Pour sortir l’immigrant des “ghettos médiatiques”

Un séminaire international sur les flux migratoires vient de se tenir à grenade

Pour sortir l’immigrant des “ghettos médiatiques”

Notre envoyer spécial en Espagne :Mustapha Benfodil, Liberté, 19 juin 2005

Une vingtaine de “passeurs” des deux rives de la Méditerranée, entre humanitaires, universitaires et journalistes, se sont réunis près de Grenade, au cœur de l’Andalousie, du 10 au 12 juin derniers, à l’initiative de deux ONG, l’Institut Panos Paris et World Com, pour casser le mur de l’incompréhension entre le Nord et le Sud et disséquer ensemble les phénomènes migratoires. Le débat était vif et sans complaisance. Un réseau international est né de cet échange.

“Médias et criminalisation de l’immigration : regards croisés,” tel est le libellé exact de cette rencontre qu’a abritée donc cette semaine Almunécar, une petite ville de la province de Grenade, sur la Costa del Sol, la côte azurée de la mythique Andalousie, dans le sud de l’Espagne. Réunis en “petit comité”, les participants étaient d’un peu partout : Espagne, Italie, France, Belgique, Hollande pour le Nord. Maroc et Algérie pour le Sud. En gros, c’est le Maghreb “harraga” VS quelques pays “récepteurs” des flux migratoires africains. Notre pays, lui, était représenté par trois “délégués” : Ghania Mouffok, journaliste free lance et auteur (Le Drame algérien ; être journaliste en Algérie ; Louisa Hanoune : Une autre voix pour l’Algérie…), Samia Chala, réalisatrice établie à Paris, et le journaliste Mustapha Benfodil (Liberté).
Le débat était vif, franc, chaud, lucide, passionné par endroits, musclé par moments, intéressant tout le temps. Les communications succédaient aux communications à un rythme effréné. Pour situer l’esprit et les enjeux de ce séminaire, Françoise Havelange, directrice de l’Institut Panos Paris (une ONG créée en 1986 qui s’occupe de la promotion du pluralisme médiatique dans les démocraties émergentes), dira : “L’immigration est un thème compliqué et les médias globaux ne favorisent pas un dialogue sain entre le Nord et le Sud sur cette question. Depuis les attentats du 11 septembre, nous assistons à un rapport de force Nord/Sud et un clash des civilisations générant une politique impérialiste inqualifiable”. Le pari des organisateurs était donc d’amorcer une dynamique, un dialogue Nord-Sud, d’un côté, et médias-ONG, de l’autre : “Il s’agit de jeter les bases d’un réseau dont les têtes de pont seront vos rédactions et vos organisations en vue de faciliter la circulation d’une information alternative et de qualité sur le fait migratoire dans sa complexité,” souligne Mme Havelange.
Terrorisme et immigration : la dérive sémantique
Sous le titre : “Médias, immigration et terrorisme”, Olfa Lamloum, chercheur franco-tunisienne membre d’IPP, qui a travaillé, entre autres, sur le traitement médiatique des évènements du 11 septembre par la presse arabe et africaine, notera dans un exposé liminaire : “Avant les attentats du 11 septembre, la politique sécuritaire des états-Unis portait sur trois thèmes fondamentaux : la drogue, le contrôle des flux migratoires en provenance du Mexique et la lutte contre la grande criminalité. Après le 11 septembre, le thème central de la sécurité américaine s’est focalisé sur la lutte antiterroriste avec comme cible une nouvelle catégorie à risque : l’ennemi de l’intérieur qu’est cette population légale d’origine arabe ou musulmane, et qui est considérée comme la cinquième colonne des pays d’origine.”
Olfa Lamloum relèvera que “la promulgation du Patriot Act en octobre 2001 va établir une association étroite entre terrorisme et immigration. Une association qui se voit renforcée suite aux attentats de Madrid”. Soulignant la difficulté de couvrir les faits migratoires et de décrire l’enfer du clandestin en Occident, l’oratrice résume : “L’invisibilité sociale de l’immigré fait qu’il devient invisible médiatiquement.”
Tristan Mattelard est maître de conférences à l’Institut français de presse (Paris II). Dans une intervention portant sur les représentations de l’immigré dans les médias du Nord, il fera remarquer que l’image donnée de l’immigré par les médias globaux ou dominants a connu en gros trois phases : l’exotisme à nos portes (reportages dans les bidonvilles dans les années 1960), soit un regard paracolonial. Ensuite, à partir de 1973 (retombées de la troisième guerre israélo-arabe ?), l’immigré est présenté comme un fardeau économique. “L’immigré perd son statut de victime sociale et devient un agent perturbateur de l’ordre social”, souligne le conférencier. La présentation/représentation de l’immigré fait de ce dernier un “type à problèmes” avant que la criminalisation de l’immigration ne prenne sa pleine dimension avec la révolution iranienne (11 février 1979). “à partir de là, la figure de l’immigré se confond déjà avec celle du musulman. Les images de la révolution islamique en Iran font peur.” Thème qui va monter progressivement en puissance à la faveur de certains évènements “aggravants” qui jalonneront les années 1980 et le début des années 1990, affirme Mattelard : affaire Rushdie, affaire du foulard, première guerre du Golfe, etc. “Il y avait de tout temps une visibilité de l’immigré dans le champ de l’information, mais une mal-représentation”, dit le professeur de l’IFP. Et d’ajouter : “Celle-ci est d’autant plus dommageable qu’elle n’est pas recoupée par d’autres champs de représentation comme celui du divertissement où l’immigré est resté longtemps invisible.”
Tristan Mattelard émet ainsi la thèse que l’image de l’immigré maghrébin sous son aspect dévalorisant ne s’est pas construite en un jour dans la foulée des attentats du 11 septembre, mais que le terreau était préparé depuis longtemps avant d’aboutir à cette iconographie mentale réductrice faisant de l’Arabe un terroriste potentiel.
Attirant l’attention sur la domination du paradigme sécuritaire américain et le discours global qu’il génère, Tristan Mattelard estime que “l’agenda américain est devenu un agenda global. Et, de même que la guerre froide a fonctionné comme une formidable machine à fabriquer de l’ennemi, aujourd’hui, on est en plein dedans à travers la thématique du terrorisme. Ce discours global va être repris dans tous les agendas nationaux”.

