Me Mahmoud Khellili, l’avocat des Moustadifine, est mort
Il s’est effondré à Roissy jeudi dernier
Me Mahmoud Khellili, l’avocat des Moustadifine, est mort
Par El Kadi Ihsane, Quotidien d’Oran, 8 mars 2003
S’il existe un avocat des pauvres, c’est lui. Me Mahmoud Khellili a clôturé jeudi en marchant, un magnifique parcours de droiture et une époustouflante quête de justice.
Sa mort ne doit rien au hasard. Maître Mahmoud Khellili, 68 ans, est subitement tombé devant le guichet de la PAF à l’aéroport de Roissy à Paris, jeudi à 11 heures à son arrivée d’Alger. Il n’aurait pa dû se trouver là. En fait, si. Il voulait rester actif jusqu’au bout. Il avait subi, quinze jours plus tôt, une attaque cardiaque. Hospitalisé à Parney dans un état critique, il se mit, dès qu’il se sentit mieux, à harceler son entourage pour sortir. «Il parlait de faire le mur», raconte sa fille. Me Khellili, en permission la semaine dernière, devait revenir à Parney pour une coronographie mais il décida subitement de prendre l’avion pour Paris où des amis l’avaient invité à poursuivre ses soins intensifs. Zoulikha, son épouse, l’accompagnait dans ce dernier voyage.
Moudjahida comme lui de la wilaya 4 où ils s’étaient connus et mariés, elle répond, dans un portrait de son mari signé de Ghania Mouffok dans Libre Algérie à l’autonome 1998, à la question de savoir quel était le trait de caractère qui le distinguait le plus: «Il est têtu». Pourtant le parcours romanesque de ce coureur de fond de la justice ne manque sûrement pas d’autres qualités. Décoré pour actes se bravoure durant la guerre de libération nationale, il était exceptionnellement courageux. Radié des effectifs de la DGSN en 1972 parce qu’il y dénonçait toutes sortes de dérives, il était totalement incorruptible. Engagé corps et âme dans la défense des droits de l’homme et des pauvres en général, il n’a jamais pris d’argent pour les affaires de «hogra», il était infiniment généreux. Me Khellili était connu pour l’avocat qui ne refusait jamais une affaire d’atteinte aux droits humains, aux libertés.
Pour Me Ali Yahia Abdenour, président de la Ligue de défense des droits de l’homme (LADDH), qui l’a connu en 1991, son confrère «s’est tout simplement sacrifié pour les droits de l’homme. Il a pris sa tâche à coeur. Il ne s’est jamais ménagé. Il était diabétique mais il passait des journées entières au tribunal, ne mangeait pas aux heures. Il a dépensé des sommes énormes à aider les gens en fax et en déplacements. Il ne prenait jamais d’argent pour ces affaires-là. Il a lutté sur tous les plans, celui du fonctionnement de la justice, des atteintes de l’administration, de la défense de la liberté de la presse. Il faut garder de lui le souvenir d’un homme qui a lutté jusqu’à son dernier souffle pour la dignité humaine».
