s’ouvre une lucarne sur le monde. L’appareil trône au fond d’une salle obscure, entre deux rangées de 22 lits superposés. Les draps couvrant les matelas sont d’une blancheur immaculée. “C’est tous les jours comme cela”, plaisante-t-on à l’endroit d’une des pensionnaires. Celle-ci sourit puis répond : “Oui, c’est comme cela. Ce n’est pas du cinéma.”
Sur d’autres aspects, le dortoir ne diffère en rien de ceux qu’on voit dans les films. Des toilettes dissimulées derrière des pans de bois sont érigées face à la porte d’entrée. Celle-ci comme les meurtrières attenantes au plafond sont blindées. La confiance règne ! Dans le quartier des hommes, les consignes de sécurité sont plus drastiques. “Ils sont incurables”, rie le chef de détention. Pour détourner les impénitents de leurs projets d’évasion et rompre leur ennui, l’administration redouble d’ingéniosité. Cours de photo, d’informatique, de coiffure, ouverture d’un gymnase, d’ateliers de menuiserie et de réparation de téléviseurs, travaux d’intérêt général… Le pénitencier possède même une chorale. Sous la houlette du directeur, le groupe vient d’enregistrer un album dont un titre raï (“Je veux me repentir”) est classé n°2 au top de la radio Bahdja. M. Boumaïza se targue également d’avoir lancé dix sections d’enseignement dont des cours d’alphabétisation. La réussite de 13 candidats au bac constitue à ses yeux une consécration. Brahim, la trentaine, a raté de près le succès. Mais en dépit de son échec, il compte bien décrocher la palme l’année prochaine. Son mérite est louable car il est rentré en prison quasiment inculte. “J’y ai fait toute ma scolarité”, avoue-t-il en comptant sur ses doigts les dix années qu’il a passées derrière les barreaux. Combien d’autres ont réussi à briser le mur de l’ignorance à l’intérieur des remparts ? Très peu. “Nous ne pouvons pas les obliger tous à s’instruire”, regrette Ryad. Souvent, l’apport de certains détenus érudits contribue à la prise de conscience de leurs congénères. L’atelier d’informatique, dirigé par un ancien professeur d’université, ne désemplit pas. “Nous avons dû rejeter des demandes”, assure-t-il fier. C’est ainsi, grâce à une vitalité accrue, que l’enseignant passe son séjour à El-Harrach. Dans 12 mois, il sera libre. D’ici là, il continue à occuper l’une des 53 salles du quartier réservé aux condamnés de droit commun. Le dortoir légèrement différent des autres abrite des prisonniers d’un genre particulier, des hauts cadres et des intellectuels qui ont traversé le mur du néant. Est-il aisé d’en revenir ? La rééducation et la réinsertion, tel que c’est écrit sur le fronton du pénitencier, sont-elles possibles ? Connue pour être l’école du crime par excellence, la prison veut se débarrasser de cette triste notoriété. “Nous faisons ce que nous pouvons. Mais la société doit aussi jouer son rôle”, précise le directeur d’El-Harrach. Incontestablement, ce n’est pas le cas. Aussitôt dehors, nombre des locataires “s’empressent d’y retourner”.
Il est 16 h. Les gardiens sonnent le troisième et avant-dernier appel de la journée. Les derniers visiteurs de l’après-midi quittent El-Harrach. La prison referme ses portes… sur ses secrets.

S. L.

Des bacheliers obtiennent la liberté conditionnelle

C’est l’heure de la promenade. Les détenues de la prison d’El-Harrach prennent le soleil dans la petite cour interne de leur quartier. Nadia et Nadjiba se tiennent légèrement à l’écart. Depuis qu’elles ont réussi au baccalauréat 2004, elles ont acquis un statut particulier.
Les agents de rééducation du pénitencier les considèrent comme le fruit de leur propre réussite à la préparation de leur réinsertion sociale. Pour les trois jeunes femmes, le baccalauréat leur ouvrirait peut-être les portes de la prison. Nadjiba, 29 ans, purge une peine de huit ans. Par pudeur, nous nous astreignons à ne pas lui demander les motifs de sa détention. Spontanément, elle indique qu’elle a été incarcérée, il y a cinq ans, avec son mari. “Je le vois chaque week-end et mes enfants une fois par semaine au parloir rapproché”, nous-dit-elle. Nadjiba regrette vraisemblablement d’avoir emprunté un chemin qui l’a privée de sa liberté. “Nous avons fait des erreurs. Nous en payons les conséquences. Mais nous ne sommes pas différents des autres”, confie-t-elle dans un soupir. “Quand j’ai franchi le seuil de la prison, j’ai vu ma vie défiler devant mes yeux. Je me suis rappelée toutes les bêtises que j’ai faites. C’est à partir de là que j’ai tracé mon avenir.”
Dès que l’opportunité a profilé, Nadjiba s’est plongée dans les révisions du bac pour bénéficier de la liberté conditionnelle qu’on leur a fait miroiter comme une récompense suprême au succès. Elle réussit à cet examen avec une moyenne de 11,60/20 : “Je sais que j’ai fait le bon choix. J’espère que le ministre de la justice ne décevra pas nos espoirs.” Nadia, 33 ans, exprime un vœu aussi pieu : “Avant, les condamnés à des peines de plus de cinq ans n’avaient pas le droit de présenter leurs candidatures au bac. Heureusement que les règles ont changé.” Elle a déjà passé près de dix ans en incarcération. Il lui reste théoriquement trois années à purger. “Le bac m’a aidée à retrouver ma volonté. Je pense qu’il me sera plus facile de me réintégrer.” Les efforts de Nadjiba et Nadia ont été finalement gratifiés.
La commission de classification et de remise des peines du centre pénitentiaire d’El-Harrach a donné un avis favorable à leur mise en liberté conditionnelle. Le ministre de la Justice, Tayeb Belaïz, a confirmé le verdict. Elles iront donc à l’université en femmes libres. Près de la moitié des 151 détenus, appartenant à la cuvée des bacheliers de 2004, ont retrouvé la liberté.