Gouvernements du Sud : les “flics” de l’UE
Pour sa part, Ghania Mouffok inscrira son intervention sous le thème dominant/dominé, comprendre la soumission des gouvernements du Sud à leurs “souteneurs” du Nord (le mot est de nous) quant à leur politique de lutte contre l’immigration clandestine. La journaliste relèvera que le traitement fait par les médias algériens de ce sujet relève du “politiquement correct” avec parfois une connotation carrément “raciste”. “Les journaux se contentent de dresser des PV de police. Des décomptes interminables alternant avec des couvertures sur les réunions des « 5+5 », des « 4+2 », des « 6-1 ». La société algérienne, le mouvement associatif sont absents de ce débat. Il n’y en a que pour les sources policières, effet de dix ans de violence”, note notre consœur.
Ghania Mouffok s’inquiète, par ailleurs, du discours alarmiste qui accompagne en général la présentation du phénomène migratoire, y compris dans la bouche de certaines ONG humanitaires : “N’allez pas là-bas, attention les maladies, la mort vous attend !… Pour eux, on n’est que ça”, s’indigne la conférencière. Plus loin, elle ironise : “Nous, on est, les « Maghrébins », les sentinelles des ‘Africains’ ”, avant de marteler avec énergie : “Il faut cesser de parler de nos pays comme de « pays de transit ». Il faut y voir des “pays d’accueil” chargeant les élites au pouvoir du Maghreb et d’ailleurs, ces “sous-traitants” des officines du Nord, notre compatriote constate : “Nos gouvernements impopulaires du Sud tirent leur légitimité de leur rôle de policiers pour l’Europe. Ce sont des gouvernements passifs soumis au calendrier que leur impose l’Union européenne qui leur octroie son aide en échange de leur capacité à réprimer.”
Pour elle, c’est la question de la démocratie qui se pose au fond en étudiant de près les phénomènes migratoires et leurs mobiles : “Les lieux de la démocratie sont restreints”, regrette-t-elle. Ghania Mouffok s’interroge, au passage, sur la signification politique de la création d’une école de police à Tamanrasset. Et d’observer : “Les plans d’ajustement structurel qui ont fragilisé les économies du Sud favorisent le mouvement des marchandises, tout en interdisant la circulation des personnes.” Invitant les pays du Sud à faire preuve de fraternité et de solidarité, notre consœur plaide pour une réconciliation de nos sociétés maghrébines avec leur dimension africaine. “L’Algérie est un pays riche. L’Algérie a besoin de ces immigrants. Ils sont dans toutes les villes. Il doit y avoir une place pour eux”, préconise Ghania Mouffok. Ali Lmrabet, le trublion de la presse marocaine, frappé d’une interdiction d’écriture pour dix ans, dressera un sévère réquisitoire contre les autorités de son pays, dont le comportement à l’égard de la société civile marocaine expliquerait, selon lui, le désir féroce des jeunes Marocains de partir : “Au Maroc, on ne parle pas d’autre chose que de l’immigration. C’est une obsession sociale”, affirme Lmrabet. “Tout le monde veut partir, même le roi”, blague-t-il. Dénonçant le cynisme des politiques occidentales, il assène : “Notre problème, c’est que nous sommes confrontés à des dictatures protégées et soutenues par les démocraties occidentales.” Une manière de montrer du doigt les accointances et les connivences qui réunissent les cabinets du Nord et ceux du Sud autour d’intérêts occultes, dans le cadre d’un programme “pétrole contre pourriture”… C’est connu : les preux chevaliers de la démocratie au Nord sont les premiers soutiens des filières de trafic d’armes, de trafic de diamant, de café, de cacao et autres négoces lucratifs. Ce sont, à quelques égards, les premiers sponsors des guerres civiles, des génocides organisés et de la répression politico-militaire. Autant de facteurs qui poussent les jeunes sur les chemins d’exodes massifs pour fuir ces plaies dont l’Occident est structurellement responsable.