Le destin de Mahmoud Khellili est une caricature de fusion avec l’histoire ulcérée de son pays. Né à El-Harrach, près d’Alger, le 1er février 1935, «il rêvait à 18 ans de devenir musicien ou homme de théâtre», comme le rapporte son portrait de 1998. Il sera combattant de la révolution à partir de 1958 et officier de liaison et de renseignement à l’indépendance. La maison familiale est plastiquée par l’OAS en 1962. «C’est par devoir», qu’à l’indépendance, il s’engage dans la police. Très vite, il se distingue par son intransigeance sur le respect des lois de la République. La nuit du coup d’Etat du 19 juin 1965, il refuse de remettre le commissariat du Cavaignac, à Alger centre, aux gendarmes. «Je me soumettrais demain à l’autorité légale qui se présentera» leur dit-il. Ahmed Draïa, le patron de la DGSN, lui fera le reproche d’avoir failli compromettre le «redressement révolutionnaire» dont il était un membre actif. Plus tard, commissaire principal à Alger, Mahmoud Khellili découvrira que la police est retournée aux pratiques de la torture. Il affiche sa désapprobation et se retrouve muté à El-Asnam (Chlef). Sa vie professionnelle est très mouvementée car nulle part il accepte de fermer les yeux sur les dérives de l’Etat. Il dénonce des enrichissements illicites dans l’administration et la police, se retrouve séquestré par des hommes de Ahmed Draïa et obtient sa libération par un coup d’éclat digne de l’impénitent baroudeur qu’il est alors: «J’ai avalé un tube de médicament devant mes responsables. Le ministre de l’Intérieur Ahmed Medeghri l’a appris et a ordonné que l’on me relâche». Mahmoud Khellili finira par être radié de la DGSN en 1972 mais non sans avoir entraperçu sa nouvelle voie dans la vie. En effet, il a été, lors de l’une de ses multiples affectations «punitives», envoyé à la délégation judiciaire de la police. «Ce travail le passionne. Et c’est là qu’il pense devenir avocat». Il prête serment en 1976 et se lance dans son nouveau métier avec la même quête de justice qui le soulève. Ses engagements sont alors à la mesure de son incroyable énergie. Il est de tous les combats pour le droit. Il se bat dans la profession afin de faire respecter les droits de la défense et lance le premier syndicat des avocats. Il est de plus en plus souvent l’avocat des citoyens qui ont subi un déni de justice. Services de sécurité, administrations, ministères: les institutions de l’Etat n’avaient qu’à bien respecter la loi qu’elles étaient censées incarner. Son parcours atypique le met en dehors des mouvances politiques qui sont à l’origine de la naissance des ligues des droits de l’homme. Mais Me Khellili s’avère plus endurant pour traquer la torture et les atteintes. Lorsque les événements se compliquent à partir de 1991, et que de nombreux démocrates désertent trop facilement le camp de la défense des droits de l’homme car l’heure est à la répression des islamistes, Me Khellili, lui, se révèle égal à lui-même. Il n’y a pas de sous-citoyen. Ni l’affaire Bouyali ni la défense des dirigeants du FIS ne le désarçonnent de ses convictions. C’est d’ailleurs le moment de son rapprochement de la LADDH de Me Ali Yahia. Me Khellili conserve toutefois un permanent caractère d’indépendance. Il travaille à l’instinct. Celui d’un homme d’une sensibilité à fleur de neurone à l’injustice.
C’est donc naturellement que son cabinet d’El-Harrach deviendra à partir de 1996 l’un des deux points de refuge des familles de disparus à Alger. Il était déjà celui des licenciés économiques. La fin du tabou sur les disparitions forcées lui doit beaucoup. Il transmettait les dossiers qu’il avait recueillis à toutes les ONG humanitaires «sans autre calcul que celui de faire la lumière sur des drames humains». Avec Me Mohamed Tahri à Kouba et avec l’aide de la LADDH, Me Khellili deviendra durant plusieurs années, emblématique de la recherche de la vérité et de la justice pour des centaines de parents de disparus. C’est d’ailleurs elles, avec sa famille qui, les premières, souffrent aujourd’hui de sa disparition.
Mme Bouabdellah, la mère du journaliste de El-Alem Essiassi enlevé en 1996, a évoqué en terme de «catastrophe» le sentiment de détresse qui s’est abattu, à l’annonce de sa disparition, sur ceux qui savaient combien Me Khellili était précieux pour leur quête.
Au tournant de la décennie, Me Khellili a désavoué l’évolution organisationnelle du mouvement des familles de disparus. Il a notamment critiqué le fonctionnement de S.O.S. Disparus. «L’intrusion des ONG internationales a enfanté des tensions supplémentaires dans ce mouvement», explique Daïkha Dridi, notre consoeur, qui a beaucoup travaillé sur ce dossier. Me Khellili a dénoncé les ingérences. Mais pas un militant des droits de l’homme, pas un parent de disparu ne lui en a un jour tenu rigueur. Il était respecté comme une icône.
Une icône qui refusait le piédestal qui lui était promis. Me Khellili a marché jusqu’au bout, son cabinet toujours plein de ces gens pauvres qu’il aimait, qui étaient son humanité. L’hiver dernier encore des familles aux revenus modestes étaient expulsées de leur location à Alger. La presse s’en était émue. Qui était leur avocat ?