Salah-Eddine Sidhoum: Mahmoud, mon frère
MAHMOUD, MON FRERE
Salah-Eddine SIDHOUM, Algeria-Watch, 9 mars 2003
Tu viens de nous quitter et de mourir comme tu l’as toujours souhaité : DEBOUT.
Ton combat pour la Dignité et la Justice que tu as commencé dans les maquis de la wilaya 4, durant la guerre de libération nationale, tu le poursuis depuis 1962 contre les nouveaux maîtres illégitimes de l’Algérie. Tu nous parlais souvent d’indépendance inachevée. Tu assistais impuissant, au lendemain de la souveraineté territoriale recouvrée, à l’assassinat de tes anciens compagnons d’armes par l’armée des frontières lâchée par les imposteurs d’Oujda et de Ghardimaou.
Tu as servi dignement ton pays dans le combat libérateur et tu ne voulais pas te servir après l’indépendance. Incorruptible, tu avais refusé d’être acheté comme certains bravaches, par un bar, un commerce ou une licence d’importation pour te faire taire.
A peine intégré dans tes nouvelles fonctions de commissaire de police, au lendemain de l’indépendance, ta conscience commençait à être ébranlée par ce que tu voyais comme dérives et déviances. La torture, à peine sortie, revenait à grands pas. Tu me racontais comment d’anciens « indigènes » collaborateurs « repentis » de l’administration coloniale et certains « révolutionnaires » du MALG se donnaient la main pour « questionner » les opposants. Toi, l’ancien maquisard, tu ne pouvais admettre cela. Au début des années 70 tu te révolteras contre certaines pratiques dans ta corporation et contre les « intouchables » de la nomenklatura naissance. Cela te vaudra ton arrestation par tes chefs et ta séquestration dans les sous-sols de la caserne Pélissier, siège de la direction de la sûreté nationale. Ils ont failli te liquider physiquement mais l’heure du Destin n’avait pas encore sonné.
Tu démissionneras de la police pour t’inscrire au milieu des années 70 au barreau d’Alger avec toujours le même idéal qui a guidé ta vie combattante : lutter contre l’injustice et pour le respect de la dignité.
J’étais jeune étudiant en médecine dans les années 70. J’assistais à une audience au tribunal de Boufarik que présidait mon regretté père. Et c’est là que j’avais fait ta connaissance pour la première fois. J’étais frappé par ton éloquence, ta hargne et ta sincérité dans la défense de tes mandants.
A la fin de l’audience, je rejoignais mon père dans la cour du tribunal et tu es passé, nous saluant au passage. Je disais toute mon admiration pour toi à mon père, suite à ta plaidoirie. Et c’est là qu’il me dira : « C’est Me Khelili, l’un des rares avocats que je respecte. Il n’est pas de ceux qui oublient leurs mandants dans leurs cellules et qui étudient pour la première fois leur dossier dans la salle d’audience ». Je ne comprenais pas. Ce n’est que vingt ans plus tard, lorsque je fus arrêté pour mes activités politiques par les putschistes d’Alger que j’ai compris le sens de la phrase du père. De jeunes détenus, tant du droit commun que politiques, me raconteront dans leurs cellules de la prison d’El Harrach, comment certains avocats véreux les avaient abandonnés après avoir subtilisé des « honoraires » astronomiques à leurs familles et venaient bâcler leur affaire le jour du procès. Tu n’étais pas de ceux-là. Bien au contraire.
Durant les années 80, tu as participé à tous les grands procès politiques de la décennie. A la sinistre cour de sûreté de l’Etat de Médéa, la ville de tes aïeux, tu avais défendu tous les opprimés et opposants à ce régime honni, qu’il s’agisse de berbéristes, de communistes, de benbellistes ou d’islamistes. A beaucoup de victimes de cette hogra, tu ne prendras pas un centime.
Je me rappelle, lors de la récréation démocratique, du débat télévisé sur la « justice » où tu asséneras courageusement certaines vérités sur la dépendance criarde de cette dernière et sur la corruption y régnant. Tu venais de dire tout haut ce que tout le monde pensait tout bas. La sanction ne tardera à tomber. Tu seras suspendu du barreau durant près de deux ans. Et bien sûr, les « barons » de ta corporation, comme tu aimais les appeler, ne lèveront pas le petit doigt, khobza oblige.