Haro sur “l’homo islamicus”
Jean-Léonard Touadi est un sémillant intellectuel indépendant qui travaille pour la RAI, le groupe audiovisuel italien. Jean-Léonard est italien, mais il est originaire du Congo-Brazzaville. Brossant un tableau de la situation de l’immigration en Italie, il évoquera le calvaire des migrants africains dans les camps de Lampedusa. “Ce sont des camps interdits aux médias. Les immigrants sont embarqués dans des charters et expédiés sur le rivage libyen aussi vite qu’ils sont arrivés.”
à noter que la Libye de Kadhafi s’est dit prête à collaborer avec l’Italie pour l’installation de “centres de tri” sur son territoire, idée qui a scandalisé l’Algérie. J. – L. Touadi soulignera, par ailleurs, l’action de la fameuse Ligue du Nord, “alliée de Berlusconi”, et qui est proche des idées d’extrême droite. L’orateur signalera le matraquage négatif fait autour de l’ “homo islamicus”, porteur “par définition” d’un projet antinomique du projet occidental. “L’homo islamicus est présenté comme une menace permanente, et ce discours est souvent accompagné d’une dérive néoraciste”, dénonce-t-il.
J.- L. Touadi estime que “le fait que l’Italie soit le siège de la catholicité transpose le débat sur l’autre rive du Tibre, au cœur du Vatican. Le débat sur les racines chrétiennes de l’Europe dégénère vite en islamophobie en suggérant une immigration sélective”.
Jean-Paul Marthoz, responsable médias de Human Rights Watch (HRW), défendra quant à lui l’idée d’un échange plus large entre journalistes du Nord et journalistes du Sud dans l’esprit de ce qu’il appelle un “journalisme des frontières”. Un journalisme transfrontalier devant déboucher sur une sorte de “rédaction transnationale”. Il citera en l’occurrence l’expérience du “Consortium international des journalistes investigatifs” et son principe fondateur qui consiste à mener des enquêtes croisées. Une idée qui séduira Antonio Baquero, un confrère espagnol désireux de collaborer dans cet esprit avec ses homologues maghrébins. Partant d’un constat pessimiste, le représentant de HRW dira : “Les ONG ne doivent rien attendre des médias. Le journalisme dominant est un journalisme de la négativité. Nous sommes dans une situation de rapport de force faible par rapport à l’information.” Même constat de Roland Hugenin-Benjamin, porte-parole du CICR à Londres, qui regrette que les grands médias n’aient que très peu de correspondants permanents en Afrique et ne rendent compte que très rarement des activités des ONG dans les zones “grises” du globe.