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Berrouaghia
Des détenus politiques aux égorgeurs du GIA

Par Souhila H. Liberté, 5 septembre 2004

À l’intérieur de ses remparts, la prison de Berrouaghia enferme, en majorité, des personnes impliquées dans des actes terroristes.
“ Refoulez le couffin de … Il est puni, il ne recevra rien aujourd’hui”, instruit, au téléphone, l’agent mis à la réception de la prison de Berrouaghia. Une femme d’âge mûr, revient du sas à l’entrée de l’établissement, la mine inquiète. “Qu’est-ce qu’il a fait ? Pourquoi ne peut-il pas récupérer les victuailles que je lui ai ramenées ?” s’enquit-elle auprès du garde. “Il est puni, il ne peut rien avoir”, répète-t-il, sans lui donner de plus amples explications. Ce sont là les premières images que nous aurons eu du pénitencier de Berrouaghia. Une prison, vieille de plus de 150 ans, rendue mythique par sa tendance à épouser, malgré elle, quelques méandres de l’histoire politique du pays. Les colonisateurs français ont choisi une petite bourgade, voisine de Médéa, pour ériger, en 1853, un imprenable pénitencier où seront incarcérés des révolutionnaires algériens. Dans les années 1970 et 80, la prison de Berrouaghia, déjà largement centenaire, réunit, à l’intérieur de ses remparts, des détenus du délit d’opinion, devenus à l’orée de l’ouverture démocratique des leaders politiques connus. Des détenus, dont les opinions étaient souvent aux antipodes les unes des autres. Saïd Sadi et six autres animateurs du Printemps berbère en 1980, Slimane Amirat, Fawzi Rebaïne, Ali Yahia Abdenour… sont jetés dans les cellules de l’établissement carcéral de Berrouaghia pour avoir défendu des idéaux démocratiques au temps de la pensée unique… Mahfoud Nahnah, Ali Benhadj, Abassi Madani… pour avoir déjà prôné, dans ces années-là, pour l’Algérie un destin aux formes fondamentalistes. Aujourd’hui, ce pénitencier prend un chemin quelque peu dévoyé de ce qui a fait sa notoriété. Il abrite des activistes des groupes islamistes armés. Sur le millier de pensionnaires de cette prison (exactement 1016 au recensement établi le 14 août dernier), la majorité se recrute parmi les terroristes, c’est-à-dire ceux qu’on appelle en milieu carcéral “les détenus spéciaux”. “Les terroristes, qui se considèrent comme des détenus politiques, sont difficiles à gérer. Se sont des perturbateurs et des revendicateurs notoires. Ils nécessitent un traitement particulier”, souligne le sous-directeur de l’établissement, M. Aït-Hadj Hassen. Aucun contact n’est autorisé, dans l’absolu, entre les prisonniers spéciaux et ceux du droit commun. Les personnes classées dans la première catégorie portent des uniformes de couleur jaune. Ceux de la seconde ont des tenues bleues. Ils sont enfermés dans des quartiers séparés. Ils reçoivent leurs proches à des jours différents. Les deux premiers jours de la semaine sont dédiés aux visites rendues aux incarcérés de droit commun, les deux suivants aux détenus spéciaux et le mercredi aux condamnés à mort. M. Aït-Hadj Hassen refuse de nous dire combien sont-ils à avoir écopé de la peine capitale. “C’est une information tenue secrète.” Nous saurons, un peu plus tard, qu’ils sont une vingtaine à vivre dans le couloir de la mort, au gré d’un temps figé à l’heure du prononcé de la sentence. Ils bénéficient d’un régime relativement amélioré, selon les témoignages de détenus, qui l’apprirent eux-mêmes par ouï-dire. Les condamnés à la peine capitale sont totalement isolés du reste de la population carcérale.