Tu étais respecté par tes mandants car tu les écoutais. Tu ne les oubliais pas au fond de leur cachot pour expédier leur affaire le jour de l’audience. Je me rappelle d’une mutinerie au début des années 90, à la prison d’El Harrach. Les prisonniers soumis à un régime carcéral bestial, voulaient eux aussi, à l’instar de la société, leur part de démocratie. Des dizaines de fourgons de police encerclaient les « Quatre hectares », près à intervenir. La force, toujours la force ! Les jeunes mutins réclamèrent ta présence pour exposer en toute sécurité leurs doléances et réintégrer leurs cellules. Tu as immédiatement répondu à l’appel et tu les as écouté et ils ont à leur tour écouté tes sages conseils en mettant fin à leur mouvement de protestation, sans dégâts ni pertes humaines.
La guerre imposée à la Nation depuis janvier 1992 t’avait révolté. Tu été sollicité par des centaines de familles de citoyens victimes d’une répression aveugle. Tu seras parmi les tous premiers avocats à dénoncer les tribunaux d’exception pompeusement appelés Cours spéciales, leurs procès iniques et leurs jugements expéditifs. Tu exploseras de colère lors du procès Nouh, une affaire criminelle de droit commun, qu’on a voulu politiser et en faire une affaire de « terrorisme ». Tu dévoileras, à travers la presse les tenants et les aboutissants de cette affaire où de malheureux citoyens seront « sacrifiés sur l’autel de l’impératif sécuritaire » comme tu aimais le répéter aux journalistes. Tu seras parmi la poignée d’avocats qui appellera au boycott de ces tribunaux d’exception qui bafouaient les droits les plus élémentaires de la défense. Hélas, encore une fois, les « barons » de ta corporation, les insatiables khobzistes, casseront ce mouvement. Les victimes de la répression constituaient pour eux une source bénie d’enrichissement. Tu fus écoeuré par le comportement lâche de cette minorité agissante et influente. Comme tu me le disais à juste titre : «El Khobza a pris le dessus sur El Mebda » (le principe).
Je me rappelle de cet après-midi d’été de l’année 94. Nous étions ensemble dans ton modeste cabinet, envahi de dossiers poussiéreux et nous écoutions attentivement le témoignage d’un vieux citoyen de Bachdjarah, ancien fidaï de la guerre de libération nationale et ancien condamné à mort, nous raconter les affres de la torture qu’il venait de subir au commissariat de Bourouba. Il venait d’échapper miraculeusement à la mort dans un centre d’où l’on sortait rarement vivant à cette époque. Il avait été arrêté et torturé car son fils en fuite été accusé d’activités « terroristes ». Il nous racontait comment un officier tortionnaire avait aménagé une chambre dans ce centre, près de son bureau pour sodomiser les jeunes prisonniers et violer les jeunes filles détenues. Il terminera son poignant témoignage par cette phrase lourde de sens : « Les paras de Massu qui m’ont torturé en 1957 sont des enfants de chœur devant les tortionnaires de Bourouba ». Je voyais tes yeux s’embuer à cette triste comparaison. C’est la première fois que je te voyais pleurer. Confus, j’avais le cœur serré et je comprenais ce que tu ressentais à une telle douloureuse évocation. J’avais saisi ce jour-là la profondeur de la tragédie de notre pays et j’appréhendais les rouges jours qui se profilaient à l’horizon.
Le massacre de Serkadji en février 1995 t’avait révulsé. Un massacre à huis-clos de plus de cent détenus sans défense qui réclamaient la venue de quelques avocats pour discuter et comprendre ce qu’il leur arrivait en cette journée de Ramadhan. Ceux qui avaient planifié ce crime contre l’Humanité, parmi tant d’autres, ne voulaient pas de témoins. Il fallait que la machination aboutisse. Et les charognards crieront victoire. Tu feras partie de la poignée d’avocats qui se dévouera corps et âme pour obtenir la liste des victimes de ce drame. Tu alerteras avec d’autres militants, tant les organisations internationales que l’opinion publique sur l’ampleur du massacre. Et tu participeras activement à l’enquête et à la rédaction du rapport préliminaire sur le carnage de Serkadji, un document de haute facture, truffé de preuves irréfragables qui servira demain à la commission nationale de vérité dans l’instruction de cet épisode des plus sombres de cette tragédie.
Tu étais de tous les procès politiques de cette guerre : du procès des responsables du FIS au procès de l’assassin présumé de Hachani, en passant par les procès des auteurs présumés de l’attentat de l’aéroport d’Alger, des « ravisseurs » des fonctionnaires du consulat de France, de Hachani, de la « mutinerie » de Serkadji, des assassins présumés de Matoub, des affaires Chalabi et Birem….).
Rien ne t’arrêtera dans ton combat pour le respect de la Dignité humaine et pour dénoncer les atteintes généralisées aux droits de la personne humaine. Ni les intimidations ni les machinations. Ton téléphone sera mis sur écoute et ton fax sous contrôle. Te rappelles-tu de la fameuse lettre de menace de mort des mystérieux « GIA » que tu avais reçu ? Tu en riais en nous la montrant, tellement c’était grossier.