Le réseau “Al-Maçara” est né
Au terme de deux jours de discussions intenses dont nous ne saurions tout rapporter dans cet espace, les participants à ce séminaire ont adopté un certain nombre de recommandations et d’actions pratiques : lancer une radio libre, créer un site Web, initier des cycles de formation, mettre en place un réseau d’alerte et d’information sur les flux migratoires, intensifier les échanges entre journalistes des deux rives, entre ONG et médias également, en vue de contribuer à changer l’image de l’immigré et peser, un tant soit peu, sur les gouvernements du Nord et du Sud pour une meilleure prise en charge des questions migratoires.
Le réseau devait porter un nom. On a proposé “Clandestino”, “Ibn Battouta”… Finalement, après un vote “démocratique”, le nom d’“Almaçara” a été retenu. Cela vient de l’arabe “al miâssara”, l’huilerie, l’olivier et l’huile d’olive étant communs aux deux rives.
J’aurais souhaité baptiser ce réseau “Comité Oback Smart” en hommage à un ressortissant nigérian dont je reçus un affligeant SOS en octobre 1999 à l’occasion d’un reportage sur le ghetto de “Oued Jorgi”, à Maghnia, par le biais d’un clando sierra-léonais qui l’avait croisé dans les geôles marocaines. Oback Smart y était à l’article de la mort. Sa lettre dit tout.
Elle fut écrite sur la page de garde d’une petite bible. Extraits : “[…] Des centaines de fugitifs politiques noirs ou ayant fui les guerres sont en captivité dans les prisons marocaines à travers tout le pays. Ils sont traqués, capturés et conduits aux hostiles frontières entre l’Algérie et le Maroc. Des centaines de fugitifs sont morts ou sur le point de se donner la mort après avoir subi la torture et autres traitements inhumains dans les cellules de la gendarmerie. Leur seul tort est d’avoir été victimes d’horribles concours de circonstances en ce bas monde. […] 4 Ghanéens sont morts quand il ne leur restait plus que leur urine à boire. J’ai pleuré en songeant à tant d’humanité de la part de l’homme envers son prochain. La plupart des réfugiés ne peuvent pas rentrer chez eux. […] Et je préférerais encore mourir que de revenir vers l’inconnu. […] Nous étions neuf à nous être rencontrés dans le désert. Tous nous fuyions la mort certaine vers un salut incertain sous la bannière des Nations unies. Aujourd’hui, six sont morts avant l’arrivée des secours. […] Transférez ceux qui crèvent par petites tranches dans les prisons marocaines. Portez secours à ceux qui, traqués, attendent de l’aide dans les vallées frontalières de nations inclémentes. Permettez-nous d’avoir notre part du nouvel ordre mondial de la paix. Si jamais cette lettre vous parvient, telle serait la volonté de Dieu. Vous devez agir diligemment pour nous sauver. Même si je venais à mourir, d’autres seront heureux.”