Les terroristes majoritaires
La particularité de l’établissement pénitentiaire de Berrouaghia réside dans le fait que sa population, exclusivement masculine et en âge adulte, est formée par des personnes condamnées définitivement à des peines privatives de liberté de longue durée. “Nous accueillons généralement des détenus transférés des autres régions, principalement d’Alger”, précise M. Aït-Hadj. La capacité d’accueil de cette prison plafonne à 1 200 pensionnaires. Elle devrait augmenter de quelques centaines de places dès que le nouveau bloc de détention, actuellement en chantier, sera opérationnel (vers septembre, selon les projections). Le bâtiment conçu, selon un schéma relativement moderne, s’érige en intrus dans le labyrinthe de constructions datant de l’époque coloniale. Regroupant 82 cellules, d’une superficie chacune d’environ 16 m2, le bâtiment, devra accueillir 450 prisonniers. “Dès que ce bloc sera fini, nous procéderons à la fermeture d’un des quartiers anciens”, indique le directeur par intérim de l’établissement. L’acquis majeur sera de mettre les détenus dans des cellules, aménagées pour quatre ou cinq personnes. Actuellement, ils cohabitent, à plus de 80 personnes (41 lits superposés), dans des salles longilignes, ouvertes sur des cours intérieures. Chacune d’elles est équipée, depuis l’an 2000, d’un téléviseur couleur. Dans le dortoir que nous avons visité, les prisonniers estiment leurs conditions de vie plutôt convenables. Ils se sont, toutefois, plaints de ce qu’ils qualifient de maux majeurs des autres prisons, dont celle d’El-Harrach d’où la majorité vient. “J’ai déjà fait vingt ans de prison. À El-Harrach c’est terrible, nous dormions par terre sur des matelas en éponge”, raconte Mustapha, tout en exagérant sa satisfaction de se trouver à Berrouaghia.

Un clin d’œil au responsable de l’établissement qui nous accompagnait. Il est vrai que cette prison offre, comparativement à la compacité des locaux de l’établissement pénitentiaire d’El-Harrach, deux avantages : de l’espace et une implantation dans une région connue pour son climat sec. Un jeune homme d’une trentaine d’années, joue des coudes pour arriver jusqu’à nous. “Il faut que je vous parle des homosexuels. Ils sont mieux traités ici.” Un autre détenu, surnommé Sissi, confirme. Il s’appuie lourdement sur l’épaule de son camarade pour bien afficher les liens étroits qui les unient et surtout la tolérance, avérée ou supposée, de leurs codétenus et des agents de détention. Carrément provocateur, il nous demande de lui offrir un rouge à lèvre. Sissi et son ami, sont enfermés dans le quartier des détenus de droit commun. Dans les salles réservées aux terroristes, des règles plus rigoureuses sont de mise. “Certains ont fait réellement acte de repentance. Ils nous disent qu’ils sont montés au maquis parce qu’ils ont été trompés”, nous révèle un membre du personnel de l’établissement.
La réclusion, à vie pour certains, n’a pas éloigné beaucoup d’entre eux des convictions qui les ont menés au maquis. Un ex-prisonnier de droit commun, qui a passé un mois dans le couloir des détenus spéciaux au pénitencier de Blida, raconte leur promptitude à obliger les nouveaux venus à faire la prière, à lire le Coran et à partager impérativement les repas. La bibliothèque de la prison de Berrouaghia contient exactement 3 370 ouvrages, de natures diverses. Les détenus ont la latitude d’emprunter jusqu’à trois livres, une fois par quinzaine. “Les ouvrages les plus demandés sont ceux qui parlent de la religion”, indique le bibliothécaire. À la salle d’hospitalisation, située au second étage de l’infirmerie, plusieurs détenus-“patients” ont, comme livres de chevet, le Coran ou des ouvrages du fiqh.

La promiscuité gêne
D’autres ont collé au mur des tapis de prière. Les occupants (tous des terroristes) de la grande salle, compartimentée en espaces pour deux lits séparés par des murettes, regardent passer le groupe des journalistes, des responsables et des médecins de la prison, en silence, le regard indéchiffrable. Un seul s’autorise à quêter un transfert vers un centre de détention situé à Alger ou à ses abords. “Je ne reçois la visite de ma famille qu’une fois tous les deux ou trois mois. Je manque de poches (pour stomisés, ndlr)”, se plaint-il. Ni le sous-directeur de l’établissement ni les médecins exerçant dans cette prison n’ont soufflé mot sur les motifs de la présence de ces détenus à l’infirmerie. Il était clair, toutefois, qu’ils sont gardés en permanence dans ces lieux, du fait qu’ils présentent, presque tous, un lourd handicap physique. Un homme à l’âge imprécis, la tête enserrée dans un casque de cycliste, est étendu sur un matelas posé à même le sol.

L’infirmerie, l’échappatoire
Son histoire est ahurissante. Au moment il s’apprêtait à actionner le mécanisme d’une bombe, il reçoit, sur la tête, une bouteille de gaz butane. Il souffre, depuis, d’une paraplégie post-traumatique. La direction de la prison de Berrouaghia a établi un dossier pour sa mise en liberté conditionnelle, en raison de son invalidité. Il semblerait, toutefois, que la démarche a peu de chance d’aboutir. Le passif criminel du concerné étant trop lourd. L’autre cas sidérant est celui d’un handicapé moteur, des suites d’une poliomyélite contractée à l’enfance, incarcéré pour avoir participé à des attentats terroristes ou encore celui d’un quadragénaire, amputé d’une jambe, qui a gangrené après une blessure par balle mal soignée. Un étage au-dessous, nous entrons dans la salle d’hospitalisation des détenus de droit commun (les deux salles de l’infirmerie cumulent 120 places auquel s’ajoute une dizaine de lits dans la chambre d’isolement). Il y règne une atmosphère nettement plus relâche.
Paradoxalement, la détresse humaine y est plus perceptible. Là aussi, sont enfermés des prisonniers présentant une maladie chronique ou ayant atteint un âge qui ne leur permet pas tant d’affronter les affres de la promiscuité. Trois personnes âgées occupent des lits voisins. Un homme, frôlant les 80 ans, se relève à peine d’un sérieux AVC (accident vasco-cérébral). Il est veillé par son fils, lequel l’a aidé à assassiner sa femme. Le père et le fils ont été condamnés à perpétuité. Un autre vieux terminera sa vie en prison pour avoir commis un crime d’honneur contre sa fille. Le troisième s’est rendu coupable d’inceste. Il purge une peine similaire à ses deux compères.
L’infirmerie de la prison de Berrouaghia reçoit, en moyenne, vingt consultations par jour. Les trois médecins généralistes sont assistés, dans leur travail, par deux détenus se prévalant d’un minimum de connaissances médicales. “Nous ne recevons aucune rémunération pour le travail que nous fournissons ici, mais jouissons de certains avantages”, témoigne un jeune prisonnier assumant les tâches d’un paramédical. Et par avantages, on entend dormir dans une pièce attenante à l’infirmerie, recevoir des visites en parloir rapproché et surtout profiter d’une autonomie relative des faits et gestes.
Quasiment tous les services de la prison (cuisines, boulangerie, ateliers de confection des tenus réglementaires, menuiserie, salon de coiffure…) fonctionnent avec des prisonniers, ayant fait preuve d’une discipline sans faille. Cela permet à l’administration de faire de substantielles économies à l’administration du pénitencier. Bien que M. Aït-Hadj Hassen semble satisfait de l’état des finances de son établissement. “Nous avons un budget qui nous suffit largement”, nous dit-il.

