Lettre de prison

Lettre de prison

Dhina Mourad, Hoggar, 14 Mars 2012

Le docteur Mourad Dhina, membre fondateur du Mouvement Rachad et directeur exécutif de l’organisation Alkarama, a été arrêté le 16 janvier 2012 à l’aéroport d’Orly alors qu’il se rendait à Genève, suite à une demande extradition du régime algérien. Il est détenu à la prison de la Santé à Paris en attente d’une décision de justice.

Dans cette lettre de prison, écrite le 6 mars dernier, soit après 51 jours de détention et deux semaines avant son audition, et destinée à son entourage, Mourad Dhina explique les raisons de son refus d’être extradé et comment il entend se défendre contre cette nouvelle tentative du régime algérien de le neutraliser. Cette lettre révèle aussi au lecteur son état d’esprit.

***

« A man can be destroyed but not defeated » (Ernest Hemingway)*

Une question me taraudait en ce lundi 16 janvier 2012 alors que je me trouvais, menotté, dans le véhicule qui me conduisait à vive allure, sirènes hurlantes, depuis l’aéroport d’Orly vers le commissariat de Paris-Levallois. Je venais d’être informé que j’avais été arrêté sur la base d’un mandat d’arrêt algérien, en vue de mon extradition. Le magistrat français devant lequel je devais comparaitre allait me demander si je consentais ou non à cette extradition. Même si, comme je l’avais souligné à l’officier de police qui m’avait fait lecture du mandat, la demande algérienne n’était manifestement qu’un subterfuge visant à contrer mes opinions et activités politiques, je ne pouvais ignorer les contraintes dues aux perceptions et spécificités des relations algéro-françaises.

Ces considérations, mises dans le contexte de la foi et des valeurs qui m’habitent, n’étaient-elles pas un signe pour moi qu’il était temps de rentrer en Algérie ? J’étais bien sûr conscient des risques encourus ; il y a toujours au sein du régime algérien des gens qui n’hésiteraient pas à rajouter mon nom à la liste des milliers de disparus ou d’exécutés sommairement. Mais même dans ce cas, n’est-il pas normal, voire exigible, pour un opposant comme moi d’accepter l’éventualité du martyr à défaut de voir aboutir son combat de son vivant ? N’est-ce pas ce même destin qu’ont connu, entre autres, les gens d’Oukhdoud (Coran, 85:4), Socrate, Jésus, les Chrétiens sous Dioclétien, les saints donatistes en Afrique du Nord, Soumayya à la Mecque ou plus près de nous Larbi Ben Mhidi ?

Ces pensées découlaient de la conception même que j’avais de l’action politique noble : vision, pragmatisme, rigueur et planification dans l’action, elle-même toujours soumise à une foi et à des valeurs. Dans cette réflexion, j’ai aussi envisagé une option plus « optimiste » qui ferait de l’extradition une opportunité de dénoncer en Algérie même l’instrumentalisation de la justice dans un conflit politique. Mais j’ai dû rapidement exclure cette option pour deux raisons : 1) la célérité de la confirmation par Alger du mandat d’arrêt – deux ou trois heures après mon arrestation à Orly – et 2) le motif même du mandat : « constitution d’un groupe terroriste armé en Suisse et à Zurich ». Un juge qui lance un tel mandat, qui prêterait à rire si ce n’était la gravité de la situation, montre autant le vide de ses accusations que son acharnement à me réduire au silence. Le message était cependant clair : comme dans toute dictature, le pouvoir en Algérie a réduit le droit à une ruse de la force.

Finalement ce sont d’autres considérations qui m’ont conduit à choisir de m’opposer à mon extradition. J’avais, en effet, une opportunité, à travers cette affaire, et devant une justice indépendante, de montrer la noblesse de mon combat, réfuter une nouvelle tentative de diabolisation à mon encontre et enfin mettre à nu l’instrumentalisation de la justice en Algérie. Par ailleurs, une décision à mon avantage de la part d’une institution judiciaire dans un Etat de droit pourrait aider – en tant que jurisprudence – d’autres personnes menacées par des procédures similaires. Je signifiais donc au procureur mon opposition à mon extradition. Il en découlait, implicitement, dans la mesure où je pouvais en décider, que mon retour en Algérie, lié à mon combat pour un Etat de droit et dans le cadre du mouvement Rachad, se ferait ultérieurement, Inchallah selon mon propre agenda.

En m’engageant dans cette procédure judiciaire en France, je ressentais cependant – et ressens toujours – une gêne. Dans quelle mesure vais-je dévoiler et dénoncer l’état de délabrement et de dévoiement des principales institutions de mon pays ? Il faudrait trouver la juste mesure pour ne pas être complaisant avec ceux qui en sont responsables tout en préservant la dignité de mon pays et raviver l’espoir en un changement salutaire. Mon argumentaire ne peut être celui de quelqu’un qui chercherait seulement à « sauver sa peau » mais bien au contraire de contribuer, dans ces circonstances aussi, à faire sortir son pays de la déchéance. Il faut encore une fois rappeler que l’Algérie ne peut être laissée otage de ceux qui se disent « dieux » du pays, s’octroyant par là le droit d’éliminer les « infrahumains » qui ne courberaient pas l’échine devant eux. Il faudrait aussi montrer que la « justice » algérienne a perdu toute crédibilité. N’est-ce pas elle qui n’a pas pu ou voulu – car aux ordres – investiguer et punir au nom de la loi les commanditaires, les exécutants et ceux qui ont laissé faire les horribles massacres de centaines d’Algériens aux portes d’Alger ?

