Algérie/France : Lettre adressée au Premier ministre français concernant l’extradition de Mourad Dhina

Algérie/France : Lettre adressée au Premier ministre français concernant l’extradition de Mourad Dhina

HRW a exprimé sa préoccupation quant au risque de tortures auquel cet opposant algérien serait exposé s’il était extradé vers l’Algérie

12 mars 2012

L’extradition de M. Dhina vers l’Algérie violerait les obligations légales de la France en vertu des articles 3 et 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, et en vertu de la Convention des Nations-Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

Le courrier suivant a été adressé par Human Rights Watch au Premier ministre français, François Fillon le 12 mars 2012.

Monsieur François Fillon
Premier Ministre
Hôtel de Matignon
57, rue de Varenne
75700 Paris
FRANCE

Monsieur le Premier ministre,

Human Rights Watch s’adresse à vous à propos du cas de M. Mourad Dhina, un citoyen algérien que les autorités françaises ont placé en détention le 16 janvier 2012, en attendant qu’un tribunal examine la légalité de son éventuelle extradition vers l’Algérie conformément à un mandat d’arrêt international émis par ce pays en 2003.

Selon la loi française, une extradition de cette nature requiert la signature du Premier ministre. Nous vous exhortons à ne pas signer un tel arrêté, car si vous le faisiez, vous enverriez M. Dhina dans un pays où il risquerait d’être torturé ou condamné sur la base d’aveux arrachés sous la torture. Cela violerait les obligations légales de la France en vertu des articles 3 et 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, et en vertu de la Convention des Nations-Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (ci-après désignée par « Convention contre la torture »).

Depuis le début des années 1990, M. Dhina a résidé en Suisse, où lui et sa femme ont élevé six enfants, dont cinq ont la nationalité suisse et le sixième est citoyen des États-Unis. Titulaire d’un doctorat de physique de l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT), il a travaillé comme physicien au Centre européen de recherche nucléaire (CERN) à Genève. Depuis qu’en Algérie une junte soutenue par les militaires a annulé le processus électoral et interdit le Front islamique du salut (FIS) en 1992, M. Dhina a pris une part active dans des mouvements politiques d’opposition à l’étranger, y compris, pendant une période, en tant que cadre du FIS. Il a demandé l’asile en Suisse en 1994, et a continué à y vivre légalement pendant que les autorités suisses examinaient cette demande.

M. Dhina est actuellement le directeur exécutif de la fondation Alkarama, une organisation de défense des droits humains basée à Genève, avec laquelle Human Rights Watch collabore parfois sur certaines initiatives relatives aux droits humains au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. M. Dhina est également cofondateur du Mouvement Rachad, une organisation politique d’opposition dont le but déclaré, d’après son site web, est d’instaurer en Algérie, par des moyens pacifiques, « un État de droit régi par les principes démocratiques et de bonne gouvernance ».

Nous craignons que le vrai motif des poursuites engagées par le gouvernement algérien à l’encontre de M. Dhina, et de ses tentatives de le faire extrader, ne soient ses activités dans le domaine des droits humains et de l’opposition politique alors qu’il vivait à l’étranger, plutôt que la détention réelle par l’Algérie de preuves crédibles qu’il ait commis des actes qui seraient considérés comme des crimes dans un État de droit.

Selon les informations dont nous disposons, en 1996, un tribunal algérien a reconnu in absentiaM. Dhina coupable de s’« être enrôlé dans une organisation terroriste opérant à l’étranger » et l’a condamné à vingt ans de prison. Les documents d’extradition présentés par l’Algérie incluraient aussi une seconde condamnation par contumace datant de 2005. S’il retournait en Algérie, M. Dhina ferait l’objet d’un nouveau procès pour chaque condamnation par contumace, en plus de nouvelles accusations éventuelles.

L’ordonnance de la Cour d’appel de Paris pour placer M. Dhina en détention spécifie que le mandat d’arrêt international émis par l’Algérie demande son extradition pour son enrôlement supposé dans un groupe terroriste à l’étranger, entre 1997 et 1999 en Suisse, conformément à l’article 87b du code pénal algérien.

Il convient de noter, à cet égard, que les autorités suisses n’ont jamais poursuivi M. Dhina pour la moindre infraction, ou encore qu’elles ont rejeté, en 2002, une requête présentée en 2001 par l’Algérie pour son extradition.

« Nous ne pouvons pas donner suite à cette demande pour le simple motif que les infractions reprochées ne sont pas punissables en droit suisse », avait déclaré un porte-parole de l’Office fédéral de la justice, Folco Galli, cité dans La Tribune de Genève du 11 octobre 2002.

Les autorités françaises ont arrêté M. Dhina le 16 janvier 2012, à Paris, alors qu’il embarquait sur un avion pour Genève. Il a été maintenu en détention depuis cette date, dans l’attente d’une extradition, et se trouve actuellement à la prison de la Santé à Paris. Entendu par le juge d’instruction le 15 février, M. Dhina a déclaré qu’il ne retournerait pas en Algérie de son plein gré. La Cour d’appel de Paris a prévu une audience le 21 mars pour examiner la demande d’extradition émise par l’Algérie.