S. H.

La ferme des prisonniers

La prison de Berrouaghia est propriétaire d’une ferme agricole, étendu sur dix-sept hectares. Mitoyenne au centre de détention, une grande partie de ses terres sont en jachère. À vrai dire cette exploitation agricole, qui a participé à faire la notoriété du pénitencier, a été fermée pendant les années de braise. L’administration pénitentiaire l’a rouverte, il y a deux années, dès que la situation sécuritaire a montré des signes probants de retour à la normalité. “C’est tout à fait naturel qu’on donne de l’importance à l’aspect sécuritaire, car des détenus travaillent dans cette fermes.” Actuellement, 25 prisonniers s’échinent à entretenir les potagers et les 758 arbres fruitiers, encore jeunes. Ils perçoivent, en contrepartie, un présalaire de 3 000 DA par mois. Cette activité s’avère être une aubaine pour les personnes incarcérées, car elle accèdent ainsi à la semi-liberté. Ils devraient prévaloir, auparavant, d’une conduite exemplaire et avoir purgé les deux tiers de la durée de la peine. La direction de la prison escompte tirer de bons profits de la production de la ferme, à moyen et long termes. “Une grande partie de la production sera commercialisée. Ce qui nous permet de renflouer les caisses de la prison”, précise un responsable. Pour le moment, la ferme est en plein développement (installation même du système de goutte-à-goutte) grâce au financement de l’Office national des travaux éducatifs (Onte) et du Fonds national de développement agricole (Fnda).

S. H.

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Promiscuité, insalubrité, prostitution, drogue…

D’anciens détenus témoignent

Par S. Hammadi & S. Lokmane, Liberté, 6 septembre 2004

D’anciens détenus ont accepté de nous raconter une partie de leur vie en incarcération.
Les conditions de détention se sont sensiblement améliorées après la visite des représentants de la Croix-Rouge dans les prisons algériennes (en 1998, ndlr)”, révèle M. R., privé de sa liberté de 1998 à 2001 pour avoir commis un homicide involontaire. Il a passé la période de détention préventive dans la prison d’El-Harrach. Il a été transféré par la suite à celle de Blida, puis à celle de Ksar El-Boukhari avant de revenir, quelques mois avant sa libération, à Serkadji.
“ Nous étions à soixante dans une salle. Nous dormions par terre. Nous étions si proches les uns des autres qu’il était impossible de dormir autrement que sur le côté. Je ne me retournais que quand j’avais le bras et la hanche complètement endoloris.” Le nombre de détenus par salle n’a pas diminué, mais il y a eu gain d’espace par l’aménagement des lieux avec des lits superposés. “Aujourd’hui, les prisonniers ont même droit à la télévision. Mais au-delà de l’aspect matériel, la vie dans le milieu carcéral n’a pas vraiment changé.” Notre interlocuteur parle de la relation dominant-dominé entre codétenus, de la loi du plus fort : “Si vous ne vous défendez pas, les autres exercent de l’ascendant sur vous. Les plus faibles sont asservis, leurs affaires et leur argent volés…” Quand une bagarre éclate entre deux ou plusieurs prisonniers, les agents de détention distribuent les sanctions sans distinction entre la victime et le bourreau. “Avant de nous jeter dans les cellules, les gardiens nous frappaient avec des fils de câble ou des bâtons.”