Ton fils Farid sera arrêté en 1994 par les « services » sur la route de Boufarik. On l’impliquera dans une affaire de « terrorisme ». Une affaire montée de toutes pièces pour te faire taire et qui se terminera par un non-lieu. En février 1998, ils récidiveront, à la veille de ton voyage en Europe sur invitation d’ONG pour parler de la situation des droits de l’homme. Une vingtaine d’hommes armés feront irruption à ton domicile pour arrêter tes fils Farid et Karim. Ce dernier, en traitement pour troubles mentaux sera séquestré durant quelques jours et sauvagement tabassé. A sa libération, ses troubles s’aggraveront. Mais rien n’y fera. Le lendemain de cette lâche provocation, tu prenais l’avion et tu dénonçais la politique de terreur imposée à la population algérienne.
Ton bureau ne désemplissait pas de journalistes et correspondants de la presse internationale. Dossiers, photos et témoignages de survivants de la terreur à l’appui, tu étalais les preuves de la politique d’éradication qui s’abattait sur notre pays.
Cette tragédie nationale ne te faisait pas oublier la tragédie sociale qui découlait de cette guerre meurtrière.
Avec une poignée d’avocats et de militant(e)s des droits de la personne humaine, tu organisais les familles de « disparus » au sein d’une association et tu les aidais à se faire entendre tant à l’intérieur auprès des autorités qu’à l’extérieur auprès des ONG pour réclamer le droit à la vérité sur le sort de leurs enfants enlevés par les services de sécurité.
Tu t’attaqueras aux expulsions intempestives de citoyens de leurs logements précaires et de leurs baraques, en créant l’association SOS-Expulsions. Appareil photo au cou, tu sillonneras les quartiers populaires de Birkhadem, Maqaria, Gué de Constantine…., à la rencontre de la détresse humaine « logeant » dans des carcasses de véhicules abandonnés ou des containers et que les autorités locales voulaient chasser de leur « territoire », après tant d’années d’incurie. Tes actions médiatiques freineront sensiblement cette campagne d’expulsions.
Ta générosité et ton humanisme étaient sans limites. J’ai été très touché lorsque j’ai appris que tu avais pris la fille de ton confrère de Sidi Moussa, kidnappé par une bande de criminels en 1998, sous couvert des « GIA », comme avocate-stagiaire dans ton cabinet et que tu considérais comme ta propre fille, en l’absence de son père « disparu ».
De simples citoyens, des policiers, commissaires, militaires venaient te voir dans ton cabinet pour te déballer ce qu’ils avaient vu comme horreurs et vécu comme hogra. Ils venaient de partout. Du nord, de l’est, de l’ouest, du sud. Tous affluaient vers toi, l’avocat qui « n’avait pas peur de la houkouma » comme ils te surnommaient.
Ta dernière grosse affaire fut celle du malheureux fonctionnaire de la direction de l’action sociale d’Oran, durant l’automne dernier, qui accusait un général, chef de région militaire, d’être impliqué dans un vaste trafic de drogue dans la région. Gravement malade, tu feras le déplacement et tu réclameras la comparution de ce général à la barre. Ce fut l’affolement. Tu venais de toucher à un point sensible du système. Les menaces téléphoniques de mort pleuvront sur toi et ton fils. Non contents de cela, ils n’hésiteront pas à faire encercler ton cabinet durant tout un après-midi par des civils armés à bord de véhicules banalisés. Les vives réactions internationales tempéreront un tant soit peu les ardeurs criminelles des lâches.
Mais la fourniture de tels efforts a un prix. Malade depuis fort longtemps, cette dépense incommensurable d’énergie finira par retentir sérieusement sur ta santé déjà précaire. Les crises d’angor à répétition et l’instabilité de ton diabète étaient de sérieux avertissements. Mais tu ne voulais pas nous écouter. Tu continuais à travailler jusqu’à une heure avancée de la nuit. Ton but : amasser le maximum de témoignages pour traduire les criminels, tous les criminels devant un tribunal pénal international. Tu fus le premier à le clamer publiquement à Paris à la fin des années 90. Tu as pu alimenter de manière substantielle l’organisation internationale contre l’impunité siègeant à la Haye, Justitia Universalis dont tu étais membre fondateur et membre du bureau directeur, de centaines de dossiers et de preuves.