Il existe de nombreuses preuves indiquant que la torture est pratiquée par les corps sécuritaires algériens, particulièrement lors des interrogatoires de personnes suspectées d’avoir commis des crimes contre la sécurité, aussi bien en Algérie qu’en vivant à l’étranger. Le rapport d’Amnesty International, « Algérie : Des pouvoirs illimités : La pratique de la torture par la Sécurité militaire en Algérie », publié le 9 juillet 2006, énonce :

« Des actes de torture et autres mauvais traitements sont toujours perpétrés impunément en Algérie lors des arrestations et placements en détention de personnes soupçonnées d’activités terroristes. (…) Ce rapport se fonde sur des dizaines de cas de tortures ou autres mauvais traitements infligés par le DRS (Département du renseignement et de la sécurité), au sujet desquels Amnesty International a reçu des informations ces dernières années. Ceux qui ont été arrêtés venaient de milieux très divers. Certaines personnes ont été appréhendées parce qu’elles étaient soupçonnées de liens avec des groupes armés en Algérie, d’autres résidaient à l’étranger et étaient suspectes de participation à des réseaux terroristes internationaux. »

Le Comité de l’ONU contre la torture (CAT), dans ses observations finales datées du 26 mai 2008, sur le rapport de l’Algérie au comité, a exprimé sa préoccupation concernant les nombreuses informations reçues faisant état de l’existence de centres secrets de détention « échappant au contrôle judiciaire ».

Il existe aussi un risque que des informations obtenues sous la torture soient utilisées contre M. Dhina devant les tribunaux algériens. En 2008, le CAT s’est dit préoccupé du fait que le Code de procédure pénale algérien n’interdit pas explicitement l’utilisation de preuves issues de la torture lors des procès, comme exigé par la Convention contre la torture, et donne aux juges la latitude de considérer les aveux « comme toute autre preuve ». Le comité a noté qu’il avait reçu des informations montrant que des aveux arrachés sous la torture avaient été admis lors de procédures légales.

Le CAT a exhorté l’Algérie à autoriser une visite du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ce que l’Algérie a refusé de faire depuis la première demande émise par ce rapporteur spécial, en 1997. Nous avons appris que le rapporteur spécial a envoyé à la France une demande d’« action urgente » concernant l’éventualité d’une extradition de M. Dhina en Algérie ; nous vous invitons à bien vouloir en tenir compte dans vos délibérations.

Le Collectif des familles de disparu(e)s en Algérie (CFDA), une organisation non gouvernementale, a présenté en avril 2008 au Comité contre la torture un « rapport alternatif » sur la torture en Algérie. Le rapport du CFDA contient des entretiens avec plusieurs Algériens qui décrivent comment ils ont été torturés pendant des interrogatoires, entre 2006 et 2008. Les méthodes les plus fréquemment décrites sont le passage à tabac et la technique dite du « chiffon ».

La Cour suprême du Royaume-Uni, dans un jugement émis le 7 mars 2012 sur une affaire impliquant des Algériens faisant appel d’une décision de les déporter vers l’Algérie, a énoncé qu’il existait « un consensus [devant la Commission spéciale d’appels relatifs à l’immigration], dans un certain nombre d’affaires, sur le fait que l’Algérie est un pays où la torture est systématiquement pratiquée par le DRS (Département du renseignement et de la sécurité)et qu’aucun agent du DRS n’a jamais été poursuivi pour cela » (W (Algeria) (FC) and others versus Secretary of State for the Home Department, [2012] UKSC 8, paragraphe 4).

Selon Human Rights Watch, il existe suffisamment de preuves qui appuient notre affirmation que si la France extradait M. Dhina vers l’Algérie, elle violerait la Convention contre la torture, qui énonce dans son article 3 :

Aucun État partie n’expulsera, ne refoulera, ni n’extradera une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture.
Pour déterminer s’il y a de tels motifs, les autorités compétentes tiendront compte de toutes les considérations pertinentes, y compris, le cas échéant, de l’existence, dans l’État intéressé, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives.

Human Rights Watch a l’intention d’assister à l’audience de la Cour d’appel de Paris le 21 mars. Nous espérons vivement que le tribunal émettra un jugement défavorable à la demande d’extradition visant M. Dhina. Nous espérons en outre que le tribunal ordonnera sa libération dans les plus brefs délais, à moins qu’il y ait des preuves crédibles qu’il ait commis des actes considérés comme des crimes en France.

Quel que soit le verdict du tribunal, nous vous prions instamment de veiller au respect des engagements de la France en vertu de la Convention contre la torture et à la Convention européenne des droits de l’homme, en refusant de signer tout ordre d’extrader M. Dhina vers l’Algérie.

Nous vous remercions par avance pour l’attention que vous voudrez bien porter à ce dossier, et restons à votre disposition pour tout complément d’information.

Veuillez agréer, Monsieur le Premier ministre, l’expression de notre haute considération.

Jean-Marie Fardeau
Directeur France

Hugh Williamson
Directeur, div. Europe et Asie centrale

Sarah Leah Wilson
Directrice, div. Moyen Orient et Afrique du Nord