La hantise du SIDA
M. R. a été particulièrement traumatisé par le manque d’hygiène. Le passage chez le barbier s’avère une véritable épreuve. “Il utilise un seul rasoir pour dix personnes. Parfois plus. Tu le vois blesser celui qui te devance. Il trempe le rasoir dans un verre d’eau de Javel, puis il vous dit que c’est votre tour. J’ai longtemps vécu avec la hantise du sida.” Son expérience dans le couloir des détenus spéciaux est également à marquer au fer rouge : “Une fois, il y a eu grande affluence des écroués du droit commun. Il fallait transférer quelques dizaines dans le quartier des terroristes. Je suis resté chez eux environ un mois.”
Les activistes des groupes islamistes armés n’ont pas vraiment dérogé à leurs habitudes en prison. “Ils nous obligeaient à faire la prière, à lire régulièrement le Coran et à manger tous ensemble en nous mettant en cercle”, raconte le jeune homme. Il confirme que les cadres supérieurs incarcérés jouissent d’un traitement de faveur.
Ils n’étaient pas mêlés aux autres détenus : “Certains d’entre eux disposaient du téléphone portable pendant toute la journée. Ils avaient droit à des repas chauds en pleine nuit.” M. R. sort de prison après avoir purgé trois ans sur les cinq requis par le juge. Issu d’une famille relativement aisée, il n’a pas rencontré de difficultés à se réinsérer dans le quotidien d’un homme libre. “Il m’a fallu quand même six mois avant de pouvoir me réadapter à la liberté. Les premiers temps, je n’osais sortir de la maison pour n’avoir pas à supporter le regard des amis et des voisins.” K. O. était en proie aux mêmes appréhensions. Sur les conseils d’un codétenu, il a eu recours aux services d’un psychologue, six mois avant sa sortie de prison en 2002. “J’ai quitté Serkadji trois ans jour pour jour après y être entré”, raconte K. O. Quelque temps avant sa libération, lors d’un procès en appel, le juge avait prononcé une nouvelle sentence réduisant sa peine à trois ans avec sursis.

La prison est une tombe
“ Il m’a conseillé de demander réparation. Mais à quoi bon ?” relate notre témoin. À ses yeux, nul dédommagement ne peut effacer de sa mémoire le séjour qu’il a passé derrière les barreaux. “El hebs, qbar edenia” (la prison est une tombe), philosophe-t-il. Écroué pour une sombre affaire de détournement, K. O. est entré à Serkadji comme on rentre dans un cimetière. Il y a rencontré des détenus restés à l’ombre pendant des décennies. “Avant l’introduction de la télévision et des journaux, la majorité était coupée de la vie de dehors. Les nouveaux venus étaient harcelés de questions. Tout y passait, le prix de la baguette de pain, le foot, la politique…”, révèle notre interlocuteur. Souvent l’éloignement rompt les liens avec la famille. “Une fois, un détenu était surpris de recevoir sa fille qu’il na pas vue depuis sa naissance. Celle-ci est venue de Béchar afin de lui demander son consentement pour se marier”, confie K. O. La double mutinerie (1994 et 2002), survenue à Serkadji, a par ailleurs lourdement sanctionné les prisonniers, privés de visite familiale pendant longtemps. Ils seront plus tard autorisés à voir leurs proches une fois toutes les trois semaines. Outre leur isolement, les détenus étaient réduits au dénuement le plus total. L’administration pénitentiaire a confisqué les ustensiles en fer (gamelles) susceptibles de servir d’armes en cas de nouvelles rébellions. Pour boire le café, les détenus devaient acheter des gobelets en carton et par conséquent disposer d’argent. Or, si jusqu’à maintenant, les mandats leur parviennent toujours avec du retard, les pensionnaires doivent être constamment sur leurs gardes pour ne pas se faire voler leur pécule. En prison, les plus forts font la loi souvent avec la complicité de gardiens. Quelquefois les gardiens sont impliqués directement dans divers trafics. Il est en ainsi de la prostitution. Selon K. O., il arrive souvent que des prisonniers louent les services d’un “professionnel” que les surveillants transportent de salle en salle à la demande. La vente de stupéfiants est une autre facette de ce commerce sordide. À la prison de Berrouaghia, un détenu, récemment transféré du pénitencier de Blida, révèle avoir été victime de cette mesure pour avoir constaté un trafic de kif impliquant un infirmier et un prisonnier notoire. “On m’a mis ici alors que je dois être opéré dans un mois pour une luxation de la hanche”, confie-t-il. Sur la brutalité des matons fuse un témoignage. À la question de savoir pourquoi il est borgne, un autre détenu de Berrouaghia affirme avoir reçu un coup de pied à la figure quand il était à Serkadji !

S. H. et S. L.


Trois centres pénitentiaires pour 650 mineurs

Près de cinquante mineurs entre 13 et 18 ans transitent par la prison d’El-Harrach, dans l’attente de leur jugement. Karim, 17 ans, vient d’être condamné à cinq ans de détention pour un homicide involontaire. Aussitôt après le procès, il a été conduit au centre de rééducation pour mineurs de Sétif. Mais après un bref séjour, il est revenu à la prison. “Là-bas, c’était pas bien et j’étais loin de ma famille”, confie-t-il. Contrainte de le “recueillir”, la direction de la prison sait que sa place n’est plus ici. “Le quartier est limité aux prévenus”, soutient un jeune prévôts. Dans la cour grouillante, quelques-uns des adolescents jouent au ballon. Pour sa part, Karim s’est réfugié dans un petit atelier d’artisanat. Assis à une table, il sculpte une embarcation dans un morceau de bois.
Grâce à son talent d’ébéniste, il vient d’obtenir un prix de l’Unesco. Le trophée orne une étagère. Le garçon a également mis à profit son séjour pour reprendre sa scolarité. “Je compte bien passer le BEF”, jure-t-il. Son compagnon appréhendé pour le vol d’un portable fait la même promesse. Actuellement, la promiscuité ayant cours chez les adultes compromet ce genre d’ambitions. Pour cause, Sétif, Saïda et Biskra sont les trois seules villes du pays disposant de centres de rééducation pour une population pénale évaluée à 650 mineurs. Celui de Tidjelabine s’est effondré suite au tremblement de terre du 21 mai dernier. En attendant, des initiatives sont prises pour adoucir la détention des mineurs. Onze adolescents, enfermés au centre de Sétif, viennent de bénéficier d’un séjour de deux semaines dans le camp des scouts à Sidi Fredj.