Mais il serait malhonnête pour moi de décrire tes grandes qualités sans évoquer l’autre versant de ton caractère. L’âge, la maladie et ce travail harassant et sans limites t’ont rendu impulsif et coléreux depuis quelque temps. Tu t’emportais pour une futilité, contre tous, même contre tes ami(e)s les plus proches. Nous, qui te connaissons depuis fort longtemps, supportions sans broncher tes accès de colère et tes bouderies, le temps du passage de la tempête et ta bonté et ta générosité reprenaient le dessus, comme si de rien n’était. Tu avais pratiquement démissionné de toutes les ONG (commission arabe des droits de l’homme, réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme, LADDH). Tu as préféré ces deux dernières années poursuivre ton combat en solo.
Tes détracteurs, ceux que tu dérangeais par ton franc-parler et les vérités que tu assénais, exploitaient à fond ce petit côté difficile de ton caractère pour te discréditer et pour semer la fitna (discorde). C’est ce qui s’est passé lorsque de petits janissaires de la plume de ce qui reste de la presse éradicatrice, t’ont piègé, à une période de lassitude et de tension, où tu as explosé et fulminé contre certaines associations de disparus et certains militants des droits de l’homme. Ils n’hésiteront pas à revenir à chaque fois à la charge, profitant de ton goût immodéré des médias, allant jusqu’à réchauffer d’anciennes interviews datant de plusieurs mois pour enfoncer le clou de la fitna, après t’avoir traité d’ « avocat des terroristes » et de « complice des égorgeurs ». Des mesquineries à la hauteur de leur servilité. Mais comme disait ton confrère Jacques Vergès : « On ne peut empêcher des chiens d’aboyer au passage d’un Homme dans la rue, comme on ne peut empêcher des nains d’uriner au pied d’une statue ».
La stratégie des « services » et de leurs boys était claire : il fallait, à l’ère du TPI et de la CPI et devant l’accumulation des preuves et des témoins, diviser les militants des droits de la personne humaine et faire éclater les associations des familles de disparus.
Mais grâce aux volontés sincères et désintéressées, d’une part et à la sagesse des uns et des autres d’autre part, la fitna n’a pas eu lieu. Tu avais fini par comprendre le piège et les esprits se sont calmés. Et le combat de toutes et de tous pour la Vérité et la Justice se poursuit, au grand dam des intrigants. Il y a deux mois, lors de notre dernier entretien téléphonique, tu avais reconnu les faits et tu m’avais promis de mettre un terme à tout cela. Et tu as tenu ta promesse.
Sache, mon cher Mahmoud, que ceux que tu avais écorchés dans tes accès de colère, t’ont pleuré, jeudi en apprenant la triste nouvelle.
Au cours de ce même entretien téléphonique et alors que je te demandais des nouvelles de ta santé, et comme d’habitude, tu éluderas la question pour me parler de la situation des droits de l’homme. Je sentais cependant la fatigue dans ta voix. J’avais retenu une seule phrase : « J’ai peur, Salah-Eddine, de partir sans assister à la traduction de ces criminels devant un tribunal pénal ». Une prémonition.
Gravement malade, tu continuais à travailler, ton habituel sachet de médicaments à tes côtés. Tu as été hospitalisé pour la dernière fois à Parnet, un modeste hôpital de la banlieue d’Alger. Tu n’as pas eu droit aux hôpitaux de la Nomenklatura. Tout comme tu n’as pas eu droit à une prise en charge à l’étranger ni à un avion médicalisé d’Europ-Assistance. Tu as pris l’avion le plus normalement du monde, accompagné de ton honorable épouse, avec une glycémie à plus de trois grammes et des artères coronaires en partie obstruées. Arrivé à Roissy, après quelques mètres de marche, ton myocarde a lâché. Et tu es mort comme tu le souhaitais : Debout.
Bien sûr, tu n’auras pas droit aux condoléances officielles et aux hypocrites éloges dithyrambiques des larbins du système. Mais tu recevras la Miséricorde d’Allah et les prières des Humbles et c’est le plus important.
Mon cher Mahmoud,
Nous avons choisi comme toi, le chemin difficile de la Dignité et de l’Honneur au service des Humbles et des opprimés et nous poursuivrons sur cette voie jusqu’à ce que la Vérité, toute la Vérité éclate et que Justice soit rendue. Et nous continuerons aussi notre combat politique que nous avons mené ensemble depuis fort longtemps pour une Algérie de Dignité, de Justice et des Libertés Démocratiques. Nous serons, comme nous l’avons toujours été, patients devant l’épreuve et persévérants dans la lutte. Ce n’est qu’une question de temps. Car nul droit ne se perd tant qu’existe un revendicateur.
Repose en paix, Cher Mahmoud. Que Le Tout-Puissant t’Accorde Sa Sainte Miséricorde et t’Accueille en Son Vaste Paradis.
A Dieu nous appartenons et à Lui nous retournerons.
Ton frère
Salah-Eddine Sidhoum.