Il y a certainement des gens honnêtes et intègres parmi les magistrats et dans les autres institutions algériennes, mais leur marge de manœuvre disparait dès qu’ils s’approchent des « lignes rouges » tracées par le pouvoir réel.

Je reste aujourd’hui dédié à mon combat, au sein du Mouvement Rachad, œuvrant avec tous mes concitoyens pour un Etat de droit et de bonne gouvernance en utilisant des moyens non-violents.

C’est dans cet état d’esprit que je me présenterai à l’audience du 21 mars 2012 suite à laquelle les magistrats français rendront leur avis sur la demande d’extradition formulée par le régime algérien. J’ai toujours agi dans la légalité et ceci me procure une conscience tranquille devant la justice d’un Etat de droit. Cela fait presque deux décennies que le pouvoir algérien – à travers son aile la plus radicale – s’emploie à me diaboliser en vue de me neutraliser. Ce pouvoir s’est fait aider dans son entreprise par ses relais à l’étranger et je ne dois à ce jour mon salut qu’à la seule providence divine.

Ce pouvoir a fait usage de moult manipulations et amalgames abusant des étiquettes « islamiste » et « terroriste » pour faire passer au rouge tous les voyants chez ceux qui étaient – et sont encore – censés garder un œil sur moi, notamment les divers services de sécurité de pays occidentaux. Mais, paradoxalement, c’est cette même surveillance qui montre que je n’ai rien commis d’illégal dans ces pays ! Je sais cependant que je reste « mal vu » par certains de ces services, notamment ceux ayant un agenda interventionniste et qui n’apprécient guère mes vues politiques et mon intransigeance quant à l’indépendance de mon pays.

Ce procès sera l’occasion pour moi de rappeler les raisons de mon opposition au pouvoir algérien. Il s’agit principalement de ce qui suit.

1) Mon refus du coup d’Etat de janvier 1992 et le fait qu’aujourd’hui encore la conception et la pratique du pouvoir en Algérie restent ancrées dans la matrice qui a généré ce coup d’Etat. On ne pourra s’en défaire qu’une fois que deviendra effective la souveraineté populaire librement exprimée par le suffrage universel et que sera assuré le contrôle démocratique des moyens de coercition de l’Etat, notamment l’armée et les services secrets.

2) Mon opposition à la politique dite de « réconciliation » qui ne fait qu’imposer amnésie, impunité et pérennisation d’un ordre politique dévoyé. Je considère en effet, loin de tout esprit de vengeance, que seuls les devoirs de vérité, de mémoire et d’un minimum de justice permettront aux Algériennes et Algériens de faire leur deuil, de prendre pleinement conscience de ce qu’il leur est arrivé, pour enfin dire « plus jamais ça » et repartir tous ensemble pour un véritable Etat de droit garant de la dignité de tous ses citoyens.

3) Mon refus de voir mon pays courir vers l’abîme à cause de la mégalomanie, la corruption, l’incompétence et le clientélisme. La raison de cet état de fait est si clairement résumée par Abu Hamed Al Ghazali (11e siècle) pour qui la corruption de la société vient de celle du prince, qui elle-même provient de la corruption de l’élite causée par sa cupidité.

Loin de tout radicalisme, j’ai choisi de ne pas rester indifférent face à la dérive, car je suis convaincu que subsistent encore dans mon pays des hommes et des femmes intègres prêts à partager une vision, un rêve, qui nous donnera liberté, honneur et dignité.

C’est ce même souci de dignité pour toute notre région qui fait que, ces dernières années, j’ai eu l’honneur de diriger Alkarama, une ONG de défense des droits de l’homme dans le monde arabe. En plus d’avoir eu la chance de travailler avec des personnes dédiées à leur mission, j’ai pu aussi modestement contribuer pour que des droits universels, tels qu’exprimés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ou encore la Convention contre la torture, deviennent des instruments concrets de protection des dizaines de milliers de victimes dans le monde arabe. Alkarama a ainsi pu redonner espoir ou aider à libérer des centaines de victimes de la tyrannie. Elle a pu contribuer à l’éveil des humiliés et à donner un sens plus concret, dans le monde arabe, à la notion même des droits humains.

Je finirai cette lettre en présentant mes plus sincères remerciements à celles et ceux qui m’ont exprimé leur soutien et leur solidarité. Le cœur du prisonnier politique continue d’espérer car il sait, qu’au-delà des murs qui le privent de sa liberté, beaucoup partagent ses idéaux et œuvrent pour les concrétiser.

Mourad Dhina
Prison de la Santé, Paris, le 6 mars 2012

* « Un homme, ça peut être détruit mais pas vaincu » dans The Old Man and the Sea d’Ernest Hemingway dont j’ai retrouvé une copie au lendemain de mon incarcération à la prison de la Santé. Encore enfant, j’avais vu le film basé sur ce livre avec Spencer Tracy dans le rôle du vieux pêcheur.