Le projet de révision du code pénitentiaire est au niveau de l’APN

La liberté conditionnelle favorisée

Par S. Hammadi & S. Lokmane, Liberté, 6 septembre 2004

Le projet de texte préconise un recours plus généralisé aux peines alternatives à la détention.
La réforme pénitentiaire, promise tambour battant par le ministre de la Justice, Tayeb Bélaïz, en novembre dernier (le jour d’installation de la commission chargée de réfléchir sur la question), est en voie de prendre des formes concrètes. Le projet de révision du code, portant organisation pénitentiaire et la réinsertion sociale, devra être soumis à l’approbation des membres de l’Assemblée populaire nationale et du Conseil de la nation durant la prochaine session parlementaire d’automne. Le gouvernement et, au-delà, la présidence de la République, se saisiront sans aucun doute de ce dossier pour revendiquer une certaine bonne foi dans la démarche inhérente à la refonte du système judiciaire, engagée il y a cinq ans avec l’installation de la désormais célèbre commission Issad. “Le secteur n’a pas reçu la considération qu’il mérite depuis 1962. Peut-être parce que la prison ne constituait aucune priorité jusqu’alors”, soutient le directeur général de l’administration pénitentiaire, comme pour mieux valoriser les efforts consentis par le secteur ces dernières années. À ce titre, le projet de révision du code pénitentiaire est présenté, par ses instigateurs, comme un acte révolutionnaire dans l’amélioration des conditions de détention. Le surpeuplement des prisons s’avère être le problème majeur à prendre en charge en urgence. Deux solutions se profilent à l’horizon : construire de nouveaux établissements pénitentiaires adaptés aux normes internationales, ou instaurer des peines alternatives à la mise systématique sous écrou. L’idée principale est de fermer progressivement les prisons datant de l’époque coloniale. Ainsi, Serkadji sera reconverti en musée dès que l’établissement, qui sera construit à Koléa, sera achevé. Un autre chantier sera bientôt ouvert à Khemis-El-Khechna. La volonté des responsables du secteur de la Justice est de parvenir, à moyen et long termes, à une sorte de spécialisation des centres pénitentiaires. La prison d’El-Harrach devrait prendre la vocation d’une maison d’arrêt, destinée exclusivement aux prévenus. Un établissement imposant, pour les longues peines, devra exister dans chacune des grandes agglomérations où la criminalité culmine à des proportions alarmantes. Les bourgades, plus modestes, ne sauraient abriter, dans le meilleur des cas, que des maisons de prévention à capacité d’accueil limitée.
Il n’en demeure pas moins que le moyen le plus efficace à même de désengorger les prisons s’insinue, selon les juristes et les défenseurs des droits de l’Homme, dans un recours plus généralisé des condamnations alternatives aux peines privatives de libertés. Dans son projet de révision du code pénitentiaire, le gouvernement propose deux mesures de souplesse. Il entend systématiser le recours au régime de la liberté conditionnelle au bénéfice des personnes condamnées à des peines n’excédant pas vingt-quatre mois. De son avis, les procédures en la matière seront simplifiées par l’attribution de la prérogative d’accorder la liberté conditionnelle, concentrée jusqu’à présent entre les mains du garde des Sceaux, aux juges d’application des peines. Cet amendement est jugé, par des juristes, dont Me Miloud Brahimi (voir interview), dangereux en ce sens qu’il induira fatalement le risque de trafic d’influence et de favoritisme. “La liberté conditionnelle doit être réglementée et non pas régie par le bon vouloir des juges de l’application des peines”, explique-t-il. Le ministre de la Justice conserve, néanmoins, le pouvoir d’accorder la liberté conditionnelle aux détenus auxquels il reste uniquement deux ans de réclusion à purger.
Une autre disposition, introduite dans le projet du gouvernement, a trait au placement des détenus primaires (condamnés une première fois sans menace de récidive) dans le régime de chantier extérieur (semi-liberté obtenue pour suivre des études ou exercer un travail rémunérateur). Dans le sillage, il est programmé la création d’une commission d’aménagement des peines, rattachée au ministère de la Justice.
Dans le chapitre consacré au “renforcement des droits des détenus et humanisation de leur traitement”, le gouvernement préconise l’élargissement du droit de visite aux ascendants et descendants au quatrième degré et jusqu’au troisième degré pour les parents par alliance ; la permission de recevoir les visiteurs en parloirs rapprochés pour motif légaux (actuellement cet avantage est accordé uniquement aux mineurs et aux femmes recevant leurs enfants) ; l’autorisation de communiquer avec la famille par téléphone à des occasions spécifiques (transfert, maladie ou éloignement) ; une réglementation plus souple des correspondances adressées aux avocats étrangers pris dans le collectif de la défense ; la réorganisation et classification des mesures disciplinaires à l’encontre des détenus avec possibilité d’introduire des recours…
L’amendement réellement inédit est contenu dans l’article 50, autorisant les ONG nationales et internationales, ainsi que les associations caritatives, à rendre visite aux détenus. Le nouveau texte incrimine, par ailleurs, l’acte d’introduire dans les établissements pénitentiaires des produits dangereux (drogues), des armes ou des munitions.
“ La peine est aggravée si l’auteur ou le complice relève du personnel de l’établissement ou des personnes habilitées à approcher les détenus par leurs fonctions” (article 170). Il est à parier que le projet de révision du code pénitentiaire ne fera pas l’objet d’opposition de la part des parlementaires. D’autant que de nombreux aspects des réformes pénitentiaires ont déjà commencé à prendre corps dans la réalité des prisons algériennes.

S. H.

La sombre affaire des mutineries
Une commission d’enquête pour rien !

De août à avril 2002, une quinzaine de prisons à travers le pays ont connu des mutineries dramatiques qui ont fait une cinquantaine de victimes parmi les détenus. L’actuel Chef du gouvernement, Ahmed Ouyahia, qui était à l’époque ministre de la justice, avait diligenté une double enquête administrative et judiciaire pour mettre la lumière sur cette affaire. Or à ce jour, personne n’est capable de dire pourquoi le vent de la révolte a soufflé sur autant de pénitenciers à la fois. “Les investigations de la commission administrative n’ont pas abouti », confie une source proche de la chancellerie. De même, les instructions judiciaires pour la plupart, sont toujours en instance. Rares, en effet, sont les tribunaux qui ont statué sur les mutineries. Les faits sont troublants dans la mesure où il s’agit d’incendies quasi-similaires. Tout avait commencé le 19 août 2001 à la prison de Sidi Ghilès, près d’Oran. Un jeune prisonnier avait mis le feu à sa cellule pour protester contre les conditions de détention. Un mois plus tard à Gdiyel, puis à Chelghoum El-Aïd en avril, une vingtaine de détenus mourront asphyxiés suite à d’autres incendies. Ils seront 23 à Serkadji. L’indifférence des gardiens qui auraient refusé d’ouvrir les portes des salles en feu a exacerbé la colère des pensionnaires. L’administration pénitentiaire n’est venue à bout de la révolte que suite au transfert des meneurs. Par ailleurs, afin de prévenir de nouveaux incendies, elle prit une série de mesures pratiques, telles que la dotation des différents établissements en literie non inflammable et en extincteurs.

S. L.

Maître Miloud Brahimi à Liberté
“ La prison est un lieu de formation de délinquants”

Par S. Hammadi & S. Lokmane, Liberté, 6 septembre 2004

Me Miloud Brahimi met l’accent sur la nécessité de recourir davantage à la liberté conditionnelle.

Liberté : Que pensez-vous des conditions de détention en Algérie ?
Me Miloud Brahimi : Ce que je vais vous dire, je ne pense pas que vous l’entendrez d’un autre avocat. L’appareil qui fonctionne le mieux dans le système judiciaire algérien est l’appareil pénitentiaire. J’ai une longue pratique des tribunaux. Je suis spécialisé dans le droit pénal. Je peux vous assurer que les détenus se plaignent de plusieurs problèmes, dont les conditions de garde à vue, les retards accusés dans leur jugement, d’être mal jugés…mais jamais de leurs conditions de détention. Cela ne veut pas dire que les prisons algériennes sont des hôtels quatre étoiles. Elles sont surpeuplées. Malheureusement, je suis contraint de constater que même les domiciles privés sont surpeuplés. Je sais également que tout est fait, au niveau de l’institution pénitentiaire, pour améliorer les conditions de détention. Les infirmeries fonctionnent relativement bien. Les avocats travaillent en prison dans des conditions meilleures que dans les tribunaux et les cours de justice.

Nous avons appris que les personnes en détention préventive constituent une frange importante de la population carcérale. Comment l’expliquez-vous ?
Vous évoquez là un énorme problème. Premièrement, la détention préventive est une véritable tragédie dans ce pays. Nous avons des juges qui ont davantage tendance à détenir préventivement les justiciables que de les mettre en liberté provisoire. Il est utile de parler du drame que vivent les justiciables quand ils sont détenus massivement à titre préventif. Cela se passe en amont de la décision de justice. On ne parle pas assez, par contre, de ce qui survient après. Dans tous les pays civilisés, il y a ce qu’on appelle la liberté conditionnelle. En droit algérien, cette disposition existe également.
Elle touche une personne condamnée à titre définitif, qui a purgé la moitié de sa peine et qui s’est bien conduite pendant sa détention. Elle devrait servir aussi à alléger la surpopulation des établissements pénitentiaires.
Chez nous, la liberté conditionnelle n’est pratiquement jamais appliquée. Elle est considérée davantage comme un traitement de faveur suite à des interventions très fortes que comme une procédure pénale ordinaire.
Actuellement, c’est le ministre de la justice en personne qui accorde la liberté conditionnelle.
Dans le projet de loi en préparation, il est question d’attribuer cette prérogative aux juges d’application des peines. Je dis attention, attention, attention… ! Vous pouvez imaginer ce qui se passera, dans ce cas-là, en matière de trafic d’influence, de favoritisme, etc. Je connais d’excellents juges d’application des peines, mais ce n’est pas le cas de tous. La liberté conditionnelle doit être réglementée et non pas régie par le bon vouloir des juges.

Me Brahimi, pensez-vous que la prison algérienne permet la réinsertion sociale ?
Aucune prison au monde ne remplit cette fonction. En droit, la peine a pour finalité l’exemplarité, la réquisition et la réadaptation. Paradoxalement, on dit que les personnes qui ont commis des délits ont tendance à récidiver après avoir été condamnées à des peines privatives de liberté. Donc, la prison est beaucoup plus un lieu de formation de délinquants qu’une école de réadaptation à la vie sociale. J’ajoute — là, c’est mon expérience qui parle — qu’une personne a peur de la prison exclusivement si elle n’en a pas fait. Elle subit un choc les premiers jours de sa détention. Par la suite, elle s’y habitue. C’est une micro-société dans laquelle les gens trouvent leur place et continuent à vivre quasi-normalement.

Maitre Mohand Issad à Liberté
“ Les juges d’instruction abusent du mandat de dépôt”

Propos recueillis par S. Hammadi & S. Lokmane , Liberté, 6 septembre 2004

Me Mohand Issad regrette le surpeuplement des établissements pénitentiaires.
Liberté : Vous avez eu l’opportunité de visiter des prisons algériennes. Quel constat en avez-vous fait ?
Mohand ISSAD : Nous avons fait un constat inquiétant : une mauvaise prise en charge sanitaire, des rations alimentaires faibles, la promiscuité… À vrai dire, la promiscuité est un mal qui ronge les prisons du monde entier. Il faut juste la rendre moins pénible. À titre d’exemple, il ne faut pas enfermer dans une même salle les grands délinquants et ceux qui arrivent en prison par accident. Cela dit, ce constat date de 1999. Il ne s’agit pas de recommencer à énumérer les mêmes problèmes. Aujourd’hui, il serait utile de faire le bilan de ce qui a été fait en cinq années. Je me rends compte que la population pénale augmente d’année en année, mais que les conditions de détention ne changent pas.

Quelles propositions faites-vous pour la réforme pénitentiaire ?
Je ne peux plus faire de propositions. La commission de réforme de la justice a établi un rapport sur ça, il y a cinq ans. Ce rapport gagnerait à être publié.

Les conditions matérielles de détention se sont relativement améliorées, mais la vie carcérale n’a pas évolué…
Vous savez, il n’y a aucune philosophie dans le principe d’incarcération. On devrait se poser cette question : la prison est-elle un châtiment supplémentaire à la condamnation ou un lieu où on exécute les peines avec ce que cela sous-entend comme mesures d’accompagnement ? Pour ma part, enfermer 80 personnes dans une seule salle est inadmissible. Nous avons reçu des plaintes de détenus victimes de viol en milieu pénitentiaire. Parfois, les peines ne sont pas appropriées. Mettre en détention une sans-abri accusée de prostitution n’est pas une solution. La prison ne guérit pas, elle pourrit. Il faut absolument envisager des mesures alternatives à la détention pour permettre à une personne, qui a commis un forfait, de purger sa peine avec un minimum de douleur.

Dans le projet de révision du code pénitentiaire, il est préconisé d’attribuer la prérogative d’accorder la liberté conditionnelle au juge d’application des peines. N’y a-t-il pas risque de trafic d’influence ?
Si on renonce à une mesure parce qu’elle comporte un risque, on ne fera jamais rien. À mon avis, il faut tenter l’expérience.

Qu’en est-il d’une sorte de classification des établissements pénitentiaires, c’est-à-dire des prisons pour prévenus, pour condamnés définitifs, pour mineurs…?
Il n’est pas possible d’édifier des prisons spécialement pour des mineurs ou pour des femmes. Mais il faut impérativement isoler les mineurs. Si on leur assure un minimum de formation, ça sera un progrès énorme. Ce qu’il faut souhaiter, néanmoins, est la réduction du nombre des prévenus, que le juge d’instruction n’envoie pas d’abord une personne en prison pour ensuite chercher des preuves. Déjà en 1999, nous avons dénoncé la facilité avec laquelle le juge d’instruction décide du mandat de dépôt. C’est de l’anti-justice. Tant qu’il y aura cette pratique, il n’y aura pas d’État de droit. Les pouvoirs publics doivent se montrer sensibles et sensibiliser les magistrats sur la gravité du mandat de dépôt.

Serait-il, pour vous, plus urgent de réformer en amont le système judiciaire avant d’arriver à l’appareil pénitentiaire ?
Il n’y a pas lieu de hiérarchiser les urgences. Tout est prioritaire. Les problèmes ne font pas la queue pour passer chacun son tour. Il faut les attaquer tous ensemble. Les réformes pénitentiaire et de la justice doivent être menées simultanément.

Près de 40% de la population carcérale sont constitués de récidivistes. Votre commentaire ?
Cette proportion doit attirer l’attention des pouvoirs publics. L’existence d’autant de récidivistes signifie une carence dans la prise en charge de la réinsertion des détenus.

Quel bilan faites-vous de la réforme de la justice ?
Il n’y a rien de visible pour le moment. L’idéal est de parvenir à une justice de qualité. Lorsque le citoyen sentira qu’il pourra faire confiance à la justice, nous aurons gagné quelque chose. Au-delà, ce n’est pas à moi de répondre à cette question. On n’improvise pas en matière de justice. Les responsables du secteur doivent faire des bilans et des constats et les rendre publics.